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Ducumentu
Una girandulata pè a Corsica

1. Jamais, au grand jamais la certitude du contour des îles ne pourra abolir la plénitude de leur territoire intérieur.
Que celui-ci n’aille pas cependant disqualifier la guirlande que l’errance déroule de plage en plage, de port en port, et d’échappées que le regard ménage dans la chair des collines pour pénétrer, bien au-delà, jusqu’aux pics où le mouflon joue avec l’éclat insoutenable du soleil et la lumière blafarde du disque lunaire.

2. Nous allons, guidés par la blancheur des roches, i Rucchi Cianchi di Bunifaziu, et nous longeons des rochers ronds, des croupes de dauphins pétrifiés. La pierre est si légère, saisie au fil de l’eau dans une course où l’image saute joyeusement et restitue la vie à des spectacles d’ordinaire filmés dans la posture hiératique d’une statuaire rude et sauvage !

3. La côte a trop d’attrait pour que l’on puisse s’en détacher ; nous la longeons donc, dans un tressaillement de couleurs entre rouges et bleus, franchissant caps et promontoires... De temps en temps nous surprend l’avancée majestueuse d’un car ferry tout blanc... ou d’un pin qui se dresse, improbable, sur les aplats, bleus, du ciel...

4. Et qu’on n’aille pas me dire que la fréquentation passionnée des rivages marins oblitère la recherche attentive des routes et sentiers qui serpentent vers les cimes, font la halte dans quelque vallée ombragée où se recueillent des clochers ancestraux entourés de pins, de cyprès ou d’oliviers, et s’en vont à quatre pattes dénicher les joyaux des fleurs discrètement déposées dans des taillis tout verts.

5. L’appel de la côte et de l’itinéraire maritime ne s’interrompt pourtant jamais bien longtemps et ma rêverie rejoint... comme disaient les Anciens... la plaine liquide. Je longe la côte et les édifices que la piété des Corses a semés le long des plaines ou, plus généralement, dans l’abri de petites vallées moins visibles à partir du large. Certaines de ces églises par leur taille et leurs ornements témoignent de la succession des courants et des styles à travers une histoire d’invasions mais aussi d’échanges et de diversité culturelle.

6. De loin en loin, une des tours qui ceinturaient autrefois l’ensemble du littoral ramène le souvenir des incursions pirates et de la course en mer.

7. Il vaut mieux regarder du côté de la voile que gonfle le rêve à mesure que nous approchons de la zone Scandula Ghjirulata.

8. Il vaut mieux se préparer, car on raconte que les émotions esthétiques, comme les autres mouvements de l’âme, quand elles sont très fortes, peuvent tuer. On ne sait au juste si c’est bien là la cause de plusieurs morts restées inexpliquées, mais je serais pour ma part enclin à penser qu’il y a du vrai dans le bruit qui court ici à ce sujet. Je n’ai en effet jamais pu m’aventurer dans ces parages sans ressentir un profond émoi.

9. Plus j’y repense en voyant ces formes et dessins sculptés dans les masses de pierre volcaniques pénétrées d’eau d’un bleu intense et tout ourlées de coraux, de lichens et de gorgones, plus je me dis que les légendes qui racontent comment hommes et divinités ont été pétrifiés sont vraies !

10. La contemplation des merveilles sculptées dans la roche et disposées dans les paysages naturels ne doit cependant pas nous détourner à tout moment de ce que l’histoire a sédimenté sur tous les lieux de vie. Si les villes conservent avec amour et fierté le dépôt des monuments haussés à la gloire de personnalités d’exception que la mémoire exalte plus volontiers que le remarquable ténacité du paysan attaché à faire donner au sol le meilleur fruit au moment le plus propice, nos campagnes ne manquent pas de nous rappeler l’histoire du peuple de ces lieux. De l’espace ajaccien où se cristallise le souvenir de la constellation napoléonienne jusqu’aux pointes septentrionales du Capicorsu s’étend, sans discontinuité, la trace d’une civilisation attentive à se perpétuer.

11. De la tour génoise à l’éolienne, par-dessus les persistances d’un maquis dense et luxuriant dont la moindre touffe attire le regard, puis le retient et le sublime, métamorphosant irrésistiblement le promeneur en peintre pour exécuter l’impossible tableau qui reproduirait exactement tant de beauté !

12. Longtemps encore le rêve s’étirera revenant inlassablement aux sites visités pour s’assurer qu’il est possible d’entrer dans ces terres, d’en parcourir les territoires intérieurs et les équilibres protégés, en retenant son souffle car ici l’éternité paraît si disponible qu’on ne saurait y croire tout à fait.

13. Et ce n’est pas la baie de Calvi, touchée au moment où le soleil se couche et renaît sans cesse, qui pourra mettre un terme au périple car ici le souvenir de la Grande Navigation y prend un nom majestueux. Demain, le soleil levant l’inscrira dans les frémissements des voiles qui se tendent....