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Ducumentu
Aleria : une histoire dans l’actualité (1)

Extrait de Paul SILVANI

Corse des Années Ardentes (1939 – 1976)

p.228 à 232

EDITIONS ALBATROS
14, rue de l'Armorique -PARIS XVe

Edition Iris 1971/1975

UN JOUR D'ETE, A ALERIA

Jeudi 21 août 1975. Un jour d'été comme les autres pour deux ou trois centaines de milliers d'estivants, Corses ou non, que l'on ren­contre sous le chaud soleil des plages ou les frais ombrages de la montagne. Peu d'entre eux, à vrai dire, prêtent attention à une information que la radio véhicule à partir de 11 heures : un groupe d'hommes armés, conduit par le docteur Edmond Simeoni, occupe une cave viticole en Plaine orientale. « Une bande d'une cinquantaine d'hommes armés de fusils-mitrailleurs », précise un communiqué du ministère de l'Intérieur. Dans la soirée, au fur et à mesure que parviennent de plus amples informations, et le lendemain matin, l'opinion est très divisée sur la nécessité et l'opportunité, pour l'ARC, de s'être lancée dans une opération de cette nature. Les uns approuvent, les autres, tout aussi nombreux, désapprouvent. Beaucoup s'interrogent, cepen­dant étonnés de savoir qu'un homme aussi conscient de ses responsa­bilités qu'Edmond Simeoni se trouve à la tête du « commando ».

Alors, pourquoi la cave Henri Depeille, à Aleria ? « Parce qu'Aleria est en plein centre d'une région à colonisation intense ; parce que Depeille est au centre d'un scandale financier dans lequel sont également impliqués, Juncqua, Cuaz et Siégel. Un scandale que l'administration et les banques s'emploient à étouffer, au détriment des petits propriétaires », déclare Edmond Simeoni. Et quel est l'objectif de l'ARC ? « La libération de Dominique Capretti (militant qui avait eu maille à partir avec la police, à Ajaccio, quelques jours avant le congrès de Corti II) qu'on garde en prison alors que les escrocs sont en liberté ; l'arrestation des escrocs et la saisie conservatoire de leurs biens ; la redistribution, sous forme communautaire, des 2 000 hectares et des caves des escrocs aux agriculteurs locaux les plus défavorisés ».

Dans l'ouvrage « Le piège d'Aleria », qui sera publié en décembre, Edmond Simeoni affirme :     « occuper la cave, c'était accomplir un acte de salubrité publique en braquant les projecteurs de l'actualité sur le scandale, pour obliger l'Etat à appliquer la loi ».

Voici en tout cas les projecteurs braqués sur le scandale, et bien braqués ! Si ce n'est pas nouveau, c'est totalement différent. Car le scandale du vin, en fait, a éclaté en 1961-62. La Corse n'était alors riche que de quelque 6 à 7 000 hectares de vignoble, produisant environ 200 000 hectolitres par an. Elle en avait possédé 30 000 au lendemain de la Grande guerre, que le phylloxéra, ici comme ailleurs, avait ravagés. Pour pallier les difficultés des viticulteurs, le Parlement avait en'' 1926 voté une loi autorisant la chaptalisation sur l'ensemble du territoire national puis, progressivement, en avait abrogé les dispositions dans les pays du sud de la Loire. La Corse, dont le vignoble n'avait pas été reconstitué, et qui bénéficiait, de surcroît, d'une législation particulière — héritage des fameux décrets du P Empire — avait été oubliée. La mise en valeur progressive de la Plaine orientale, l'arrivée des rapatriés d'Algérie, la prise de conscience des agriculteurs insulaires et les retards apportés dans l'irrigation des terres défrichées avaient pour conséquence majeure la plantation de vignes de préférence à d'autres spéculations. Corollaire inévitable : le choix d'encépagements à haut rendement et la production de moûts de 7 à 10 degrés. Des moûts qui, la loi le permettait expressément, pouvaient être enrichis par simple adjonction de sucre et portés à 12 ou 13 degrés. Dès lors, forts de leur expérience, les rapatriés pouvaient se lancer à la conquête des marchés français et faire prendre aux vins corses le relais de la production algérienne. Car dix ans plus tard, en 1971, la superficie du vignoble atteignait 30 000 hectares et la production 1 500 000 hectolitres. Grâce à la chaptalisation, contre laquelle les viticulteurs du Midi lançaient une offensive victorieuse, aidés par les petits viticulteurs corses enfin admis aux appellations d'origine contrôlée, il était établi par un rapport très officiel qu'avec du sucre et des œnologues, on produisait artificiellement autant de vin qu'avec 12 000 hectares de vignes.

Les textes législatifs abrogés, le problème demeure : 40 millions de manque à gagner si la loi est appliquée ! En 1972, on ferme les yeux. En 1973, voici les premiers remous et les inspecteurs de la brigade nationale des fraudes, tandis que l'on introduit dans l'île et du sucre en fraude et des moûts concentrés d'Italie en bonne et due forme. Le 26 février 1974, le « vin corse » est à la « une » de tous les journaux et les commentateurs de la télévision en font des gorges chaudes. Songez donc, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, songez qu'en Corse on sait (aussi) fabriquer du vin sans raisin ! Il suffit pour cela de produits chimiques — glycérine, acide sulfurique, oenocianine — de sucre et d'eau ! En attendant le procès des « chimistes du vin », qui viendra fin décembre 1975 et début janvier 1976 devant le tribunal de Bastia (les fraudeurs seront naturellement condamnés par application du Code pénal), le scandale éclabousse les producteurs de vins corses d'AOC et VDQS, les négociants qui commercialisent le « Vin corse », mais ne pénalise guère ceux qui tirent profit de la vente de vins de coupage.

17 juillet 1975. L'affaire des vins falsifiés rebondit à la suite du dépôt de bilan de COVIREP, société continentale qui commercialise une partie des vins insulaires. L'ARC tient conférence de presse, explique comment « les grands colons du négoce n'ont plus voulu ap­paraître en première ligne », laissant le soin à COVIREP « d'agir à leur place, servant ainsi d'écran et de couverture ». Mais le système de « cavalerie financière » mis sur pied s'effondre avec le dépôt de bilan. Conséquence : les producteurs ou vinificateurs corses qui ont reçu des effets de commerce ne seront pas payés s'ils les ont conservés en portefeuille, ou bien devront rembourser les banques lorsqu'ils les ont présentés à l'escompte. Arriti consacre le 25 juillet deux pages au scandale sous le titre évocateur : « Vinaccia : colons fora ! » (vinasse : colons dehors D. A Corté, le 17 août, Christian Mondoloni parle longuement de « la politique agraire colonialiste de l'Etat français », de l'aide prioritairement apportée aux rapatriés et de l'effondrement d'une politique « économiquement aberrante » qui, dit-il, « risque de ruiner cinq à, six cents petits et moyens viticulteurs et de servir d'alibi à une nouvelle politique de récupération des terres à très bon compte, bien entendu au détriment des Corses ».

La FDSEA, de son côté, ne reste pas inactive. Elle dénonce elle aussi le scandale et les trafics. Le 19 août, en plein boulevard Paoli, à Bastia, des camions transportant des moûts concentrés italiens sont bloqués et leur chargement répandu sur la chaussée.

Aleria, 21 août, 7 h. 15. Edmond Simeoni et sept militants de l'ARC occupent la cave Depeille, bâtie à l'écart de la route nationale. Ils sont « armés de fusils de chasse », en vue  « d'illustrer symboliquement la détermination de l'ARC de donner un tour plus grave à ses

mises en garde contre l'attitude systématiquement négative des pouvoirs publics ».             10 h. 30. Première conférence de presse d'Edmond Simeoni : « Notre action aujourd'hui n'est pas dirigée dans le sens d'une modification des institutions (...) Nous demandons justice sur un point très particulier ». Suit le programme projeté : réunion des socio-professionnels le vendredi 22 à 15 h. 30 pour dégager une ligne d'action commune ; conférence de presse le samedi 23 à 10 heures ; grand meeting populaire le dimanche 24 à 16 heures. Le responsable de l'opération précise ensuite aux journalistes : « nous ne resterons que trois jours ». 11 h. 30. Délégation de la FDSEA conduite par son président, Ange-Xavier Armani, reçue par le préfet. Elle demande d'une manière pressante, eu égard à l'affaire d'Aleria, la création d'une SAFER (vieille revendication du syndicalisme agricole. La société d'aménagement foncier et d'établissement rural, contrôlée par l'Etat, bénéficie d'un droit de préemption sur l'acquisition des terres. Elle pour but d'empêcher la spéculation immobilière et de permettre une meilleure répartition des terres). Les pouvoirs publics ont constam­ment refusé d'envisager une telle éventualité. Gabriel Gilly confirme : « à l'heure actuelle, cela ne servirait à rien ». 16 heures. Par ordre su­périeur, la cave occupée est téléphoniquement isolée. 19 heures. Com­muniqué préfectoral diffusé par la radio :       « Au congrès de l'ARC à Corté ont été dénoncés certains scandales sur le vin et des poursuites sont effectivement en cours. Mais ce qui a été soigneusement caché, c'est la collusion entre la première société ayant déposé son bilan et certains dirigeants de l'ARC ». Dès le lendemain matin, Max Simeoni réplique en annonçant une plainte en diffamation contre le préfet. 

    Vendredi 22 août. A l'aube, la cave est bouclée par un important dispositif (1200 CRS et gendarmes mobiles, transportés par hélicop­tères et camions, disposant en outre d'automitrailleuses blindées). 6 heures. Première sommation, suivie d'un stratagème de prise d'otages (deux militants de l'ARC) puis de prise réelle d'otages (quatre ouvriers nord-africains, qui seront remis en liberté avant l'assaut). Pour Edmond Simeoni et ses amis, qui sont maintenant au nombre d'une, douzaine, il s'agit de gagner du temps. 11 heures. Entrevue entre Jacques Guérin, sous-préfet de Bastia, qui dirige sur place les opérations de maintien de l'ordre, et Edmond Simeoni. 11 h. 30. Conférence de presse du préfet Gilly à Ajaccio : « le sous-préfet a invité la bande armée à déposer les armes. En contrepartie d'une vérification d'identité, ils pourraient sortir libres, sans arrestation immédiate. La justice sui­vrait ensuite son cours ». Dans l'après-midi. Edmond Simeoni s'entretient à nouveau avec de nombreux journalistes, les socio-professionnels à la « Clé des chants ». Le dispositif des forces de l'ordre reste en place, mais à distance plus grande que le matin. L'accès à la cave reste libre. Les militants sont au nombre de vingt à vingt-cinq. A l'extérieur, beaucoup de curieux. 14 h. 30. Jacques Guérin est informé par Roland Simeoni que les socio-professionnels vont lui apporter des éléments de négociation. « D'accord, répond le sous-préfet. Mais avant 15 h. 55 ». La délégation de six membres se présente quelques instants avant l'assaut, franchit normalement un barrage, est arrêtée au second. Ange Poli, président du CDJA, demande à être personnellement reçu par le sous-préfet. Il parcourt une vingtaine de mètres et reçoit une balle au mollet. C'est le premier blessé d'Aleria. 16 heures. Première sommation : « l'assaut va être donné ». 16 h. 10. Deuxième sommation 6 h. 15. Assaut. Grenades lacrymogènes, coups de feu. 16 h. 20.   Edmond Simeoni hisse le drapeau blanc. Il demande une trêve pour permettre l'évacuation de Pierrot Susini, l'un de ses camarades, qui a eu l'avant-pied droit arraché « et pas, dit-il, par une grenade lacrymogène ». Deux gendarmes, Michel Hugel et Jean Giraud, sont mortellement blessés. 16 h. 45. Dernière entrevue Edmond Simeoni-Jacques Guérin.         17 heures. Le leader autonomiste s'est constitué prisonnier. Ses camarades ont quitté la cave sur des camions, avec leurs armes. Un hélicoptère emporte Edmond Simeoni vers son destin. La ferme est noyée dans un nuage de fumée. La foule veut forcer les barrages.

Elle entonne l'Innu cousu et le Dio vi salvi, Regina. Les huit hélicoptères Puma déposent de nouveaux renforts. Dans la nuit, la cave Depeille est incendiée et Bastia connait des heures de violences.

Deux déclarations parmi les milliers d'autres qui vont être enregistrées pendant les jours et les semaines à venir :

       Edmond Simeoni : « Je déplore la mort des deux gendarmes com­me je déplore nos blessés. Ils sont victimes de la totale intransigeance du pouvoir, désireux seulement de protéger les escrocs de la vinasse. Je me constitue prisonnier pour éviter une autre effusion de sang et assumer pleinement mes responsabilités ».

Michel Poniatowski, ministre de l'Intérieur : « Deux gendarmes ont été tués vendredi, par des armes de guerre et plusieurs autres blessés, après que toutes les tentatives de conciliation avec le groupe armé d'Aleria eurent échoué. Les responsables de l'ARC ont donc réus­si leur dessein criminel, en faisant couler le sang en Corse. Ils l'avaient clairement annoncé et souhaité, à la tribune de Corté, le 17 août. Malgré les appels renouvelés des autorités, les incitant à rentrer dans la légalité, ils ont préféré l'affrontement et le meurtre. Leur entreprise insensée, qui vise à rompre l'unité nationale, ne saurait en aucun cas être tolérée. Elle déboucherait, en outre, sur de graves désordres qui compromettraient dangereusement l'avenir de ce département français auquel ont été et seront consacrés d'importants efforts. Le gouvernement n'admettra pas que la loi nationale soit défiée. Toutes les mesures nécessaires seront prises à cet effet ».

Jacques Chirac, qui se trouve en Corrèze, fait une déclaration semblable à celle de son ministre. A Ajaccio, Gabriel Gilly lance un appel à la raison, confirme la fermeté des pouvoirs publics à l'encontre des « insurgés », mais annonce aussi : « Toutes les réformes nécessaires seront menées à bien et pour commencer la création d'une SAFER. Une meilleure répartition des terres est en effet indispensable. Seule la légalité peut l'obtenir et le gouvernement est prêt à favoriser toutes les formes de renouveau de l'agriculture corse ». FDSEA et CDJA commentent : « pourquoi a-t-il donc fallu que la création de la SAFER soit entachée de sang ?...»

Le retentissement des événements d'Aleria est considérable. Il va être plus encore amplifié le 27 août, lorsqu'au lendemain de dix in­terpellations, le conseil des ministres prononce la dissolution de l'ARC. Valéry Giscard d'Estaing qui, assure-t-on, a été profondément ému par ces « douloureux événements », déclare qu'ils doivent « nécessai­rement être sévèrement sanctionnés » mais ajoute : « Nous devons simultanément dire à la population corse qu'elle bénéficie de mon af­fection et de la considération de la communauté française à laquelle elle appartient ». A Bastia, la dissolution du mouvement et l'arrivée de nouveaux renforts par la voie maritime créent un climat rarement connu de tension. Dans la nuit, c'est l'émeute, sinon la bataille rangée. Le sang coule de nouveau : un mort, le CRS Serge Cassard ; dix-huit blessés, dont dix hospitalisés. Plusieurs arrestations, des scènes de pillage, des plasticages, une ville en état de siège pendant plusieurs heures.

28 août. La cour de sûreté de l'Etat est saisie de « tous les faits reprochés aux émeutiers»