Versione :

Ducumentu
Les églises baroques de Corse

LES EGLISES BAROQUES DE CORSE

A la découverte d'un langage oublié, Nicolas MATTEI, DCL éditions 2000, pages 3 à 12

LE CONTEXTE HISTORIQUE, SOCIAL ET ARTISTIQUE EN CORSE À LA FIN DU XVIe SIÈCLE

La floraison baroque insulaire n'est pas le fruit d'une génération sponta­née mais s'épanouit sur un substrat qui lui préexiste et conditionne son éclosion. Certaines de ces conditions relèvent de la seule île, d'autres dépendent d'un contexte bien plus large, l'Europe entière mais plus par­ticulièrement la péninsule italienne.

LE CONTEXTE HISTORIQUE

Durant la période baroque, les XVIIe et XVIIIe siècles pour l'essentiel rap­pelons-le, mais encore la fin duXVIe, en Italie au moins, la Corse va connaître un siècle et demi de paix, relative certes, mais qui tranche sur les troubles sanglants et incessants qui précédèrent.

En 1569, avec la mort du chef corse, puis le rembarquement de son fils, prennent fin les guerres de Sampiero. Elles durèrent seize années avec de très brèves interruptions et ne furent que le point d'orgue d'une période des plus agitées. Dès 1555, la Corse était pratiquement devenue française, mais le traité de Cateau-Cambrésis, qui donnait à la France les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun en compensation de son désen­gagement dans l'île, et la cession de cette dernière à l'institution écono­mique et financière, la banque de Saint-Georges, par l'institution politique de la République de Gênes avaient rallumé la révolte.

À partir de 1562, la République reprend graduellement l'administration de la Corse à la sinistre banque. Elle dote les habitants de nouveaux statuts juridiques qui se veulent plus libres. Ces statuti civili e criminali dell'isola di Corsica seront, il convient de le rappeler, maintenus de la conquête française à la Révolution à la demande des Corses eux-mêmes.

Le Gouverneur de l'île, résidant à Bastia, ses vicaires et lieutenants sont obligatoirement génois mais le peuple peut élire ses représentants pour gérer les affaires communales. Il doit cependant, en matière de garanties, se contenter de l'honnêteté supposée des fonctionnaires ligures. Malgré tout, le progrès par rapport au passé récent est de taille.

Sur le plan religieux, la République de Gênes écarte les Corses de la nomination au rang d'évêque. II convient de préciser qu'elle n'a pas le droit de nommer les prélats mais seulement d'exclure ceux qui ne lui conviendraient pas. Elle soutient néanmoins le clergé et ne lui refuse jamais, ou presque, le bras séculier.

Dans le même temps, la sécurité de la navigation en Méditerranée s'est accrue de manière sensible. La fameuse bataille de Lepante, entre chré­tiens et musulmans, a laissé des traces desquelles les seconds n'arrive­ront pas à se relever. Tout n'est pas rose et les organisations de rachat de captifs auprès des Maures, comme les frères de l'ordre de la Merci de saint Pierre Nolasque, ou les Trinitaires de saint Jean de Matha, en sont la preuve. Le progrès est néanmoins, dans ce domaine encore, très sen­sible.

Les Corses sont d'ailleurs de plus en plus nombreux en Italie. Le cha­noine Casanova indique qu'il y a environ 500 insulaires à Rome en 1741 avec une large majorité d'ecclésiastiques. Ils y ont une église, partagée avec les Sardes et les marins naviguant sur le Tibre, Saint-Chrysogone d'Aquilée. La visite pastorale de Monseigneur Saluzzo, en 1740, men­tionne les noms des religieux de la paroisse visitée qui exercent en Italie. Ils sont quatre dans ce cas à Belgodere, à Speloncato, deux à Muro et à Ville di Paraso. L'inventaire de l'église de l'Annonciation de Muro, daté de 1780, indique que le tableau de l'autel majeur, figurant l'annonce faite à Marie, a été modernamente fatta (l'ancona) in Roma. S'ils sont surtout à Rome, d'autres villes péninsulaires les accueillent volontiers : Lucca, Ferrara, Venezia, Padova, etc.

Les militaires corses sont très présents dans « la botte ». Citons les noms de Romano Murati, du village de Murato, au service de la Répu­blique de Venise et de Pasquale Paoli à celui de Naples. Certains portent les armes pour Gênes. La garde du pape était, jusqu'en 1662, composée de militaires insulaires qui seront évincés après une rixe avec des soldats de Louis XIV.

LE CONTEXTE SOCIAL

Nous traiterons essentiellement du contexte social religieux pour lequel nous disposons de l'abondante correspondance de saint Alexandre Sauli, évêque d'Aleria et bâtisseur de la première cathédrale de Cervione, aujourd'hui remplacée par l'actuelle du début du XVIIIe, adressée à saint Charles Borromée, évêque de Milan et Barnabite comme lui.

Le constat est sans équivoque.

Sur le plan intellectuel règne l'ignorance la plus totale. Selon Monsei­gneur Alexandre Sauli, les prêtres du diocèse d'Aleria, mais la remarque est valable pour la totalité de l'île, « n'ont pas de lettres » et n'entendent pas le latin. Nombreux sont ceux qui ne savent pas lire, molti ancsi non sanno leggere. Dans ses constitutions diocésaines il va plus loin en affir­mant, en 1571, qu'il vit dans un pays où n'existe pas l'hérésie, celle des réformés donc, puisque les habitants ne connaissent rien aux choses de la foi (dove non è eresia poiche neanco non si intendono le cose della fede). Souvent le ton du saint prélat indique un désespoir auquel il serait près de céder sans une conscience aiguë de sa mission. Saint Alexandre n'est pas le seul à déplorer cet état de fait. Le père jésuite Landino et le gou­verneur Lamba Doria se plaignent de la même façon. D'autres Jésuites repèrent des tares identiques dans la campagne de Rome, de la Campanie, des Pouilles, au point que cet ordre, qui prêche la religion du Christ aux Indes, en Amérique et en Chine, inventera la notion d'« Indes de l'intérieur » pour qualifier cette sorte de quart-monde.

Sur le plan des moeurs tout semble possible à ces hommes d'Église. L'habit ecclésiastique est rarement porté. Saint Alexandre n'a pas de mots assez durs envers les prêtres qui vont à l'autel avec des « habits couverts d'immondices ». II est contraint de détailler l'habit qui convient. Il se sent obligé d'imposer le noir — proibiamo e vietiamo tutti gli altri colori -, de définir la longueur de la soutane. De dures sanctions pécuniaires sont prévues qui peuvent aller, en cas de récidives, jusqu'à la privation du bénéfice. L'évêque d'Aleria est contraint de rappeler des évidences incon­nues dans le Regno di Corsica.

Un autre problème est le concubinage des prêtres. La Corse, sur ce point, n'est un cas que par l'extrême fréquence des infractions. Dans le chapitre IX de ses constitutions, intitulé Del non tenere concubine, l'évêque évoque saint Paul qui demandait aux hommes mariés de s'abs­tenir de l'union des chairs durant les jours plus particulièrement consa­crés à la prière. En conséquence, il demande aux clercs, i qualli hanno per uffizio proprio essere assidui nelle orationi, de pratiquer l'abstinence la plus totale. Les sanctions sont sévères. II prévient tutti i pretti, a quelli saranno trovate in case o concubine o donne sospette qu'ils feront l'objet de sanctions pécuniaires importantes. Des récidives répétées conduiront à l'excommunication.

Les hommes d'Église ne le cèdent en rien à leurs ouailles pour ce qui est de porter des armes. Saint Alexandre a beau prendre une nouvelle autant que sainte référence, saint Ambroise en l'occurrence, dire que le armi de chierici sono le lagrime e le orazione et interdire, par suite, de portare qual­sivoglia sorte d'arme, il n'a que peu de chances d'être entendu. II faut recon­naître qu'en raison des difficultés du pays, des dispenses s'avèrent rapidement nécessaires, salvo quando cavalcano o vanno in loghi sospetti di nemici, ovvero de Turchi. Une licence de port d'armes peut être accordée, signée du Gouverneur et de l'évêque. Elle est nécessaire pour que les bandits ne puissent faire le mal en se faisant passer pour des clercs!

Les armes font à ce point partie des habitudes que de nombreux prêtres célèbrent la messe armés ou peu s'en faut,... con arme all'altare come saria archibuggi, ovvero con arme inastate ivi vicino. Bien entendu, les morts d'hommes sont courantes et les curés n'y échappent pas.

La simonie est fréquente. Elle se pratique sous forme d'interventions de personnages importants, principali ou signori, auprès de l'évêque lui-même ou de ses domestiques afin de faire attribuer un bénéfice à telle personne plutôt qu'à telle autre. L'acceptation d'un bénéfice sera désor­mais précédée du serment manuscrit lo giuro di non havere dato ne fatto dare, ne saper che da altri, a mio nome, sia stata data, ne in qualsivogli modo da me, o da altri, sia promessa alcuna cosa temporale per ottenere il presente benefizio. Un tel luxe de précautions, rapporté à la sainteté d'Alexandre Sauli, devient gênant. L'évêque d'Aleria est contraint, pour la bonne cause, de s'abaisser au niveau de ses administrés.

Enfin les curés de l'époque sont des girovagues invétérés. L'obligation de résidence, réaffirmée par le Concile de Trente récemment, semble une notion inconnue. Alexandre Sauli ordonne aux curés de rester près de leurs brebis pour les soigner (curare) et les nourrir (pascere) de la parole de Dieu. Un délai d'un mois est accordé pour se mettre en conformité. Passé ce temps, les sanctions graduées habituelles seront appliquées. Cependant, eu égard à l'ignorance des prêtres, une autorisation d'ab­sence est accordée pour la « formation ». Concediammo licenza... attesa la ignoranza de'sacerdoti... che per sei mesi possino stare dove stara la nostra personna, acciochè possino essere istrutti in tutte le cose più neces­sarie alla cura et governo dell'anima.

L'état des bénéfices est tout autant préoccupant. Le curé ne pouvait exploiter lui-même les terres de son église. Il devait les confier à un laïc avec lequel il passait un contrat, le livello. Cet ancien système de baux perpétuels conduisait peu à peu les exploitants, de génération en géné­ration, à finir par se considérer propriétaires et à tenter de spolier l'Église. Le curé dépouillé n'avait que peu d'envie de réclamer le bien de son église per paura di essere ammazzato... tanto sono maligni li uomini di questi luoghi.

Peu à peu la plupart des bénéfices ecclésiastiques étaient devenus si pauvres, di cinquanta a sessanta lire, que se rendre à Rome pour se les faire confirmer n'était plus rentable. L'impétrant les recevait de l'Ordi­naire de l'évêché. Ces bénéfices étaient, de plus en plus, distribués sans grand souci de justice.

L'état matériel des bâtiments laisse tout autant à désirer.

En 1553, le Gouverneur Lamba Doria, écrivant à Ignace de Loyola, s'in­dignait de voir que les églises cathédrales des diocèses de Corse étaient  « pleines d'herbes et de serpents».

Celles des paroisses rurales sont dans un état encore plus lamentable. Elles servent souvent de maison du peuple, selon l'expression du cha­noine F.-J. Casta. Les hommes assistent à la messe armés, mais les curés ne la célèbrent-ils pas ainsi « parés », y courtisent les femmes, s'accou­dent à l'autel. On y signe des actes privés, on s'en sert quelquefois comme salle de bal.

II ne faudrait certes pas oublier qu'il en est de même — ou presque — en dehors de l'île et il n'est que de lire Rabelais et les Jésuites en mission dans l'Italie du sud et du centre pour s'en convaincre. Force est toutefois de constater que le tableau est particulièrement noir en Corse.

LES DIRECTIVES DU CONCILE DE TRENTE

Le Concile se clôt le 4 décembre 1563 après de nombreuses péripéties et peu après la signature du traité de Cateau-Cambrésis. On a parlé, à son propos, de synode de la nation italienne. Est-ce assez dire à quel point ses conclusions concerneront la Corse d'alors?

Elles stipulent que la Bible a subi des relectures des saints Pères de l'Église et que ce sont elles qui doivent être retenues au contraire de l'at­titude des réformés qui ne veulent connaître que la « Bible seule ».

Elles affirment le rôle bienfaisant des « bonnes oeuvres » que les protestants voyaient surtout comme des occasions fournies aux simo­niaques.

Le Concile « supplie » la Papauté de placer à la tête des diocèses des évêques « souverainement bons et compétents ».

Certaines directives, techniques et précises, seront d'une grande importance pour la Corse.

Les visites apostoliques commencent dans l'île, dès 1586, par celle de Monseigneur Mascardi, évêque de Mariana, en poste dans la cathédrale de l'Assomption de Bastia. Elles se poursuivront, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, avec régularité.

Les visites pastorales débutent à la même période. Monseigneur Sauli annonce à saint Charles Borromée, dans une corres­pondance du 18 mai 1570, qu'il débutera celle de son diocèse dès que les récoltes seront terminées. Dans un pays à la géographie physique dif­ficile et aux routes inexistantes, de montagne asprissime, se déplacer est ardu. Une visite pastorale dure souvent six mois pour un territoire qui ne couvre qu'un cinquième environ d'une île comptant cinq diocèses.

Dans une visite de ce type, l'évêque contrôle tout : état des églises, bénéfices, comportement des sacerdoti, instruction religieuse des enfants.

Le Concile recommandait la création de vicariats forains d'inspiration borroméenne. Une telle structure se plaçait au-dessus de la division en pieve, de telle manière que le pouvoir et les conseils épiscopaux, représentés par les vicaires forains, se rapprochent des lieux où les décisions doivent être prises. Ils sont nommés selon le jugement de l'évêque, ne doivent pas avoir charge d'âme mais se montrer un exemple pour les autres curés de leur vicariat dont ils contrôlent la manière de curer les âmes. Ils rendent compte de leurs observations et de leur action à l'évêque. Ces vicarij foranei sont prévus, dix ans après la fin du Concile, par les Constitutions de l'évêché d'Aleria.

Les synodes diocésains, autre obligation tridentine, devront se tenir annuellement. Dans sa correspondance de 1570 déjà mentionnée, saint Alexandre Sauli annonce la tenue prochaine du synode. Ces réunions concernent toutes les catégories du clergé et abor­dent tous les aspects de la vie religieuse. Propreté des temples, fermeture la nuit, non-aliénation des patrimoines, tenue des comptes et respect de la résidence sont à l'ordre du jour.

Les directives conciliaires, scrupuleusement appliquées, vont permettre, en quelques décennies, le redressement d'une situation catastrophique. Les hommes seront guéris de leurs tares, les temples seront reconstruits ou transformés dans le style au goût du jour.

STYLE DES ÉGLISES À L'ORÉE DU CONCILE DE TRENTE

Les premières réalisations baroques n'interviennent pas en Corse avant le début du XVIIe siècle. Aussi est-il bon de se demander quelles anciennes églises elles viennent remplacer ou améliorer? On ne crée pas ex nihilo mais avec un passé devant les yeux, que l'on s'y réfère ou que l'on s'en démarque.

Dans l'Europe entière, et en remontant le temps, on rencontre les arts renaissant, gothique et roman. L'art baroque va utiliser une syntaxe et un vocabulaire architecturaux en réaction contre ceux de la période pré­cédente, la Renaissance, elle-même s'érigeant en dogme contre le Gothique. Qu'en est-il en Corse?

Dans une île ou la Contre-Réforme n'est pas une réaction contre une hérésie absente (à cause de l'ignorance généralisée), l'art baroque ne peut se définir contre un art renaissant absent (à cause de l'état de troubles que la Corse a connu durant des siècles). L'architecture ne peut se développer que dans la paix et une richesse au moins relative. L'île, en sommeil spirituel lorsque se développent Réforme luthérienne puis Contre-Réforme, est dans un relatif sommeil artistique quand l'art baroque s'oppose à celui de la Renaissance et, sans doute, pour des raisons de même nature.

S'il semble que la Corse n'ait développé d'art gothique (Sainte-Marie Majeure et Saint-Dominique de Bonifacio) et renaissant (les Assomptions d'Ajaccio et Bastia) qu'à doses homéopathiques, il est clair que l'art roman l'a profondément marquée.

La thèse de Mme Geneviève Moracchini-Mazel dit l'essentiel sur ce sujet. Qu'il nous soit seulement permis d'insister sur un certain nombre de points qui nous paraissent capitaux.

Les dimensions sont relativement petites. L'église cathédrale du diocèse de Mariana de l'époque, dédiée à l'Assomption, la fameuse Canonica de Lucciana, ainsi surnommée parce que gérée, comme toute cathédrale, par un collège de chanoines, a une longueur de 33,6 m pour une largeur de 12,8 m. Sa surface intérieure est inférieure à 420 m2. L'église pievane d'une paroisse d'importance moyenne a une surface interne de 150 à 170 m2. Face aux futures églises baroques elles souffriront de la comparaison dans ce domaine.

Elles bénéficieront, à l'opposé, dans les inventaires paroissiaux des XVIIe et XVIIIe siècles, d'un préjugé favorable en ce qui concerne les tech­niques de construction. La stéréotomie de leurs murs, que refuse le baroque, impressionne les rédacteurs modernes. Le curé Nicolaï, de Pruno, parle de... chiesa antica costrutta di pietre, tandis que le curé Giro­lami, de l'église San Lussorio (Saint-Luxore) de Vignale di Marana est encore plus admiratif, la percevant... tutta travagliata a l'uso antico.

Aujourd'hui, la grande majorité de ces églises est détruite. Celles qui ont été conservées sont loin de toute voie de communication et donc invisibles. Il n'en était pas ainsi au XVIIe où elles se trouvaient sur d'im­portants trajets qui commençaient à peine à se voir remplacer par de plus modernes.

II n'en demeure pas moins que ce bâti architectural, qui jouit d'un cer­tain prestige et témoigne que la Corse a bien eu sa place dans le concert des nations, est ancien. Au début du XVlle, il date, pour l'essentiel, de quatre ou cinq siècles. Son entretien, à cause des guerres incessantes, n'a pu être assuré. Il ne peut être dans un bon état de conservation.

Il est, de plus, figé dans des formules architecturales largement péri­mées. II ne peut qu'être perçu, par les nouveaux bâtisseurs de l'époque moderne, largement obsolète à cause de l'écart immense qui le sépare des nouvelles formules, écart mal tempéré, en Corse, par les habituelles transitions du Gothique et de la Renaissance. Face à la nouvelle manière alla moderna ne subsiste qu'une manière all'antica.

LES CHANGEMENTS INTERVENUS EN CORSE

Les changements se feront sentir rapidement après le Concile de Trente grâce à l'application des directives conciliaires. En quelques générations, dès la fin du XVIIe et le début du XVIIIe, des résultats conséquents sont évidents.

De nouveaux évêques arrivent en Corse et, même si tous ne sont pas

« souverainement bons et compétents » comme A. Sauli, ils mettent en place la politique tridentine. La notion de résidence est respectée partout ou presque. Seul le diocèse de Nebbio, le plus petit et le plus pauvre de l'île, aura du mal pour accrocher le train des réformes.

Ces prélats alla moderna visitent leurs prêtres sur le terrain et les ins­truisent. Des séminaires sont fondés à la fin du XVIe dans les diocèses d'Aleria (à Cervione), Mariana (Bastia), Ajaccio. Les bénéfices se voient concentrés. Aux changements de lieu d'habitation des paysans, qui se regroupent davantage, correspondent des bénéfices moins éparpillés. À Speloncato (Spiluncatu) il y avait deux paroisses, celle de Sainte-Catherine et Saint-Marcel et celle de Saint-Michel archange. Il y avait encore une troisième église, Saint-Étienne, dont le bénéfice est incorporé, en 1719, à celui de Sainte-Catherine. Les deux bénéfices restants sont regroupés, aux alentours de 1750, pour former celui, unique, de la nouvelle église édifiée sur l'emplacement de Saint-Michel, la collégiale de l'Assomption.

Un processus identique s'est déroulé à Belgodere (Belgudè) où coexis­taient les trois bénéfices de Saint-Gavin, Saint-Marcel et Saint-Thomas. Ils correspondaient à des hameaux situés bien en dehors du village tel qu'il se présente actuellement. Ces habitations exposées furent délaissées au profit d'un habitat concentré sur le piton surplombant la vallée du Regino et la mer. Les trois bénéfices se fondent dans celui de Saint-Thomas.

Des églises paroissiales sont déplacées. À Muro (Muru), celle du village était dédiée à saint Jean l'évangéliste. Trop éloignée de la nouvelle concentration des maisons, elle est abandonnée et remplacée, vers 1660, par une nouvelle église, dédiée à l'Annonciation (qui n'est pas l'actuelle église érigée après démolition de l'ancienne dans la seconde partie du XVIIIe), située sur la place du village.

Certaines vice-paroisses, inféodées à l'église mère — c'est ainsi que les paroissiens percevaient la situation — s'émancipent en étant érigées en paroisses.

C'est le cas de Pietroso (U Petrosu), qui est érigée en paroisse non­obstant l'avis de la paroisse dominante de Ghisoni. C'est le cas de La Porta, qui dépendait, avant 1654, de Quercitello (Quarcitellu). Cette érec­tion en paroisse a dû se faire contre l'avis du curé de Quercitello et l'émancipation, effective en droit, mettra du temps avant de s'affirmer dans les faits. Dans le recensement de 1740, les habitants de La Porta sont comptés avec ceux de Quercitello, 74 ans après l'érection en paroisse! L'ancienne dépendance se révèle encore dans l'inventaire du curé de La Porta, en 1780, qui est porté au curé de Quercitello qui contresigne, désabusé, 1781 li quatordici maggio nel Quercitello lo qui sotto scritto non che dire ne contradire al presente inventario che in fede Pietro Pompei Parocco di detto loco. Les voies de communication ont-elles changé? Toujours est-il que La Porta prend une nouvelle force et incarne parfaitement le cas de ces villages prenant brusquement leur envol, au XVIIe siècle, pour s'émanciper d'une tutelle séculaire.

L'érection en paroisse de la vice-paroisse Saint-Jean-Baptiste de Bastia (Terra Vecchia), dépendant de l'Assomption du même lieu (Terra Nova), est mouvementée. Conscients de leur importance, les paroissiens demandent cette érection en 1617 au Visiteur apostolique, Monseigneur G.A. Sartorio, évêque de Policastro, au sud de Naples, et l'obtiennent. Les chanoines de l'Assomption portent réclamation l'année suivante pour obtenir, à défaut de l'annulation, des dédommagements supé­rieurs à ceux consentis par l'évêque de Policastro. La décision de ce dernier est confirmée mais la tension demeura latente et resurgit en 1830. L'évêque de Corse, Monseigneur Sebastiani Porta, est contraint de prendre des mesures drastiques pour apaiser une rivalité bien peu chrétienne.

Ces péripéties, à La Porta comme à Bastia, modelèrent les réalisations architecturales. Nous aurons l'occasion d'y revenir mais disons, dès à présent, que le clocher démesuré — face à l'église qu'il flanque — de La Porta est un geste de défi et de triomphe adressé à Quercitello. De la même manière, la façade de Saint-Jean-Baptiste de Bastia est invisible de sa propre paroisse mais peut l'être, douloureusement, de celle de l'As­somption.

Au milieu du XVIIIe siècle sont érigées quatre collégiales avec la béné­diction de Benoît XIV. Ce sont celles de l'Annonciation de Corbara (Curbara), Saint-Blaise de Calenzana (Calinzana), Saint-Pierre de Luri, l'Assomption de Speloncato. Leurs collèges de chanoines comptent six à quatorze (Speloncato) benefiziati (titulaires de bénéfices).

Des confréries sont fondées dans chaque paroisse : du rosaire, de la Sainte-Croix, etc. Composées de laïcs, hommes et/ou femmes, elles ont un rôle d'entraide où chacun des membres verse une cotisation annuelle et perçoit un certain nombre de « prestations sociales ». Des congréga­tions, formées de religieux exclusivement, s'occupent d'assister les malades et les moribonds, d'enseigner la dottrina (cathéchisme) et les rudiments de la lecture et du calcul. Nous sommes bien documentés sur celle de saint Philippe Neri de la collégiale de Speloncato qui possédait des « ramifications » à Feliceto (U Fulgetu), Ville di Paraso (Ville di Parasu) et Olmi Cappella (Olmi è Cappella).

Les saints titulaires des églises de Corse, mais cela est vrai pour l'Eu­rope entière, changent dans des proportions étonnantes.

Conséquence des délibérations du Concile, les dédicaces à Marie passent de 13 % environ à l'époque romane à 20 % dans la baroque. Mais Marie est associée à la dévotion du rosaire dans 17 % des cas (qu'elle remet généralement à saint Dominique et à sainte Catherine de Sienne), à la remise du sca­pulaire généralement à saint Simon Stock, au salut des âmes du Purgatoire (13 %) où elle intercède auprès de son fils. Toutes ces dédicaces sont attri­buées, très souvent désormais, à des autels latéraux. Si on les prend en compte, le pourcentage des attributions à la Vierge passe à 50 %.

Des saints disparaissent pratiquement, tels Jean, Pierre, Paul, Michel et Nicolas. Des saints modernes émergent, comme Philippe Neri, Charles Borromée, Stanislas Kostka (mais oui), Pascal Baylon. Enfin la réhabilita­tion contre-réformiste de Joseph aboutira à de nombreux autels consa­crés à sa « bonne mort » entre la Mère et le Fils.

La Corse suit le mouvement général de l'Europe et de la péninsule par­ticulièrement. Il n'y avait pas d'hérésie dans une île qui n'avait pas les moyens de la nourrir mais tout l'art déployé dans ses églises participe à son éradication comme dans le reste du monde catholique.