Versione :

Ducumentu
Biennale di prosa - Nino Romeio


Post Mortem

 

 

« Bonjour, Monsieur le Professeur! »

« Mes respects, Monsieur le Professeur! »

« Tous mes voeux, Monsieur le Professeur! »

Non, il n’était pas encore professeur, mais on l’appelait déjà ainsi. Ce titre semblait l’accompagner dans l’escalier vaste et spacieux, l’enveloppait tout entier, lui faisait escorte et lui ouvrait la voie, mais il l’écartait d’un revers de main. Les gens qui le voyaient passer en hâte pensaient qu’il répondait à un salut, à une inclinaison de tête, à un compliment, alors que c’était un refus qu’il opposait à ce titre imposé, comme s’il s’était agi d’une malédiction ou d’un mauvais sort. Il manquait encore quatre ou cinq mois pour conclure une affaire soigneusement préparée. Cent fois par jour, il repassait la chose dans son esprit : « Enfin nous y voilà ! Le temps de m’installer aux fonctions de direction… le temps de recevoir la nomination… le temps de préparer les papiers… ». Le temps, le temps, toujours le temps… Et si une vipère s’était coulé dans les interstices de ce temps-là ? Si un grain de sable venait gripper la machine? Si quelque malveillant s’en venait le calomnier par jalousie... Parce qu’il en avait autour de lui des gens malintentionnés, même parmi ceux qui lui donnaient du Monsieur le Professeur dans l’escalier ! C’est pour cela qu’il grimpait les marches quatre à quatre et lançait le pied en avant pour chasser le temps et les péripéties qui le séparaient du moment où cette nomination serait rendue officielle : Professeur ! Personne ne pourrait plus froncer le sourcil ni hocher la tête.

Il y songeait tous les matins, en se calant les fesses sur les WC, et il faisait et défaisait l’inscription qu’il apposerait à l’entrée du Palazzo Ingrassia, siège de l’Institut :

 

FILADELFO TORRISI

Directeur de l’Institut de Médecine Légale

Université de Catania

 

Non, il valait mieux dire:

Institut de Médecine Légale

de l’Université de Catania

Directeur

Prof. Delfo Torrisi

 

Ou encore:

Université de Catania

Faculté de Médecine et Chirurgie

Institut de Médecine Légale

Torrisi prof. Filadelfo

Directeur

 

Qui l’eût cru... le fils du boueux Cirino ! Tous les croquemorts de Tricastagni se moquaient de lui à cause de l’odeur qui flottait autour de lui. Le neveu de Delfo dit « Camisedda », un homme qui, même très longtemps après leur mariage, continuait à reprocher à sa femme d’avoir dû lui acheter jusqu’à la chemise de nuit de leur nuit de noces ! La chaire de professeur à Catania !

A écouter son père - le malheureux s’était rompu l’échine à la tâche pour payer ses études- le fils était devenu professeur à l’Université le jour même de son inscription. Maintenant qu’il était à la retraite, Cirino se promenait du matin au soir sur la place, fier comme un paon, tiré à quatre épingles comme un employé de l’administration. Où était donc passé le balayeur crasseux ? Il embaumait la lavande et la brillantine comme une vieille fille prétentieuse. Il accostait tous ceux qui passaient près de lui - qu’il les connût ou non - et les entreprenait au sujet de son fils qui était « directeur de tous les hôpitaux de Catania ». On le sollicitait jusqu’en Amérique pour la direction de la santé publique, mais il avait répondu par la négative. Les villageois, qui connaissaient ses fanfaronnades, prenaient ces paroles pour ce qu’elles valaient, mais parfois l’un d’entre eux lui rétorquait : « Mais votre fils, Ziu Cirino, c’est un docteur pour les morts, pas un docteur pour les vivants ! » Alors le balayeur se fâchait tout rouge, ses yeux s’injectaient de sang, il tendait le menton en avant et haletait tout en bégayant de colère : « C’est l’envie qui vous démange ! partout, partout, jusqu’au trou du cul ! » et joignant le geste à la parole, il ouvrait et refermait vivement ses doigts.

Lorsqu’il rencontrait ces langues de vipère - trop souvent, à son gré- il en était perturbé pour toute la journée. Il y a de lentilles sans cailloux!

En vérité, son fils Delfo l’avait comblé de satisfaction à la face du village tout entier. Ils pouvaient bien se moquer de lui... mais non du docteur, car quand il venait à Trecastagni, ils devaient s’incliner devant lui.

Il avait gagné le respect, et la fortune aussi ! Il avait de l’argent plein les poches et il le répandait comme on jette des confettis. Pour son père, il avait fait surélever la maison d’un autre étage et avait payé tous les meubles. Quand Ursino le comptable à la retraite, un employé de catégorie C, en avait appris l’origine et la qualité, il avait failli avoir un infarctus. A la maison, ils avaient fait placer le téleviseur pour lui et la machine à laver pour sa femme. Il avait un compte ouvert chez l’épicier, mais il ne s’en servait pas, Cirino Torrisi. Il payait comptant : il avait sa pension, et quelle pension ! un matelas de billets... au cas où... Delfo pourrait toujours les retrouver. Il aurait eu mauvaise grâce de se plaindre !

Et pourtant, il était songeur...

Tantôt... Delfo était devenu professeur spécialiste des femmes prêtes à accoucher et des secrets de la gent féminine : gynécologue ! Un chemin tout tracé devant lui ! Non, pas un chemin, une route ! une autoroute !

Tantôt... Pourquoi donc avoir choisi cette voie certes relevée, mais peu naturelle ? Pourquoi ? Sur ce point, notre fanfaron n’avait pas entièrement tort.

Pendant quatre ans Delfo avait été interne à la Clinique Gynécologique de l’Hôpital Vittorio Emmanuelle II.

Mariannina de Misterbianco avait été sa fiancée à l’époque du lycée. Ensemble ils avaient bâti dans leurs conversations les murs maîtres, la charpente et toute l’architecture du grand immeuble de leur avenir. Après le doctorat, tout en préparant leur spécialisation, ils ouvriraient un cabinet qui recevrait la clientèle de Bronte à Giarre, de Muntipò à Viagrande car la fille de Misterbianco avait des parents partout. Ils avaient le local : la boutique de balais et de poterie agicole du père de Mariannina. Au début, l’homme ne voulait même pas entendre parler d’un fils de balayeur, mais par la suite il l’avait petit à petit pris en sympathie parce que le prétendant était entre-temps devenu médecin. Ensuite ils s’étaient quittés, ou plutôt, si l’on se fie à la rumeur qui circula à l’époque, ce fut Mariannina qui l’abandonna lorsque, après avoir ouvert par erreur la porte de la pharmacie, elle le trouva enlacé avec Elvira l’infirmière, une femme dont le seul déhanchement provoquait tout le monde dans les salles et les couloirs –même les chaises se retournaient à son passage !- mais qui ne couchait jamais avec personne.

Et c’était justement avec Delfo qu’elle était obligée d’aller, cette traînée ?

Maintenant... Mariannina était une bonne jeune fille avenante et de bonne mine. Elle n’arrivait à l’épaule de son fiancé que grâce à ses talons mais, malgré cela, elle le tenait en laisse, avec muselière et collier, et ne s’offrait qu’avec parcimonie et d’infinies précautions...

On venait souvent lui raconter qu’on avait aperçu Delfo en quête du... fameux gazon maudit par le Seigneur! Ça ne l’atteignait pas et elle faisait la sourde oreille.

Mais, sous son nez ! et à l’hôpital par dessus le marché! Ah non, alors !

Et si au lieu d’elle, c’était quelqu’un d’autre qui avait ouvert la porte par erreur ?

Un autre aurait pu se maîtriser, fermer la porte : ni vu, ni connu... Mais quand le diable s’en mêle... C’est juste à ce moment-là que vint à passer un médecin de la clinique accompagné de quatre collègues. Comme un chat sauvage acculé, pris au piège, Mariannina se jeta en direction des deux salopards, toutes griffes dehors, avec des cris et des hurlements qui mirent en émoi l’hôpital tout entier. On parvint à les séparer mais non à faire cesser les criailleries et la fureur de la fille de Misterbianco. C’est incroyable ce qui put sortir de sa bouche ce jour-là !

Après cet esclandre, elle ne pouvait plus faire machine arrière ! Elle décida donc de se venger et de réduire à néant le séducteur de boniches : elle trama, complota, intrigua pour arriver à ses fins. Le matin même de l’incident, Delfo fut appelé dans le bureau du directeur. C’était bondé... Ils se pressaient l’un contre l’autre : tous les collaborateurs, les assistants, les boursiers, les stagiaires, les étudiants, les agents de la Clinique Gynécologique de l’Université de Catania. Iachino Palombella, neveu germain du patron du Cours, était là en tant que représentant de la catégorie des infirmiers, le comptable Petino représentait le personnel administratif. Rien que des hommes, tous debout. Seuls Delfo et le directeur étaient assis. Le chef parla plus d’une heure sans interruption avec la gueule enfarinée et en faisant la moue. A mesure qu’il s’échauffait, il avait le blanc des yeux de plus en plus jaune. S’il faisait un mot d’esprit, il s’arrêtait... l’assistance comprenait et éclatait de rire, et ce grand ballot de Iachino riait avant tout le monde, même s’il n’avait rien compris.

Tout le discours était centré sur un point: l’éthique et la moralité dans la profession médicale. Mais dans quelle bouche naissait ce sermon ! Car quand il voyait de la chair fraîche, lui, le directeur, avait l’air d’un poulpe, avec des tentacules partout ! Avec Elvire, n’en parlons pas ! ... Si elle entrait dans la salle pendant la visite, il collait ses yeux sur elle, il ne pouvait plus que bredouiller et perdait le fil de ce qu’il disait. Sous les prétextes les plus insensés il cherchait une occasion d’être seul avec elle. Et seulement pour la regarder, parce qu’elle ne se souciait guère de son manège. Si d’aventure ses regards et ses insinuations se faisaient trop pressants, elle le plantait là , le bec dans l’eau...

C’était précisément ce qui faisait croître son tourment. Comment, lui, un chef, et même le chef d’un parti politique, s’amouracher d’une infirmière ! et en plus, c’était un morveux qui se faisait cette belle femme ! –il y avait d’ailleurs quelques années que l’affaire durait, bien qu’ils aient mené une vie conjugale chacun de son côté.

Cirino avait fait ses recommandations : « Les chefs, il faut les laisser se défouler ! Plus ils font de tapage, plus tu dois te contenir».

Dans la situation où il se trouvait, Delfo suivait le conseil de son père et se maîtrisait. L’avenir s’était assombri mais il y songerait plus tard. Il fallait parer au plus pressé, et il se contenait.

Pourtant, le lendemain...

Le gardien ne l’autorisa pas à garer sa voiture à l’intérieur de l’hôpital Vittorio. Alors qu’il se trouvait au bar d’en face, il vit entrer un grand nombre d’infirmiers, de brancardiers et d’agents des services, qui se mirent à parler à haute voix des désastres causés par les bêtes malfaisantes qui s’attaquent aux familles et dont on devrait écraser la tête, comme on fait aux serpents ! Ensuite, en voici un qui crache dans sa tasse, un autre qui fait tomber par terre son croissant et le troisième qui renverse le café sur lui pendant que le dernier le bouscule. Avec, à chaque fois un : « Je vous demande pardon, docteur ! » Delfo les connaissait tous : il s’agissait de parents de la femme de Misterbianco et de familiers du père de celle-ci.

A la clinique... de la part des collègues et des médecins, pas un salut, pas la moindre marque de sollicitude. Mais ils le prenaient tous à part pour lui faire une leçon sur l’anatomie d’Elvira l’infirmière.. A la sortie du travail il trouva la Fiat 600 de son père endommagée, avec une éraflure qui partait de l’arrière et faisait tout le tour du véhicule.

Le soir même, alors qu’il rentrait chez lui sur la motocyclette d’un cousin, il fut arrêté par quatre voyous dans les virages de Viscalori. Il crut reconnaître dans la bande un cousin de Mariannina. Ils commencèrent par le bourrer de coups de pieds et de coups de poings... A la fin, ils l’abandonnèrent sur le sol, tout meurtri, pendant que deux des assaillants enfourchaient la moto du cousin Angelo. Il dut d’ailleurs faire plusieurs versements pour rembourser le véhicule.

Les jours suivants furent pires l’un que l’autre. C’était la guerre. Pourtant, en dépit de tout il continuait à se maîtriser. Il se contint ainsi pendant toute une semaine. Un matin il eut une vision : il se trouvait à l’extérieur, devant la barrière, et la façade noirâtre de l’hôpital Vittorio lui parut celle d’une prison. Il tourna les talons et rentra chez lui, abandonnant là sa blouse et son stéthoscope. Il ne lui restait qu’une matière à passer et il avait six mois devant lui pour cela. Il devait donc se maîtriser à tout prix. Il alla d’abord d’un institut à l’autre, mais fit chou-blanc avant de se présenter enfin à l’Institut Médecine légale. Si un étudiant voulait s’y inscrire en thèse, il était aussitôt câliné et choyé par tout le personnel, depuis le concierge jusqu’au directeur. Delfo aurait donc pu obtenir sa thèse, même sans se présenter, mais il n’avait l’âme ni d’un fainéant ni d’un figurant.

Il se mit donc avec passion à l’étude de cette discipline nouvelle. Il passait tout son temps à l’Institut. Il soutint sa thèse à la plus grande satisfaction de son rapporteur. Le directeur - le préde prédécesseur de celui-ci- lui trouva un poste sur place. On ne laisse pas partir un élément comme Delfo. Il avait des ressources infinies. Si on lui laissait la bride sur le cou, il abattait le travail de quatre personnes, et puis... il y avait le truc de son nez, son flair unique...

 

Delfo lui-même ne savait pas qu’il possédait ce don de la nature, mais il devint évident dès son entrée à l’Institut. Il ne s’en étonna pas, vu que, en fait de nez, il y avait peu de gens qui pouvaient prétendre égaler les membres de sa famille. A propos d’un vin de coteau, il suffisait à son grand-père Delfo de humer le contenu d’un verre pour être en mesure de deviner la région, l’année, le bois du fût, le cépage, le sulfatage –approprié ou non-, le popriétaire du clos et le maître de chais. Il ne possédait pourtant ni vignoble ni restaurant, et ce n’était pas non plus un grand buveur.

Son père était dégustateur d’huile –un des nombreux métiers qu’il ajoutait à celui d’éboueur- et son odorat lui indiquait si l’huile était pure. Il regardait ensuite au travers du verre, s’humectait les doigts, les frottait et les léchait, puis passait sa langue sur ses lèvres. Mais c’était du cinéma pour augmenter son tarif : le véritable expert , c’était son nez !

Delfo aussi était expert dans l’art de flairer. L’héritage de ses ancêtres, en tant que docteur, comment pouvait-il l’employer ? Sa spécialité n’était ni le vin ni l’huile... C’est  à la morgue qu’il découvrit son orientation professionnelle. La première fois qu’il y mit le pied, au lieu de faire la grimace, il se mit à flairer avec attention : il faisait ses premières armes.

Où les autres se détournaient, lui s’approchait. Où les autres pressaient le pas, il s’arrêtait : et il flairait... En l’espace d’une semaine, son nez parvenait à déterminer l’heure de la mort, à peu de chose près.

Par la suite, son nez s’attacha à inspecter les viscères. La rate, les reins, le foie et les poumons, il lui suffisait du moindre filet d’odeur pour réussir à indiquer la nature et le nom de la chose : poison ou venin ; suites d’une maladie ; symptômes anciens ou relevant des derniers instants.

Ses narines expérimentées n’eurent aucun mal à passer à l’estomac et aux intestins, à découvrir ce qu’avait mangé le mort et l’heure de son dernier repas. Des analyses méticuleuses confirmaient ensuite le diagnostic, mais il fallait le temps de les effectuer. Or le nez de Delfo en donnait par avance les résultats.

 

Pour le directeur, il y avait là un avantage extraordinaire : c’était pour tout l’Institut un atout incomparable.

Lorsque venaient à Catania des médecins et professeurs étrangers, pour une visite ou un congrès, le patron organisait dans la salle de la morgue une démonstration de l’habileté de cette jeune recrue.

S’ils disséquaient un cadavre reçu de fraîche date ; les médecins s’accordaient sur le diagnostic, puis on appelait Delfo et on faisait cercle autour de lui. Il humait et se prononçait. Les rapports correspondaient à son avis et, quand il y avait divergence, la balance penchait toujours du côté de Delfo.

Dans ces situations-là, il n’affichait aucune prétention Il avait de la modération, parlait peu et à propos. A vrai dire, il ressentait un peu d’embarras à devoir se mettre ainsi en vedette. Non qu’on se moquât de lui... au contraire, on avait du respect pour lui et son nez était devenu une célébrité dans les universités continentales ainsi que dans les tribunaux.

C’était un garçon intelligent qui n’employait pas que son odorat. Il faisait aussi fonctionner ses méninges. Il étudiait beaucoup, faisait des expériences, s’appliquait à son travail et écrivait des articles. Il était demandé partout pour donner des conférences et participer à des colloques. Tout le monde avait compris qu’il ne faisait pas d’esbrouffe.

Lorsqu’arriva le nouveau directeur - ils se connaissaient de vue et de réputation-, ce dernier lui dit : « Torrisi, tu as une belle carrière devant toi et je t’aiderai, mais avec moi, ne viens pas fourrer ton nez dans mes affaires ! », des paroles qui lui redonnèrent courage. Jusque là, il avait roulé pour servir l’ancien directeur, mais l’heure avait maintenant sonné de penser à lui-même.

Le nouveau directeur tint parole et Delfo gravit quatre à quatre les échelons de la profession, comme il gravissait, à ce moment-là, les marches du Palazzo Ingrassia.

« Mes respects, Monsieur le Professeur! »

« Professeur, je vous présente toutes mes salutations !»

« Professeur, je viens te voir dans un moment.»

Il avait franchi le dernier obstacle, et il en avait traversé bien d’autres depuis qu’il était entré là, comme il l’avait fait auparavant à l’extérieur.

Au tribunal, c’était toujours à lui ou au directeur que l’on faisait appel. Il était le conseil de trois grosses compagnies d’assurances, d’énormes affaires. Et c’est précisément là qu’il rencontra Mariannina - un prénom prédestiné- mais celle-là était d’Acireale : belle fille, de bonne famille. Lorsqu’ils se marièrent, elle travaillait à l’accueil, mais son père était chef d’agence.

Comme elle était aussi habile que lui, elle devint bientôt responsable des régions de Catania, Messina, Ragusa, Siracusa è Enna. Elle gagnait presque autant que son mari. Ils étaient donc aisés et ne se privaient de rien. Ils achetèrent à Battiati une villa qui faisait l’émerveillement de tous. Ils avaient aussi une maison au bord de la mer et plusieurs appartements qu’ils louaient, en particulier à Acireale car le père de Mariannina lui avait donné une belle dot. Delfo changeait tout le temps de voiture et s’habillait dans les plus grands magasins de Catania. Il ne refusait absolument rien à sa fille. Une fille unique, car Mariannina n’en avait pas voulu d’autre. De quoi pouvait-il se plaindre ? Son seul souhait était de ne trouver jamais devant lui que des marches aussi larges et aisées que celles qu’il avait gravies jusque là.

- Je vous recommande mon affaire, Professeur ! »

- Professeur, le directeur a demandé de vos nouvelles. »

- Voulez-vous du café, Professeur ? »

Dans le couloir, il rencontra Cristoforo, le préposé à la morgue.

- Combien en avons-nous, ce matin ? »

- Une seule, Professeur. »

Il calcula de combien de temps il disposait, entra dans son bureau, donna un tour de clé, ouvrit le seul tiroir qu’il gardait fermé à clé, prit son carnet d’adresses et donna son premier coup de fil. La femme n’était pas là... Il en appela une deuxième, qui malheureusement ne pouvait pas se libérer... il aurait dû l’appeler plus tôt. Une troisième... A la quatrième, il prit rendez-vous. Son carnet d’adresses était rempli de noms : rien que des femmes ; et pas des putes - Delfo n’en fréquentait pas. Des femmes célibataires, fiancées, mariées. A première vue elles étaient sérieuses, mais avec lui elles se déchaînaient.

Dans l’ordre des priorités, sa carrière passait avant les femmes. Dans cet ordre d’idées, en première position on trouvait sa fille, au même rang que sa femme, puisque c’était une femme, et quelle femme ! Maintenant elles avaient cédé leur place, mais quand il était jeune, elles occupaient le premier rang. Il n’avait pas à se triturer les méninges ni à s’en occuper plus que ça : les femmes bourdonnaient autour de lui comme des abeilles autour de la ruche, et quand elles se posaient, elles restaient collées à lui. C’était l’autre don qu’il tenait de la nature, comme son grand-père.

A quatre-vingts ans, Delfo « Cammisedda » faisait encore bonne figure. On racontait que lorsqu’il était métayer de riches propriétaires et qu’il récurait les douves de la baronne, il percevait la gabelle en nature auprès des femmes.

Après, était venu le balayeur... Les femmes du village et d’ailleurs se démanchaient le cou lorsqu’il balayait les rues... et le dimanche, lorsqu’il se changeait , à sa seuke vue plus d’une femme sentait ses cuisses devenir moites.

Delfo avait de la personnalité, de la culture, de la conversation, un regard pénétrant, des manières raffinées. Elles étaient toutes folles de lui et, dans sa jeunesse, l’amour avait été pour lui une source de plaisir et de délices. Mais aujourd’hui, c’était différent. Il avait toujours et encore besoin de femmes. De beaucoup de femmes.

Quand il était entré pour la première fois dans la salle de la morgue, il n’avait pas été troublé par la vue des cadavres disséqués, des entrailles éparses sur les plans carrelés, des membres raidis et couleur d’acier. Au contraire, son cœur se gonflait, se dilatait et battait la chamade. Son sang s’échauffait ; il se sentait parcourir par un flot bouillant qui lui montait à la tête, l’inondait et se répandait jusqu’à lui faire perdre la raison.

Mais bientôt la tempête s’apaisait.

Rien ne paraissait au dehors : pas un frémissement, pas de rougeur, pas la moindre sueur. Tout au plus un long soupir, les yeux clos, à chaque inspiration, une attitude que les témoins attribuaient à sa technique d’analyse.

Peu à peu le sang refluait directement du cerveau vers le milieu du corps, en se concentrant sur son bas-ventre, d’où partaient des pulsations qui gonflaient l’instrument entre ses cuisses. Le membre se dressait, se raidissait et se tendait à rompre, incapable de contenir tout le sang qui continuait à affluer, en provoquant des saccades qui battaient dans ses flancs comme la brûlure d’un cilice.

Il y avait en lui pour ainsi dire deux personnes, une qui souffrait et l’autre qui se maîtrisait comme si elle n’était pas concernée. Cet autre Delfo, plein d’habileté, était celui qui apparaissait aux gens qui s’affairaient dans la morgue, médecins ou employés. Mais sitôt dehors, le premier reprenait toute sa place, exposé à la douleur que lui provoquait sa chair gonflée à en exploser.

Pas moyen de rester comme ça.

Les premiers temps, il se dit que c’était à cause de sa jeunesse et que tout rentrerait dans l’ordre avec un peu d’expérience. Mais non ! plus il progressait dans le métier, plus les deux parties de lui-même se dressaient l’une contre l’autre et il lui fallait endurer la violence de ces spasmes répétés.

Il prit ainsi l’habitude, après chaque séance d’autopsie, d’un rendez-vous galant qui lui permettait de se libérer entièrement. Il se livrait alors à des chevauchées endiablées qui ne cessaient que lorsqu’il se trouvait complètement rendu, le souffle court et les reins brisés. Puis il se remettait à l’ouvrage et, à chaque orgasme, bêlait comme un agneau qui aurait aperçu le couteau du sacrifice. Certaines de ses partenaires, effrayées par son comportement, n’acceptaient pas un second rendez-vous tandis que d’autres - les plus nombreuses- en redemandaient précisément pour cela. Il faut avouer qu’on ne rencontre pas tous les jours un compagnon qui s’adonne à la chose avec tant de force et d’ardeur que si c’était pour lui la première et la dernière fois !

Comme il rentrait chez lui exténué, il n’accordait à son épouse que la faveur du week-end. Durant tout le mois d’août, en revanche, ils prenaient leurs vacances dans leur maison du bord de mer et envoyaient la petite chez les cousins d’Acireale. Ils passaient toutes leurs journées au lit, et n’interrompaient leurs ébats que pour d’autres plaisirs : un plongeon dans la mer et un bon repas de poissons bien frais.

Dans le lit de la maison à la mer, Delfo devenait un autre homme : doux, délicat, juvénil. Il faisait montre de patience et se laissait dominer. Mariannina était comblée et le lui rendait au centuple. Elle disait souvent: « Voilà comment nous devrions être toute l’année… » Mais elle ne le disait que pour être agréable à son mari, car elle préférait se modérer et faire au mois d’août ses réserves pour une année.

De la femme de Misterbianco, celle d’Acireale n’avait en effet que le prénom. Elle laissait son mari libre comme l’air et ne se demandait pas s’il visitait d’autres contrées. D’ailleurs, s’il lui arrivait de s’interroger à ce sujet, elle se disait en son for intérieur que si Delfo se comportait si bien avec elle parce qu’il avait des liaisons, cela signifiait que pour être bien avec elle il lui fallait avoir des liaisons.

Après vingt ans de vie commune, elle continuait à s’émouvoir en pensant à lui, à son amour plein de tendresse, à sa manière d’être attentif à la rendre toujours heureuse en lui faisant l’amour, à son visage et à son caractère toujours joyeux lorsqu’il les retrouvait, elle et leur fille. Pourquoi donc aurait-elle voulu éteindre cette flamme ?

Tout au long de ces vingt années, aucun autre homme n’avait pu s’aventurer dans son intimité, bien qu’ils aient été nombreux à lui tourner autour, comme d’ailleurs aujourd’hui... Elle se disait que si elle était comme elle était, et n’avait pas eu d’autre homme que Delfo, cela signifiait que pour être comme elle était, elle ne devait pas avoir d’autre homme. On retiendra donc qu’en matière de femmes, Delfo n’avait eu aucun mal à emprunter une voie large et aisée, comme les escaliers qu’il descendait en ce moment précis pour se rendre à la morgue.

- Professeur, vous ne m’oubliez pas ?

- Votre cravate, professeur.

- M’accorderez-vous une seconde, Monsieur le professeur… pour une thèse…

La jeune fille l’arrêta sur la dernière marche : elle se tenait juste au-dessous. Elle était bien en chair... Tout en lui parlant, elle lui tendait deux feuillets de son cahier et, sans le vouloir, effleurait de sa poitrine le bras de Delfo. Elle se tenait tout près de lui et il sentait monter de toute sa personne un parfum chaud et délicat. Il répondait avec précision à ses questions, mais prêtait également attention à la bête qui se réveillait dans son pantalon et commençait à se débattre entre ses jambes. Puis elle le salua et s’en alla vers la sortie en se déhanchant sous le regard de Delfo.

Un autre nom à inscrire sur le carnet? Une étudiante ? Jamais de la vie ! Mais, une fois qu’elle serait docteur ? pourquoi pas !

Il esquissa un sourire qui s’éteignit sitôt qu’il pénétra dans le corridor où il retrouvait les problèmes, peu importants mais innombrables, qui avaient assombri toute sa matinée.

Quand il s’était rendu chez le directeur, celui-ci lui avait dit en dialecte de Catania : « Aujourd’hui, tu seras seul parce qu’on m’appelle au tribunal. Les collègues ? Untel est occupé, untel est en congé ! On nous a apporté une jeune fille ce matin. Mort violente, à ce qu’il paraît. Tu trouveras le rapport des carabiniers. Vois ce que tu peux faire. Un examen rapide en surface, avec quelques observations sommaires. Demain, je m’en occupe avec toi. Pour l’instant, tu y jettes un coup d’œil et, si tu as la pêche, même un coup de nez ! »

Un éclat de rire traversa la pièce. Delfo fit la moue et tourna les talons pour ne pas répliquer. Il ne supportait pas ça ! Pas les plaisanteries, non ! au contraire. Il avait de l’estime pour le médecin et pour l’homme et en quinze ans de collaboration étroite, ils n’avaient pas eu le moindre différend, la moindre prise de bec. Ils se fréquentaient même en dehors du boulot. Ce qui l’agaçait, c’était qu’un type du continent se mît à parler le dialecte du coin. Il était trop maladroit ! Il collait la pointe de sa langue sur son palais alors qu’il n’aurait fallu que l’effleurer. Il la faisait butter sur ses dents au lieu de leur en faire une couronne. Quant aux narines, n’en parlons pas ! Fermées les narines, jamais ouvertes ! C’était un supplice que de l’entendre vouloir parler à la manière de Catania ! Les mots qui sortaient de sa bouche sonnaient faux. Ridicule ! Aussi riait-on sous cape quand il parlait ainsi. Voilà, c’était seulement pour ça ! En signe d’amitié, il lui aurait bien dit qu’on se moquait de lui, mais il ne voulait pas créer d’histoires, même pour ça. Mais tout de même, il était embêté.

Il traînait donc sa mauvaise humeur à travers les couloirs. Tout seul ; il n’en avait même pas pour une demi-heure de travail et il fallait tenir la garde pendant deux heures. Et puis il y avait cette matraque qui ne voulait pas se tenir tranquille et recroquevillée, comme le matin au réveil. Il était dans cet état avant même d’entrer dans la salle de la morgue. Il ouvrit en maugréant la porte du sas et sursauta en entendant la voix de Cristoforo : « Professeur, je suis en train de la préparer. Le temps de vous changer et je vous l’apporte. Le rapport est sur le chariot avec les instruments. ».

Delfo songea qu’il fallait vraiment y aller ! Il entra dans le vestiaire et se changea complètement : les sabots, la coiffe, le masque et le tablier en ciré. Il pénétra dans la grande salle qui lui parut plus grande que d’habitude, comme plus fort le bruit que faisait Cristoforo dans les autres pièces. Il prit le rapport : quatre pages bien remplies. Il savait que les carabiniers allongent volontiers la sauce, mais c’est bien dans cette sauce qu’on trouve sa pitance.

La petite pouvait avoir dix-sept dix-huit ans. Elle avait été trouvée à La Plaia, du côté de Vaccarizzo. Elle avait été découverte sur la grève par un pêcheur qui était passé par là dans la matinée. La face vers le ciel, les bras en croix, les jambes écartées, complètement nue, sans papiers. Quels connards, ces carabiniers ! Si elle était nue, comment aurait-elle pu avoir sur elle ses papiers ? ! Rien qui ait pu lui appartenir dans un rayon de cinq cents mètres. Seulement un slip rouge, taille deux, intact, à soixante-cinq pas du corps. Le cadavre ne présentait aucune marque de violence ni trou de piqûre sur les bras.

Delfo entendit se fermer la porte de la chambre froide et, tout de suite après, le grincement métallique du chariot. D’abord murmure lointain, le bruit devint tintamarre, puis vacarme retentissant à mesure qu’il se rapprochait. Il pensa que la mort envoyait son héraut pour instaurer le tumulte, comme disaient les Anciens.

En vingt ans de métier, c’était la première fois que cette idée lui venait à l’esprit, car pour lui un bras n’était qu’un bras ; un poumon, un poumon ; un ventre, un ventre ; rien de plus. Le métier, les organes, la technique : jamais il n’avait été été effleuré par l’idée du nombre de fois où, là-dedans, il avait été confronté à la mort. Il venait à peine d’en prendre conscience lorsque Cristoforo parut dans la salle, poussant le chariot ; les deux battants s’ouvrirent et se refermèrent aussitôt. Le préposé à la préparation des morts était un homme dont la taille atteignait les deux mètres, à la charpente solide et aux épaules carrées. Il pouvait pousser deux chariots à la fois et les faire tourner comme des toupies, mais cette fois-ci, il peinait tant qu’on aurait cru qu’il manoeuvrait une voiture, frein à main tiré.

Combien pouvaient peser les os qui pointaient sous le drap ? Le chariot s’arrêta devant lui ; Cristoforo se tenait de l’autre côté. Leurs regards se croisèrent ; le temps parut alors s’arrêter, ils se taisaient l’un et l’autre. Ce fut Cristoforo qui détourna les yeux le premier. Il fit glisser lentement le drap pour découvrir le visage, tout doucement, comme on découvre son jeu lors d’une partie de cartes : « Jolie fille... dommage ! »

Delfo baissa les yeux pendant que son sang se glaçait.

Elle est belle, vraiment belle !

D’un mort on dit toujours qu’il paraît dormir. On aurait cru qu’elle venait de fermer les yeux à ce moment précis pour se protéger du soleil qui dardait ses rayons à travers la fenêtre. Elle avait encore quelques grains de sable sur le front et sur les joues. « Professeur, je finis plus tôt aujourd’hui. J’ai l’autorisation du directeur. Je dois accompagner ma femme pour une visite. Vous pouvez rester tout le temps que voudrez. Je me suis entendu avec Nzino le concierge. Quand il vous verra sortir, il descend et range tout. Demain matin, je finirai d’arranger. Si ça ne vous dérange pas, poussez simplement la porte d’entrée, on ne sait jamais... Pour la lumière, vous savez où on éteint... Vous pouvez même laisser allumé, Nzino s’en occupe ». Cristoforo attendait une réponse, mais Delfo resta frappé de stupeur, comme pétrifié par un sortilège. L’autre tourna les talons et se retira lentement, dans l’attente d’un ordre qui l’aurait retenu. Si le professeur le lui demandait, il resterait. Il préviendrait sa femme et resterait. Rien. Il attendit encore avant de pousser les battants. « Dieu vous garde, professeur » dit-il dans un souffle, sans tourner la tête, mais personne ne l’entendit. Il poussa les deux battants et sortit en courant, se disant qu’il se changerait chez lui !

 

Un pas après l’autre, les jambes devenues lourdes, Delfo s’approcha de la jeune fille. Il leva la main et doucement ôta le sable du visage, puis démêla les cheveux qui s’étaient collés. Derrière une oreille, elle avait une croûte qui ne voulait pas partir. Il humecta trois doigts avec sa langue et la fit disparaître avec de la salive.

Il repoussa le drap jusqu’au nombril…. Le nombril ? un petit trou ourlé de chair...  Il posa son regard sur la pointe sombre des seins qui soutenaient encore la promesse de ses dix-huit ans. Il s’approcha, huma, expérimenta avec sa langue. Un goût et une odeur de mer comme seule la jeunesse sait en conserver entre les plis de la peau.

D’un seul coup, il enleva alors le drap, mettant en évidence le corps tout entier. Les cuisses et les jambes s’étaient raidies, car la mort avait fait son œuvre. Du nombril partaient de petits poils comme une traînée de fourmis qui s’élargissait ensuite en une touffe de poils courts et fournis, mais raccourcie, épilée et rétrécie au rasoir peu de temps auparavant. Il y avait aussi du sable, beaucoup de sable, partout, éparpillé ou en petits tas. Il prit une éponge et un bassin, puis entreprit de la laver méticuleusement, sans négliger le moindre coin, le moindre bout, le moindre pli. Il y mettait beaucoup de soin, comme quand on soigne une blessure ou un bouton. Il lava même la chevelure et la démêla au peigne fin. Pour la sécher il étendit sur elle des linges verts et stériles.

Maintenant, il pouvait la raser.

Mais raser quoi, puisqu’elle avait la peau lisse et tendue comme celle des pommes de l’Etna ? Il tenait à le faire malgré tout, parce que sur cette peau si fine il ne devait plus rester le moindre duvet. Il se saisit d’un rasoir. Il s’en était rarement servi. Pendant ses études : pour entrer en contact avec les morts, disait l’ancien directeur. Mais désormais, il avait le doigté d’un professionnel. Il s’attarda sur les cuisses surtout, où il ne laissa ni un poil ni la moindre égratignure.

Elle était prête. Il pouvait maintenant se mettre à l’œuvre.

Il commença par l’abdomen. De là il pouvait rejoindre les petits seins vers le haut, et le pubis vers le bas.

Il posa le nez au-dessus et prit tout l’air qu’il pouvait emmagasiner en une seule inspiration. Il attendait que ses poumons aient inhalé l’odeur qui se mêlait à son sang et rejetait le surplus.

Il huma pendant des heures le cadavre froid de la jeune fille, un centimètre carré après l’autre. Et le sang attiré par l’odeur faisait gonfler son sexe en même temps que son tourment. Il était à deux doigts de se mutiler -avec un marteau ou avec des tenailles- pour se punir de cette infâme réaction de son corps, mais sa volonté trouvait son cerveau fermé à double tour.

Alors, il se déshabilla complètement.

Par la fenêtre du rez-de-chaussée il vit que la lumière du soleil couchant allongeait les ombres. Sa propre silhouette lui inspirait du dégoût, à cause de cette horreur dressée sans retenue.

Il leva une jambe qu’il posa sur le chariot. Il prit appui sur ses bras pour se hisser, mais le chariot dérapa et il tomba sur le sol de tout son poids. De douleur, il poussa un hurlement de goret que l’on saigne, les larmes giclèrent sur son corps jusqu’à son sexe qui n’en restait pas moins dressé et tendu.

Après un moment , il se leva et revint en boitillant vers le chariot, fit une nouvelle tentative, retomba, se reprit, jura et se démena.

Enfin, il réussit à se coucher sur la jeune fille froide comme un pain de glace et fit ce que lui dictait son cœur, bataillant jusqu’à l’épuisement.

Il se recroquevilla alors à côté d’elle, un bras passé autour de sa taille.

C’est ainsi que la lumière du jour le laissa en abandonnant la morgue et c’est ainsi qu’elle les retrouva le lendemain matin, et ... Cristoforo aussi, lorsqu’il ouvrit les deux battants de la porte d’entrée.

Le préposé aux cadavres ne put proférer une parole : il resta petrifiée, la bouche grande ouverte.

Il courut vers le parlophone et appela l’étage supérieur : « Monsieur le Directeur ! le professeur Torrisi… ici, à l’étage au-dessous... vite descendez !... dépêchez-vous !… »

Cristoforo n’était pas homme à s’effrayer pour rien... Il devait être arrivé quelque chose de grave. Le chef s’écria : « Venez avec moi ! » aux gens qui se trouvaient dans la pièce, et il se précipita vers l’extérieur. Il répétait « Venez, venez ! » à tous ceux qu’il rencontrait dans les couloirs et dans l’escalier.

Il se fit ainsi un grand rassemblement, le directeur en tête et le personnel derrière lui. Il déboucha dans le sas comme un diable : « Où est-il ? »

« Dans la grande salle, Monsieur le directeur ! »

Lui aussi était fort comme un chêne. Il écarta Cristoforo, poussa la porte et découvrit la scène.

Les autres se faufilèrent à la queue leu leu et remplirent la pièce.

Le directeur, abasourdi, se frotta les yeux à plusieurs reprises : « Mais qu’est-ce que tu nous fabriques, Torrisi… Ah ! tu veux me baiser ? mais c’est moi qui vais te baiser ! Tu veux être directeur ! balayeur ! tu vas retomber et devenir balayeur ! Professeur ? tu vas être radié ! je vais te dénoncer ! »

Le concierge l’interrompit : « Monsieur le directeur, c’est sa fille... »

Alors le silence s’abattit, un silence à couper au couteau.

Le directeur s’approcha de l’endroit où se trouvait le concierge. Il distingua alors la jeune fille qu’il n’avait pas vue à cause du soleil qui inondait la pièce. Il la reconnut et fit un pas en arrière, comme toute l’assistance. On aurait dit qu’ils obéissaient tous à un commandement.

Lentement, il fit le tour du chariot en se tenant à distance et arriva de l’autre côté. Quand il put à nouveau parler, sa voix était troublée par l’émotion : « Ddeffu, ne fais pas comme çà, je te comprends, mais ressaisis-toi, je t’en supplie. C’est terrible, mais tu dois réagir. Tu m’écoutes ? Tu m’entends ? Ddeffu? Ddeffu, Ddeffu… »

Comme si le chef avait donné le signal de l’imploration, tous les autres se mirent à l’appeler, à le prier, a le supplier : « Ddeffu… Professeur… Torrisi… »

Et tout en priant, en appelant et en suppliant, ils s’avancèrent...

La puanteur du cadavre, qui s’était jusqu’alors tenue comprimée, se répandit sur eux dès qu’ils approchèrent. C’était à qui se bouchait le nez, à qui se détournait en se tenant le visage dans les mains, à qui se sauvait pour aller vomir plus loin. Delfo ne bougeait pas. On ne voyait qu’une fente entre ses paupières fermées et sur ses lèvres un sourire de tendresse. Il respirait puissamment, comme un soufflet de forge. On aurait cru qu’il voulait à lui seul avaler toute l’atmosphère qui enveloppait la jeune fille. Pour les autres, c’était, naturellement, l’odeur de la mort. Mais pour lui, le parfum de sa fille chérie.

Traduction: G.Thiers