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Les Jumelles (2)

S’aimaient-elles ? 
Lilly, c’est sûr, idolâtrait sa sœur, soucieuse de son bonheur, heureuse quand elle était heureuse, malheureuse quand elle ne l’était pas. 
Gnazia si elle ressentait un besoin quasi physique de Lilly, ne l’incluait pas dans ses rêves et pouvait même se réjouir de ses difficultés
Lilly, plus hardie que Gnazia, attirait les jeunes hommes comme un aimant. 
C’est ainsi qu’elle subjugua Fabien, un beau garçon, rencontré chez une amie.                                                                                             Fabien était grand, élancé, élégant, cheveux noirs frisés, iris vert, la pupille plus sombre, lèvres charnues, le regard effronté, chargé de désir.
Lilly ressentit un émoi inconnu jusqu’à ce jour.
 Elle en parla à Gnazia qui fût impatiente de le connaître.
                                                                                                      
Quand elle le rencontra, Gnazia devint rouge cramoisie sous son regard.                                                           Une œillade stupéfaite devant tant de ressemblance et chargée de désir ardent. Gnazia baissa les paupières, la sueur humidifia ses aisselles, elle craignait que son sang affolé ne lui rompît les veines du cou. Une voix intérieure lui susurra« Danger » ! 
Troublée par ce regard appuyé, elle était dans un engourdissement voluptueux.     
  Lilly, enthousiaste s’enflammait de plus en plus ! Gnazia en était contente, mais se reprochait de ressentir la même chose avec délice.                                                                 
Arrivées à la maison, Lilly éclata de joie, valsant autour de la table.
_ Alors qu’est-ce que tu en penses, je lui plais, non ?
_ Oui ! c’est clair ! dit Gnazia, pensant « à moi aussi » Entre vous c’est une affaire physique ?
_ Non ! C’est physique ! Puis il y a tout le reste !  tout le reste ! Répondit Lilly mystérieuse
Quel reste ? Gnazia ne comprenait pas ce « reste », non qu’elle fût hermétique aux sentiments, mais ce qu’elle ressentait elle était physique.                                                                                                                                     Elle se félicitait de sa lucidité, la quelle sûrement supplantait celle de sa pauvre sœur énamourée.
L’été fût un délice pour Lilly. Un enfer pour Gnazia.
Lilly dit un soir à Gnazia qu’elle n’attendrait pas d’avantage.                                                                                                   Elle ferait l’amour ce soir avec Fabien.
_ Sans vous marier ? 
_ Oui !
_ Ni vous fiancer ?
_ Je m’en moque !
_ Comprends-moi Ignace ! Sûr que je souhaite passer ma vie entière avec Fabien ! je l’aime ! Mais ma vie c’est maintenant ! Pas demain quand il sera parti tout un an ! Avec ou sans mariage nous l’avons décidé : nous ferons l’amour ce soir et tous les autres soirs jusqu’à son départ ! J’ai un peu peur, mais je lui dois cette preuve d’amour !
_ Tu es folle ou quoi ?
Gnazia voulût la convaincre de renoncer. Moins le fait de devenir femme avant d’avoir été épouse, ce qu’elle pouvait accepter.  Mais une autre force têtue l’animait. 
La peur d’avoir à partager sa sœur, de redevenir la seconde, l’autre, la courge.

***
Minuit sonna au clocher. Inquiète Gnazia alla à la fenêtre. Sur la place Lilly pieds nus ses sandales à la main, monta en vitesse à l’arrière du cyclomoteur de Fabien, lovée contre son dos nu.                             Fabien sans faire de bruit l’emporta dans cette nuit sans lune.


Gnazia frissonna. 
Où allaient-ils ? Pour quoi faire elle le savait !   Mais où ? 
Sur le toit, d’en face un chat noir la fixait Ses yeux fluorescents lui firent penser au diable.                                        Elle se sentait seule, trahie, échouée. Lillina découvrait l’amour avant elle ! Elle ressentait de l’envie et de la haine en même temps.                                                                                                                                                 Imaginant le corps nu de sa sœur sous celui nu de Fabien, révulsée elle cria les yeux luisants de rage.                  _ Une truie ! rien d’autre qu’une truie ! Putain ! salope !
Le chat apeuré se sauva comme s’il avait vu le diable.
Le lendemain et tous ceux qui suivirent, Gnazia resta sans voix devant la transformation de sa sœur. Lilly resplendissait, impériale, hiératique, lumineuse, le tain ambré, la bouche fraise, les yeux étincelants. Elle ne marchait plus, elle s’élançait avec une sensualité torride. La jeune-fille était devenue femme
 Gnazia cajola, flatta Lilly. Elle voulait savoir. Lilly lui raconta la grange où l’emportait Fabien, la lumière des étoiles sur leurs visages, les frissons de sa peau lorsqu’il la déshabillait, sa sexualité qu’elle buvait dans ces yeux ardents de mâle, sa gourmandise qui s’éveillait, le chemin de la pudeur passé.                                         Envoutée par ces récits, Gnazia devenait femme par procuration. 
La nuit toutefois lorsque Lilly rejoignait Fabien, seule dans son lit, enragée elle haïssait sa sœur.

Un jour, un évènement dramatique perturba toute la famille. La grand-mère moribonde, réclamait sa fille et Lilly sa petite fille préférée.
Ignace demeura seule, désemparée, humiliée de sa mise à l’écart, se sentant traitée comme un chien !.
Elle monta dans la chambre de Lilly, prit un bain, s’aspergea de son parfum, mit une de ses robes. Minuit ! Piétinant sous un porche, excitée elle attendait Fabien. 
Quand il arriva elle se jeta derrière Fabien, se colla à son dos nu et se laissa emporter.
Deux heures après, elle était devenue femme!.
Maintenant ils reposaient nus sur le dos, côte à côte, fixant la lune qui apparaissait derrière le vasistas du toit.
Béate, à mesure que son corps se détendait, Gnazia, contente d’avoir trompé Fabien appréhendait de parler. Elle avait peur de se trahir.
Fabien se tourna vers elle, caressa ses seins. Gênée Gnazia eût un petit sourire.
_ Alors ! Ignace ! ça t’a plu ?
Pétrifiée Gnazia dit : _ Pourquoi tu m’appelles Ignace ? Je suis Lillina !  Je suis !
_ Pourquoi je t’appelle Ignace. Prends-moi pour un imbécile !
_ O Ignace ! une femme ne perd pas deux fois sa virginité !
_ On recommence quand tu veux ! Tous les trois, avec ta sœur ! je suis prêt à vous faire monter au septième ciel ensemble !
_ Quoi ? tu ferais cela à ma sœur ?
_ Et toi ? qu’as-tu fait ?.
Ignace devint verte, horrifiée elle cherchait ses vêtements pour couvrir son corps nu.
Lui riait à gorge déployée.
Gnazia était abasourdie, il lui tardait de rentrer à la maison. De sortir de ce piège. Elle lui dit :
_ Ne dis rien à ma sœur ! tu as compris ? sinon je dirai que tu m’as violée !  à ton avis on croira qui ? Si tu lui dis et qu’elle te croie, elle te vomira, si elle ne te croie pas elle te maudira de m’avoir salie ! Dans les deux cas tu la perds !  Alors qu’est-ce que tu en penses ?
Fabien blêmit. 
 Tu es vraiment une sale garce !
_ Et toi un sale porc !
Ignace lui cracha au visage, lui aussi. La salive la toucha à la tempe, descendit le long de sa joue, arriva dans son cou.  Elle ressentit alors comme une décharge dans son ventre. Un étrange désir la portait vers lui.
Epouvantée, elle se sauva en pleurant.


Le Procès

Fabien enrageait. Il y avait peu de monde. D’habitude les homicides remplissent le tribunal.  Dix personnes, pas plus !
Fabien s’assit face au pupitre  où se poserait l’accusée.
_ Elle sera obligée de me voir !  J’incarnerai sa conscience puisqu’elle   n’en a pas.
Désinvoltes, les avocats discouraient, faisant le va et vient, certains que l’affaire devait se conclure dans la journée, pour eux le dossier était vide.
_ Vide ? Sursauta Fabien. Lilly avait   tué sa sœur, ce n’était pas un accident !
  Lui   il en était sûr, mais il n’avait pas de preuves.     
 Lilly entra, encadrée par deux gendarmes.
Sereine, avenante, fragile comme une porcelaine, le visage ensoleillé.
Fabien bouillait. les yeux bronze, creux, sous un front plissé, regardait les magistrats, sans cacher sa désapprobation.
Il n’y en avait que pour Lilly, l’honorable jumelle qui aimait tant sa sœur.
_ Qu’on lui serve le café avec les petits biscuits à cette meurtrière ! 
Murmura Fabien déconcerté de tant de sollicitude.
Un témoin raconta que Lilly s’était évanouie en découvrant le cadavre de sa sœur et qu’il avait fallu la transporter à l’hôpital.
Qu’elle allait tous les jours prier sur la tombe de sa sœur, lui apportant un bouquet des plus belles roses du jardin.
Mais lui, il savait aussi, comme tant d’autres villageois que Gnazia martyrisait Lilly, l’insultait, la réprimandait en public.
Lui il en était sûr. Lilly, excédée, avait précipité Gnazia au fond du puits du jardin.
Fabien attendait avec impatience l’avis de l’expert. Celui-là il en était sûr ne se laisserait pas  tromper.
Le juge demanda à l’expert, médaillé, raide comme un piquet.
_ Ce puits présentait-il un danger ?
_ Un danger mortel, c’est certain ! il est profond de plus de dix mètres et il y avait peu d’eau et des grosses pierres tombées au fond affleuraient !
_ Et la margelle ? Quelqu’un peut s’y asseoir ?       
_ Sûrement ! Mais elle est étroite et peu haute.
Fabien buvait du petit-lait !
Le juge reprit :
_ Donc, une vielle dame, assise dessus peut perdre l’équilibre et tomber dans le puits ?
_ Oui !
L’avocat général pointa u doigt accusateur vers Lilly. Regardant l’expert, il dit :
_ Peut-être Monsieur le Juge ! Mais il se peut aussi qu’elle ait été poussée ? Non ?
_ Aussi !
Fabien se frottait les mains, les yeux luisants fixant Lilly. 
_ Oui mais pour cela il faut un motif dit l’avocat.  Un motif que personne ne peut avancer ! Vous en avez-un vous ? Non ? Alors le doute doit profiter à l’accusée ! Voici ma conviction !
Fabien les yeux hors de la tête se leva comme un diable déchainé.
_ Comment expliquez-vous que Gnazia qui connaissait ce danger depuis son enfance ne se soit pas méfiée ?
Lilly inquiète lui jeta un regard glacé.
_ Regardez sa tête ! Vous l’avez vu comme moi ce regard assassin ?
La cour scandalisée demanda aux gendarmes de jeter dehors cet effronté !
Avant cette sortie, Fabien, entêté, avait tenté d’expliquer son avis, en vain.
L’avocat de la défense, courroucé lui jeta :
_ Pourquoi voulez-vous que cette femme de quatre-vingts ans, tue sa jumelle, alors qu’elles vivent ensemble depuis tant de temps ?
_ Pourquoi il y a un âge limite pour tuer ? Elle l’a tuée ! J’en suis sûr !
_ La salle qui s’était remplie, explosa de rire
Le procès tourna court. Il n’y avait aucune preuve.
Lilly fût acquittée.
Fabien, dehors, tenu à distance par les gendarmes, s’étrangla de rage, les poings serrés, à la vue de Lilly sortant libre du tribunal.
Lilly le fixa d’un regard ironique, se forçant à épanouir son visage d’un sourire de Madone.

Le Pardon
Gnazia était rassurée. Fabien n’avait rien dit à Lilly, chì continua de retrouver Fabien chaque  soir.
L’été avait prit fin. Fabien dit à Lilly qu’il n’avait plus envie de continuer cette amourette d’été.
Lilly pleura, s’entêta. Gnazia en eût pitié.                                                                              
_ Laisse-le tomber ce vaurien!  Ne pleure plus ! il n’en vaut pas la peine. Ne retiens que le plaisir que vous avez partagé ! Je te le dis moi : Ces souvenirs seront les plus beaux de ta vie. 
En disant cela, elle essuya une larme.
_ Mais tu pleures toi aussi ?
_ Ce n’est rien, ô grande sœur ! Juste un peu de mélancolie pour cet été qui s’enfuie ! 
Gnazia, en fait, se sentait en harmonie avec Lillina.
Cet été, elles étaient devenues « femme » toutes les deux et ce souvenir serait ineffaçable.

Mais Lilly s’entêta. Elle trouva l’excuse de rendre visite à sa grand-mère, qui s’était remise et retrouva Fabien dans sa chambre d’étudiant.
Ils firent l’amour des heures entières.
C’est alors que Lilly le supplia de revenir avec elle.
Déchainé Fabien se mit à hurler :
_ Suffit ! Laisse-moi ! j’en ai plein les poches des jumelles !
_ Les jumelles ? Je ne suis pas les jumelles ! Je suis Lilly.
_ Ah oui ? Pas tous les soirs !
_ Que dis-tu ?
_ Vous êtes deux dévergondées !
_ Comment ?
_ Oui ! ta sœur a le feu où je pense !
_ Tu veux dire que Gnazia couche avec un mec ?
_ Pas un mec ! Mais avec moi !.
_ Bouffon ! Pour qui tu te prends ! Elle me l’aurait dit car on se dit tout.
_ Alors demande lui ?
Lilly reçu ces paroles comme autant de coups de poignard dans le cœur. Elle était hébétée. Fabien avec cruauté, lui raconta alors tout.                                                                                                                     Arrivée à la maison, elle monta dans la salle de bain, engloutit une trentaine de cachets, ferma la porte de sa chambre et s’allongea sur le lit, attendant la mort.
Gnazia, surprise de ne pas la voir descendre pour tout lui raconter, monta une heure plus tard et frappa à sa porte. Elle n’eût aucune réponse. Inquiète elle appela le père qui enfonça la porte.
Lilly était inconsciente. Ils appelèrent les pompiers qui la portèrent aux urgences de l’hôpital.
Lily fût sauvée. 
Gnazia refusa d’aller voir sa sœur à l’hôpital. Elle se doutait de la cause du geste de désespoir de Lilly.
Les parents étonnés insistèrent.  Elle dit que cela lui faisait trop de peine. Ils insistèrent encore.                  Alors elle les envoya paître, menaçant de se trancher les veines.
Elle y consentit enfin, à la demande de Lilly.
Elle entra dans la chambre, la nuque basse, les joues en feu, elle était au supplice de la honte.
Leurs yeux se croisèrent. 
Pétrifiée Gnazia bloqua son souffle.
_ Tu sais que je le sais ?  
Prononça Lilly, d’une voix douce.
Gnazia baissa le front.
_ Tu t’en doutais ? C’est pour cela que tu ne voulais pas venir ? Tu as honte ?
Les larmes coulèrent sur les joues de Gnazia.
Lilly sortit une main tremblante des draps, saisit le poignet de sa sœur et dit d’un ton onctueux :
_ Tu es ma sœur !  Je t’aime ! je te pardonne !.
Gnazia releva la tête, déconcertée, incrédule.
Lilly avec un pâle sourire, dit :
_ Aucun garçon ne nous séparera ! Surtout pas ce goujat !
Alors elles éclatèrent de rire, un rire de gorge, douloureux, un déchirement nerveux qui expulsait l’angoisse, la déception, l’effroi, la solitude.
Gnazia se jeta contre la poitrine de sa sœur et y sanglota interminablement.

La Haine du Pardon
Lilly pardonna à Gnazia parce qu’elle l’aimait.  Elle ne pardonna jamais à Fabien sa goujaterie.
L’amour ne se confond pas avec le désir !  L’amour, le vrai, est pétri d’autres sentiments.  L’estime, le plaisir de partager autre chose que ces instants fugaces, aussi intenses soit-ils. L’amour est une communion, s’extasier ensemble, respirer ensemble.  Bref être deux en un.
Lilly avait aussi compris que Gnazia, vivait mal, dans cette éternelle confrontation, qu’elle ne s’épanouirait pas en sa constante présence.
Elle analysa leur vie, se jugeant responsable du mal-être de Gnazia. 
Elle se rappela cette sentence socratique que lui avait soumise son professeur de philosophie.

« Nul n’est méchant volontairement »

 Gnazia n’était méchante ni par nature, ni par intention, elle ne l’était qu’à cause d’elle.
Tout rendra dans l’ordre, ou presque. Lilly se montra très affectueuse, compréhensive, ce qui agaça Gnazia encore plus.

Elles réussirent leur baccalauréat, mention très bien pour Lilly, rattrapage pour Gnazia, en rage.
Lilly aimait profondément sa sœur.  Elle pensa que la séparation était inévitable. 
Alors que Gnazia choisit de s’employer dans la restauration dans le village voisin, Lilly décida, à contrecœur de s’éloigner et de partir étudier le droit à l’université.

Paradoxalement, Gnazia en souffrit beaucoup.
 Elle aimait sa jumelle à sa façon. Leur contigüité physique, leur proximité animale, ses rancunes, ses désirs de vengeance, en un mot la haine de son ainée qui la nourrissait depuis l’enfance.
Les jumelles s’éloignèrent donc.
Lilly à l’aise dans ses études, de plus en plus entourées de jolis garçons.
Gnazia S’épanouissait aussi avec brio. Aguichante, multipliant les aventures.
Lilly avait souvent la nostalgie de son petit village. 
Ce coin de paradis ou elle avait été si choyée, si heureuse.
Un jour de mélancolie elle se confia à une amie, qui rapporta tout à Gnazia. 
_ Comment ?  Elle joue les martyres ? 
_ Elle s’est sacrifiée pour moi ?  Qu’elle hypocrite ! 
Elle accapare l’argent des parents et elle se plaint ? Quel culot !. 
Sa rancœur augmenta et elle n’en haït que  plus  Sa jumelle.

Lilly obtint sa maîtrise de droit et tomba amoureuse de Paul, un étudiant brillant et sans un sou, qui avec ses lunettes rapiécées la regardait comme une étoile inaccessible, bien qu’il mesura deux mètres.
L’arrivée de cette perche, alerta Gnazia.  Elle ne voulait pas se faire distancer par sa sœur !                         Elle choisit parmi ses amants, le plus riche. Ingénieuse, elle lui extorqua le mariage.
Ce soir là se fût la fête dans la maison des parents. Gnazia avait trouvé un beau parti et Lillina était avocate.
Dans cette euphorie, Lilly avoua qu’elle était amoureuse et qu’elle désirait se marier elle aussi.
_ Que fait-il ?  S’exclamèrent en même temps les parents.
_ Des études de droit.
_ Et les parents ?
_ Ils sont morts dans un accident.
_ Il a de la famille ?
_ Non ! Il est seul et pauvre. Il travaille la nuit comme gardien, pour payer ses études.
_ Pauvre ? Et bien !
La voix de Lillina blanchissait, pendant que Gnazia buvait du petit-lait. Elle rempli les verres de champagne à ras, en disant :
_ Buvez ! Buvez ! Mon fiancé m’en a envoyé une pleine caisse avec un magnifique bouquet de roses.
Un long silence suivit, puis le père demanda :
_ Il a des diplômes au moins ?
_ Autre ! Il est avocat comme moi, mais il veut aller encore plus loin.
Les parents étaient abasourdis. Comment ? Leur Lillina si intelligente, promise à un riche parti s’était entichée d’un boursier !
Gnazia qui jouissait de ce spectacle, jeta : _ Et si on se mariait le même jour ?
Lilli interloquée se jeta en pleurant dans ses bras. Gnazia reprit :
_ Allez ! Fais-moi plaisir ! Tu te rends compte ?  Nées le même jour et mariées le même jour ?
Sublime non ?
Les Parents attendris par tant d’amour entre-elles   dirent oui.
Le double mariage fût un événement spectaculaire qui satisfit la cruauté de Gnazia.
Cinq cent invités pour elle et une trentaine pour Lilly.
Des présents merveilleux, argenterie, cristallerie, meubles de style pour l’une, des livres ou des disques pour l’autre.
Il y eût un bal fastueux dans un château loué pour l’occasion par le père du marié. 
La générosité de Gnazia n’eût d’égal, ce soir là que sa mesquinerie. 

Nous irons à l’essentiel.
Les années passèrent.
 Gnazia adorait tout de son mariage sauf son mari.
Elle avait l’argent, la reconnaissance sociale, mais le devoir conjugal lui coûtait.
Lilly et Paul avaient réussi leurs vies. Ils étaient dans l’aisance et toujours amoureux.
Lilly tomba enceinte, mais avorta à trois mois.
Le spécialiste lui dit qu’elle avait une malformation de l’utérus congénitale et qu’elle ne pourrait jamais conduire une grossesse à son terme.
_ Et ma jumelle ? demanda Lilly inquiète pour sa sœur plus que pour elle-même.
_ Elle aussi !
Quand Lilly avait annoncé à Gnazia, qu’elle était enceinte, Gnazia simula la joie mais elle était furieuse.
_ Comment ? C’est encore elle qui sera la première ?
Alors elle suspecta son mari d’être infécond et coucha avec un célibataire de trente ans espérant tomber enceinte et de faire croire à son mari que c’était le sien.
Il n’y eût rien à faire. Alors elle coucha avec un homme marié qui avait cinq enfants, se disant :
_ Celui là, au moins, n’est pas stérile !
Ce fût la même chose. 
Elle était désespérée.
Quand Lilly lui annonça qu’elle avait avorté à trois mois et qu’elle ne pourrait plus jamais avoir d’enfants.  Gnazia jubila.
Lilly continua avec beaucoup de précautions :
_ J’ai fait tous les examens ! Nous sommes infécondes toutes les deux !.
Gnazia chancela. Lilly voulut la prendre dans ses bras.
Gnazia, la bouche écumante de haine, un doigt pointé vers la porte, cria !
_ Sors d’ici ! Oiseau de malheur !
_ Mais Gnazia ! je ne te dis pas cela par méchanceté ? Je t’aime tu le sais ?
_ Dehors ! et n’y remets plus jamais les pieds !
Lilly se sauva en pleurant.
_ Bon débarras ! Rugit Gnazia, claquant la porte avec rage.


Comme on dit souvent chez nous : « La vie est faite d’escaliers. Certains les montent, d’autres les descendent » Il en fût ainsi pour Lilly et Gnazia.
Le mari de Gnazia, délaissé, pris une maîtresse. Gnazia divorça, mais réussi à obtenir une belle pension. Elle retourna dans la maison de ses parents. Désœuvrée, elle prit le vice des jeux de hasard.
Lilly et Paul avait réussi leurs vie sociale et professionnelle. Ils vivaient heureux, toujours aussi amoureux et résignés, lui travaillant de plus en plus, elle le soutenant sans se plaindre. Il eût, lui aussi une aventure passagère que Lillina pardonna. Gnazia qui ne pouvait comprendre une chose pareille, injuria Lilly pour ne pas avoir divorcé.           
                                                                                                                                                                                                       Les jours et les années s’écoulèrent.  Ceux de Lilly dans la tendresse et le pardon.                                            Ceux de Gnazia dans la jalousie et la haine de sa sœur. 

Lilly fût veuve à soixante ans.
À l’enterrement de Paul, il y eût un monde fou.
Tous les sans le sou qu’ils avaient défendus sans paye et tous les notables qui avaient fait leur fortune.

Les jumelles vieillirent. 
Les parents disparus, elles se retrouvèrent, comme au temps heureux de l’enfance, ensemble dans la maison paternelle. Gnazia ruinée, Lilly chargée d’argent.

Les villageois recommencèrent à dire en parlant des jumelles : « Lilly et l’autre »
« L’autre » ne le supporta pas. Alors elle s’ingénia à faire de la vie de Lilly, un enfer !
Souveraine, Lilly pardonnait, son sourire de Madone toujours allumé à ses lèvres.
Plus Lilly pardonnait, plus Gnazia enrageait.
_ Elle s’arrêtera un jour de se faire valoir ?  De me provoquer avec son indulgence ?                      D’être toujours plus aimable, plus intelligente, plus douée, plus patiente, plus gentille, plus, plus, toujours plus ! Maintenant suffit ! Il y en a une de trop ! Je vais la pousser à me haïr ! Elle va voir ce que c’est que de vivre dans la haine !.                                                                                                                                   

Fabien entêté ruminait    sa vengeance.
 Il fallait qu’il trouve pourquoi Lilly avait tué Gnazia. Pour lui Gnazia avait franchi une limite, dit des choses que Lilly ne pourrait supporter, alors Lilly excédée l’avait poussée dans le puits.

Tous les dimanches Lilly allait à la messe, buvant les paroles du prêtre. Agenouillée, mains jointes elle priait avec ferveur pour sa sœur demandant à la Sainte Vierge de rendre sa sœur plus supportable
Gnazia restait à la maison se demandant qu’elle mauvaise action pourrait faire enrager Lilly.
Mettre trop de sel dans l’assiette de Lilly, dans laquelle elle crachait souvent, déchirer ses photos, salir son linge, faire cent et cent crasses à sa sœur pour l’amener à sortir de ses gonds.
Lilly imperturbable avalait tout.
Puis il y eût l’accident. La disparition de Gnazia tombée dans le puits du jardin au désespoir de Lilly.
Après ce drame, Lilly alla tous les jours à l’église.
Fabien la regardant passer grommelait :
_ Regardez-moi celle là ! Elle n’a même pas honte de se trouver en face du Christ !
Il eût une idée. Chercher dans la maison de Lilly une preuve de sa culpabilité, pendant                                  qu’elle était à l’église.
Il y entra, franchissant en cachette, le mur du jardin.
Il chercha partout, sans se rendre compte du temps qui passait. Il ne trouva aucune affaire de Gnazia. Normal, Lilly avait tout brûlé.
En cherchant mieux, il fût intrigué par la présence sur la table de nuit d’un billet de loterie acheté                               la veille pour le tirage de ce soir.
Pensif, il s’assit sur la margelle du puits.
_ Cela est bizarre ! Lilly a pris le vice de sa sœur ?                                                                                                          Il y crut un instant, puis une autre idée traversa sa tête. Il dit à mi-voix :
_ Et si c’était Gnazia qui ?…
Il n’eût pas le temps de finir.  Comme s’il ressentait une présence, il leva les yeux.
À peine eut-il le temps de voir une bûche, un morceau de bois court et gros qui lui éclata la tête avant de disparaître dans le puits.
Le lendemain Lilly, qui y avait jeté dans la nuit un monceau de pierres pour recouvrir le cadavre de Fabien, appela un maçon pour obturer le puits par une dalle en béton.

Fabien avait fermé sa maison avant de partir chez Lilly. Il partait souvent.
Les gens pensèrent que Fabien toujours aussi amateur de femmes, était parti vivre avec une femme de la ville.

Lilly, avec son sourire de Madone, continua d’aller à l’église fière du respect de tous les villageois.

Le jardin devint le paradis des fleurs.
Il en débordait de tous les murs.  Liserons rampants à fleurs de diverses couleurs en forme d’entonnoir, rosiers épineux chargés de roses odorantes aux couleurs les plus étranges, coquelicots rouges et altiers comme des crêtes de coq, marguerites au cœur jaune et aux pétales d’un blanc immaculé,  violettes  humbles et odorantes, géraniums, les ombrelles ouvertes au soleil.
De ce paradis, de temps en temps s’élevait un chant lancinant, tel une berceuse.
Un jour, un rouge-gorge passant par là en compagnie d’un étranger, intrigué par ce chant, s’y aventura.
Une vielle qu’il jugea approcher des quatre-vingts cinq ans, assise sur la dalle du puits, chantonnait à mi-voix une étrange mélodie.

« Ici !
vit une reine
La plus belle, la plus enviée
Elle surpasse en tout Lilly
C’est Gnazia !
La mal aimé »

Le rouge-gorge se posa sur le seau toujours suspendu à sa chaine rouillée, oscillant légèrement comme bercée. La vielle le chassa, frappant de sa canne, avec rage le seau en fer qui résonna lugubre. Le rouge-gorge s’envola apeuré, se posa sur l’épaule de l’étranger, lui susurrant  quelque chose à l’oreille, puis se jeta en  gazouillant  à nouveau dans le jardin.
L’étranger le suivit. Il frappa à la porte qui s’ouvrit sur une vieille édentée, tremblante appuyée à un bâton noueux.
Gnazia le reconnu aussitôt. Elle savait qu’un jour il viendrait. La disparition de Fabien était devenue suspecte. Une enquête avait été ouverte commandée par le procureur.

 

À son regard elle comprit qu’il savait.
Les yeux creux, vides de toute vie, résignée, d’une voix éteinte, elle murmura :
_ Je vous attendais ! Vous en avez mis du temps !
_ Si vous saviez combien elle me manque ?
_ J’attends la délivrance chaque jour, mais la mort ne veut pas de moi !
_ Chaque jour je prie la Sainte Vierge pour qu’elle me fasse la grâce de la rejoindre là-haut.

Le commissaire André Mattei, dit le rouge-gorge, regarda avec pitié cette flamme vacillante                              qui ne demandait qu’à s’éteindre.
Il chercha les yeux du rouge-gorge, y trouva la réponse  qu’il espérait.
Rassuré, il pensa lui aussi que c’était la bonne solution.
Alors, le cœur en paix, Il ferma la porte tout doucement et Il s’en alla avec son fidèle compagnon,      sa conscience apaisée…
                                                                                                                    

 


***

Aujourd’hui les cloches du petit village sonnent le glas.
Ignace trône dans la petite église dans un cercueil chargé de fleurs.
Les gens prient pour le repos de l’âme de celle qu’ils croient être Lilly.
Chacun se souvient de la vie tourmentée que « l’autre » lui a infligée.

Les volutes de l’encens assombrissent un instant l’eternel sourire de la Vierge.
Le temps qu’elle s’interroge sur les chemins tortueux des sentiments humains.

Le temps de se demander :

« Est-il si simple de pardonner ? «