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A canzona di u trenu

Porto Vecchio la gare - Tomasi

Porto Vecchio la gare- Tomasi

A CANZONA DI U TRENU et MARIA FELICE.

Extraits du discours de A.D.MONTI (ADECEC)

Qui était MARIA FELICE ? Qui était cette femme qui n’a laissé comme nom d’auteur que son double prénom ? Plus d’une fois j’ai interrogé les anciens :

  • Ma a casata ?

Personne n’a su me répondre.

  • Si chjamava MARIA FELICE.

Et pourtant je crois pouvoir affirmer que c’était une Marchetti.

Le seul témoignage certain que nous ayons sur MARIA FELICE est celui de Xavier Tomasi qui a publié cinq strophes de A CANZONA DI U TRENU et en a transcrit la musique dans son ouvrage " LES CHANSONS DE CYRNOS ", publié en 1933 .

Xavier Tomasi avait 13 ans en 1889, l’année où Sadi Carnot, président de la République, visitait la Corse. Il habitait Aléria. Son père l’autorisa à se rendre à Bastia pour assister aux festivités. Mieux, il lui confia son vieux cheval et lui donna une pièce de cinq francs. Arrivé à ACQUA NERA, le cheval était fourbu. Xavier Tomasi décida de passer la nuit à l’auberge de MARIA FELICE. Il raconte :

" C’était le soir, une auberge jetait son ombre sur le bord de la route ; j’y fus accueilli avec courtoisie. Réconforté par un frugal repas de mes fatigues, je savourai un instant de bien-être. Dans un coin de la salle, une femme déjà vieille et aveugle filait sans bruit, tout en donnant des ordres pendant la veillée. Sur la demande d’un groupe de muletiers, elle voulut bien nous chanter la complainte du train, très en vogue à cette époque, chanson satirique sur l’installation des chemins de fer en Corse, qui paralysait son commerce. J’étais saisi par cette voix, douce comme celle d’une jeune fille ".

Il faut dire que le hasard avait bien fait les choses. Xavier Tomasi jouait de la flûte et, à Aleria, il s’était déjà passionné pour le chant corse à en pleurer en écoutant une VOCERATRICE renommée : ZIA RUSETTA.

Il aurait pu s’arrêter dans une autre auberge, les établissements de ce genre s’étant multipliés depuis que, une quarantaine d’années auparavant les routes de la région avaient été rendues carrossables.

La route de BASTIA à BONIFAZIU avait été livrée à la circulation en 1848 et, l’année d’avant, on avait procédé à l’élargissement de la route de CERVIONI aux PRUNETE. Le " JOURNAL de LA CORSE " du 24 avril 1847 disait :

" Déjà l’on parle de l’établissement d’une diligence qui, tous les jours, se rendrait de Cervione à Bastia et de Bastia à Cervione. Le chef lieu de canton, auquel toutes les communes environnantes tentent de se réunir, acquerra un jour une telle importance qu’on songera peut-être sérieusement à réaliser le vœu exprimé plusieurs fois par le Conseil général d’y établir une sous-préfecture ".

Lorsque, en 1888, le train arrive pour la première fois aux PRUNETE, il y avait dans le CAMPULORI, en dehors des agglomérations, sur à peine une dizaine de kilomètres, neuf auberges : E PIANE, SAN NIOLO, A CASA D’INTEA, A VULPAIOLA, PRUNETE SUTTANU, PRUNETE SUPRANU, ACQUA NERA, PADULONE, et enfin TAVERNA, la bien nommée, qui retrouvait sa fonction de relais qu’elle avait eu à l’époque romaine à mi-chemin sur la route qui conduisait d’ALERIA à MARIANA.

Dans son auberge d’ACQUA NERA, MARIA FELICE quoique aveugle, dirigeait son affaire avec toute l’autorité que nécessite un tel métier. Cette autorité s'exerçait d’abord sur ANGHJULINU (ANGHJULINU fait ceci… ANGHJULINU fait cela…), un Lucquois m’a-t-on dit, et son concubin, paraît-il !

Le commerce de MARIA FELICE était d’un bon rapport : les charretiers, les cochers, les muletiers au costume rutilant et au verbe haut, passaient pour les meilleurs des bons vivants et levaient facilement le coude. Il est vrai que la poussière des chemins dessèche la gorge.

MARIA FELICE se complaisait dans ce milieu. Sa clientèle bruyante lui faisait oublier sa cécité. Jusqu’au jour où l’arrivée du train devait détourner une partie de sa clientèle vers la gare des PRUNETE et amener progressivement le silence dans l’auberge, un silence troublé au moins quatre fois par jour par l’atroce bruit de ferraille des convois passant à quelques mètres.

Cette femme d’affaires, cette femme énergique allait ainsi se livrer à la méditation, aux noires pensées, à un âge où il n’est plus possible de refaire sa vie. C’est ainsi que naquit A CANZONA DI U TRENU.

U trenu chì và in Bastia
Hè fattu per li signori ;
Pienghjenu li carritteri
Suspiranu li pastori ;
Per noi altri osteriaghji
Sonu affani è crepacori.

Ainsi, pour les aubergistes et d’autres catégories sociales, c’était le marasme. Une exception : les bourgeois (i signori). Eux qui empruntaient très peu la diligence, se déplaçant en tilbury (u calescinu) durent marquer un engouement pour ce moyen moderne de locomotion : le train.

Une rage meurtrière s’empare de l’improvisatrice. L’ennemi n’est pas à l’échelle humaine. Les ongles, le stylet, et même le pistolet ou le fusil ne feraient pas la moindre égratignure à ce monstre d’acier. Il faut des armes puissantes : la mitrailleuse, le canon, des centaines de canons.

Anghjulì lu mio Anghjulinu
Pensatu n’aghju una cosa,
Quand’ellu passa lu trenu
Tirali una mitragliosa,
E’ li sceffi chì sò nentru
Voltali à l’arritrosa.

Ci vogliu piazzà un forte
In paese di Cervioni,
E’ nantu ci vogliu mette
Più di trecentu cannoni ;
Quand’ellu passa lu trenu
Spianalli li so vaggoni.

Ce dernier couplet est peu connu. En 1933, de A CANZONA DI U TRENU, Xavier Tomasi avait publié cinq strophes. La même année, les éditions Lemoine en avaient donné six avec une transcription originale pour guitare de Jacques Tessarech et un arrangement pour chant et piano de Lambroschini. En 1953, le même éditeur n’en donne plus que cinq avec une harmonisation de Félix Quilici.

J’ai voulu savoir si la mémoire populaire avait conservé d’autres strophes et on m’en a donné, en tout, treize. Bien entendu, je fais des réserves sur les sept qui s’ajoutent aux six publiées, les six qui, sans conteste, sont les plus belles. Pour certaines des sept, il y a sûrement des déformations. Il est même fort possible qu’il y ait eu création.

Pour ce qui concerne la strophe délaissée à deux reprises par les éditeurs, il s’agit de celle du " catinu ". La valeur littéraire n’a pas prévalu sur le caractère scatologique. J’y reviendrai.

Mais d’abord suivons MARIA FELICE dans ses imprécations. Voici que derrière le monstre de fer, au milieu de la fumée noirâtre, se profile l’ombre de l’inventeur, être anonyme, chevalier à la triste figure (" brutta ghigna ").

A’ ch’hà inventatu lu trenu
Hè statu una brutta ghigna.
Li ghjunga u filosserà
Cum’ell’hè ghjuntu à la vigna,
Li caschinu li capelli
Incù la più forte tigna.

MARIA FELICE a cherché le mal qu’elle pouvait souhaiter à l’inventeur. La peste ? Non ! Quelque chose de plus terrible : le phylloxéra. Pensez que ce puceron américain puisse s’attaquer à un être humain, peut sembler résulter tout simplement de la naïveté de l’auteur. Mais si l’on sait qu’à l’époque, pour des régions viticoles, le phylloxéra est " le mal qui répand la terreur ", tout change.

Le puceron maléfique avait fait son apparition en Corse en 1869 avec des cépages importés du midi de la France, mais la grande invasion se produisit en 1879. Le phylloxéra se manifesta, cette année là, à CERVIONI, SAN BRANCAZIU DI CASINCA et BIGUGLIA. Ce fut une grande calamité et désormais le mot sera prononcé avec épouvante.

A l’époque CERVIONI dépassait pour la première fois – et ce sera la dernière – les 2000 habitants. En 82, on enregistrait 73 naissances. Cette démographie était la conséquence d’une prospérité économique due au vignoble et à l’excellence de son vin, comme l’atteste une berceuse :

Ch’ellu ti sia cuncessu
Tuttu l’oru di la Spagna,
Le pecure di lu Niolu
E’ l’oliu di la Balagna,
U vinu di Cervioni
E’ d’Orezza la castagna.

Hélas ! cette population s’était dangereusement orientée vers la monoculture. En quelques années, elle se réduisit du quart. Plus de 500 personnes émigrèrent sur Bastia, Marseille et Alger. Pour la commune ce fut une ruine économique. Les grands projets prêts à être subventionnés : construction d’un appontement aux PRUNETE, construction d’un groupe scolaire, etc… étaient abandonnés. Le registre des délibérations municipales est rempli de lamentations et on y lit des conclusions aussi inquiétantes que celle-ci :

" Attendu que la situation de la commune, qui par suite du phylloxéra se trouve privée de ressources, ne permet pas de faire face à toutes les dépenses :
Délibère : l’école maternelle est supprimée. Le Conseil prie M. le Préfet de vouloir bien accorder à la commune la suppression du deuxième adjoint à l’école des garçons ".

Ceci explique que, pour MARIA FELICE, le mal qui avait détruit le vignoble et perturbé toute une population était le mal suprême.

On m’a donné une autre strophe avec une rime suspecte où il est question d’inondations. La voici :

Ch’ellu piovi mesi interi
E’ po empiene una pozza
Ch’ellu s’anneghi lu trenu
A’ l’entre di Casamozza
Micca pè li passageri
Ma per quellu chì li porta.

Dans sa fureur, MARIA FELICE n’oublie pas les riches propriétaires terriens de CERVIONI qui avaient profité de la construction du chemin de fer pour céder de la construction du chemin de minces rubans de terre à des prix prohibitifs. Je vous renvoie au livre de Paul Bourde, publié en 1887, qui donne des noms et des chiffres :

Di lu caminu di ferru
Si ne falinu li ponti ;
Tandu li pruprietarii
Poranu fà li so conti,
Chì per dà la signatura
Elli eranu tutti pronti.

Notre poétesse semble arrivée au summum de se malédictions. Et cependant elle n’est point satisfaite. Elle sait qu’il y a quelque chose de plus fort que la haine. le mépris. Elle bouscule Anghjulinu… Vite… Démène-toi… Va voir s’il est plein… et, suprême injure, elle décide de faire au chef de train, l’offrande du pot de chambre :

Anghjulì lu mio Anghjulinu
Datti un pocu di rimenu,
Vai è feghja issu catinu
S’ellu hè viotu o s’ellu hè pienu,
Ch’avimu da prisentallu
A’ lu sceffu di lu trenu.

Maintenant que MARIA FELICE a épanché toute sa rancœur et fulminé ses anathèmes, elle se sent plus calme. Il faut penser à la liquidation des affaires.

Un’ si vende più furaggi
Pocu pane è micca vinu,
Passanu le settimane
Senza vende un bichjerinu,
Chì ci avimu più da fà
In piaghja lu mio Anghjulinu.

Anghjulì le nostre chjose
Suminemule à granone
Chì lu ladru di lu trenu
Un’cunsuma chè carbone
Avà ci tocca à piglià
Un’altra decisione.

Anghjulì lu moi Anghjulinu
Preparemu la mubiglia
E’ po mettila in vittura
Incù tutta la famiglia
Chì lu ladru di lu trenu
Da noi solli ùn ne piglia.

La répétition, par MARIA FELICE, de l’expression " u ladru di u trenu " n’est pas impossible. Mais la voir apparaître une troisième fois dans deux strophes qui évoquent un certain MICAELLU qui se serait reconverti, laisse à penser que d’autres personnes ont voulu développer –bien mal d’ailleurs – A CANZONA DI U TRENU.

Anghjulì le nostre mule
Portemule à lu macellu
Chì lu ladru di lu trenu
Passa è vene da per ellu.
Hé cuntentu Micaellu
Ch’hà impiegatu lu fratellu.

Micaellu di lu trenu
Si n’hà fattu un forte dolu,
U vegu falà in panchetta,
Ellu sempre marchja solu ;
Hà una forte cantina
Ci hà impiegatu lu figliolu.

La conclusion serait la suivante :

Mi vogliu fà una casetta
Vicin’à Monte Rutondu,
Ch’ell’ùn abbianu sentoru
Mancu s’o sò à stu mondu ;
Ci vole ch’o mi ramenti
Chì lu dulore hè prufondu.

Non, MARIA FELICE ne s’est pas retirée sur le Monte Rutondu. On m’a dit qu’elle a habité quelque temps Cervioni, au Casone, cette HLM de l’époque.

En tout cas elle n’est pas morte dans la commune. Un état civil tenu en fait foi. Où ? Je l’ignore, et je laisse le soin à d’autre chercheurs de découvrir son lieu de naissance et le lieu de sa mort.