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Francese

LINGUA E SUCETA: Traduzzione, puesia è alterità

En quoi la pratique des rencontres poétiques et de la traduction favorisent-elle la prise en charge de l'altérité?

“En quoi la pratique des rencontres poétiques et de la traduction favorisent-elle la prise en charge de l'altérité?”

Dire que la traduction favorise une prise en charge de l’altérité suppose, presque a priori, un jugement éthique positif. Prendre en charge l’autre, serait une des infinies déclinaisons possibles de cet amour du prochain auquel nous invite autant la religion que le civisme.

En faisant entrer l’autre dans ma langue, j’irais intensément vers lui, je l’écouterais de la façon la plus active qui soit, je me mettrais en danger, je montrerais à mes lecteurs, en toute humilité, l’étendue de mon savoir forcément limité, que justifierait cet acte d’amour, j’accueillerais et j’adopterais l’autre, en lui prêtant ma voix et ma langue. Entendons par “l’autre”, non pas seulement tel ou tel autre, que je pourrais accueillir, le cas échéant en lui demandant de renoncer à lui-même, mais l’altérité tout entière. En la traduisant, je l’accueillerais donc avec son histoire, sa culture dans ma culture, bref je favoriserais sa “prise en charge”.

Pourtant, il me semble que cet autre, cette altérité soit d’abord quelque chose qui a à voir avec le moi. C’est donc un peu de moi traduisant, dont je vais parler, en faisant état de ce que l’analyse m’a révélé très tard, et tout en formulant l’hypothèse que mon expérience est partagée par un certain d’autres traducteurs, après l’avoir parfois évoquée avec certains d’entre eux.. C’est pourquoi, au risque de décevoir, et sans vouloir pour autant faire acte de contrition, car je ne me repens de rien et je promets de récidiver, mon activité parfois compulsive de traducteur n’est pas en premier lieu un acte pur ni généreux à proprement parler, mais prend sa source dans un conflit intérieur qu’elle tente de réguler et qui, s’il n’est de règle, est partagé par de nombreux traducteurs.

La grande majorité des traducteurs se recrutent, et c’est assez naturel, chez des sujets au moins bilingues, voire polyglottes, ce qui peut sembler un gage d’efficacité, si tant est que le traducteur littéraire ne soit pas seulement amené à restituer le travail du créateur dans une autre langue, mais aussi l’expérience humaine que l’écrivain partage avec ses lecteurs dans la langue que les circonstances de la vie lui ont donné. L’expérience de la langue en général, nombreux sont les autobiographes qui en ont fait état – Jean-Paul Sartre dans Les mots, Elias Canetti dans La langue sauvée, pour ne citer que deux des plus intéressants –, est souvent fondatrice de l’expérience de l’écriture. Il n’y aurait donc rien de surprenant qu’il en aille de même du traducteur. Or l’apprentissage d’une langue est presque toujours à l’origine d’une relation d’amour ou de haine, de fascination, de soumission ou de rejet, voulue par la coercition qu’elle exerce  sur le sujet.

D’autres que moi, comme Jakobson, Barthes ou plus récemment Pascal Quignard en ont parlé, allant jusqu’à évoquer la servitude dans laquelle elle nous fait grandir, en modelant notre cerveau, en le façonnant, de sorte que celui qui croit maîtriser une langue, en user avec le plus de liberté serait en réalité celui qui s’est aliéné à elle jusqu’à la servilité, état que le sujet érige parfois en supériorité pour adopter vis-à-vis de ceux qui n’ont pas le même degré de maîtrise un conservatisme d’autant plus sourcilleux et une attitude d’autant plus castratrice. Chacun comprendra lesquels de nos puristes je vise. Toujours est-il que l’apprentissage simultané de deux langues est doublement problématique pour l’enfant que cherchent à s’approprier ces deux déesses jalouses.

Les conditions dans lesquelles cet apprentissage se fait, s’agissant d’une deuxième langue, sans qu’on puisse nécessairement instaurer un ordre ou une prééminence, supposent donc un conflit inhérent au fait que vivre dans deux langues, pour un enfant, signifie tout d’un coup devoir admettre que la réalité peut se dire de deux manières, donc que la langue est un code, quelque chose de finalement arbitraire, puisque un arbre peut finalement se dire de plusieurs façons, être féminin, masculin ou neutre.

Alors que le sujet monolingue grandit, pour sa part, dans l’illusion du bonheur prébabélique ou cratylien de ne nommer les objets que par des noms propres, cela est interdit au sujet bilingue ou diglotte, qui sait très tôt que les noms sont loin d’être communs à toutes les langues.. Quand les langues sont sœurs et aussi proches que le sont deux langues romanes, le conflit peut s’en trouver redoublé et donner lieu à de multiples interférences. Plus ce risque est grand, plus la maîtrise est de rigueur, faute de quoi on peut être tenté par d’autres voies, celle du sabir ou du rejet de l’une des deux langues. Bien des Corses pourraient témoigner des différentes stratégies, parfois contradictoires ou opposées, dont un sujet ou une communauté gère ce conflit :

– Compartimenter l’usage de chacune de ses deux langues selon différentes modalités (langue du cœur / langue de l’esprit ; langue de la famille / langue du travail…)

– Parler avec un tel une langue, avec un tel une autre…

– Développer une conscience suraiguë des différences entre les deux langues au point de choisir de préférences les expressions les plus idiomatiques pour mieux les distinguer.

– S’interdire l’une de ses deux langues, tout en déclarant la connaître, la parler ou du moins la comprendre.

Ou au contraire :

– Revendiquer, en les multipliant, calques et emprunts dans l’un ou l’autre langue, une culture hybride, provocatrice.

– Parler dans une sorte de sabir (francorse ou corsancese) ou passer constamment d’une langue à l’autre, y compris dans une même phrase.

La traduction, tout en procédant chez le sujet d’une gestion intime du bilinguisme ou de la diglossie, va au-delà de ces arrangements et prétend dire dans une autre langue ce que la première dit. Elle répond à la logique du miroir, dont elle feint de refuser indéfiniment le caractère intrinsèquement déformant. Car, alors qu’on pourrait croire que les traducteurs se réjouissent de la multiplicité des langues, la traduction, n’est peut-être que l’infini désir, le regret éternel d’une langue unique et son illusion. L’apprentissage boulimique de langues multiples témoigne aussi de cette pulsion et de cette nostalgie d’avant Babel. C’est pourquoi, je ne peux pas être tout à fait d’accord avec Rosa Alice Branco quand elle dit que “La vie, comme la traduction, requiert que l’on se décentre de soi-même et rende plus légère l’épaisseur du moi”, même si en dernier ressort, et après coup, je la rejoindrai.

Il me semble que l’opposition radicale entre le moi et l’autre, dont on sait qu’elle est fondatrice de la conscience, n’est dépassée que dans ces moments de fusion, dans lesquels on perd la conscience de soi. Faute de pouvoir revenir à l’âge d’or, dont le référent est probablement la première enfance, nous pouvons abolir cette opposition qui nous déchire, dans des instants de communion, avec le monde, la nature, avec Dieu, avec l’être aimé, ces moments que Ghjacumu Thiers appelle “L’arretta bianca”, le blanc étant la synthèse et la négation de toutes les couleurs, de même que “la halte” abolit le temps.

Il en va un peu de même dans la traduction : en traduisant, j’anéantis symboliquement la pluralité des langues, je réduis l’altérité, je me réconcilie avec mon être déchiré. Je ne rends pas “plus légère l’épaisseur du moi”, mais je réconcilie ce moi avec lui-même, je lui donne provisoirement une unité rêvée. Cette partie de moi qui résiste à la dispersion des langues et du réel, qui selon Pascal Quignard serait “la séquelle de la langue”1, s’en trouve comme apaisée, guérie de ses maux.

Il n’est pas de traducteur qui ne dispose, ne serait-ce que partiellement, d’au moins deux langues, et ce qui se joue dans la traduction, c’est d’abord la relation d’amour ou de haine qu’entretiennent en lui ces deux langues. La prise en charge de l’altérité n’est pas nécessairement la finalité première de la traduction, l’autre est avant tout de la langue à laquelle je me confronte, avec laquelle je bataille pour éprouver à la fois ma faculté – et du même coup la faculté de la langue cible – de prendre en charge l’autre. Le risque d’échec, toujours redoutable pour un traducteur, passe au second plan, tant le désir d’en faire l’épreuve est grand. Il ne s’agit pas ici de chercher à éblouir un éventuel lecteur, mais de ce face-à-face avec soi-même que suppose le passage en soi d’une culture et d’une langue à une autre. Par la traduction, je démêle en moi ce qui appartient à l’une et à l’autre, de distingue pour effacer provisoirement la langue source. J’exclus ici de ce processus la traduction calque, le mot à mot qui renonce à transcrire dans une autre grammaire et s’en tient à des équivalents lexicaux, souvent bien imparfaits.

Le psychanalyste polyglotte Michel Larivière a dit un jour : “Pour se rendre apparente cette grammaire, il faut arracher la langue à sa présence à soi : déstabiliser ses évidences et ses interdictions en soumettant celles-ci à l’altérité d’une autre grammaire, à leur mise en question par une langue étrangère. 2” ce qui me porte à dire que, traduisant, je considère l’une de mes langues comme étrangères, je la regarde de biais, sous un angle nouveau. C’est lorsque ce travail a lieu que commence réellement la prise en charge de l’altérité, et au-delà le partage véritable. Ce partage, que la traduction rend possible, mène d’abord à la connaissance de l’autre en soi, mais, presque que par accident par la publication, elle communique cette altérité à tous ceux à qui elle est déniée par leur ignorance des autres langues.

Certes on écrit, de même qu’on traduit de la littérature, toujours d’abord pour soi, à partir d’une crise, que l’écriture va prendre en charge et résoudre, pour recomposer la réalité, la nommer, la rendre habitable. Mais sans l’horizon d’une publication, ni l’écrivain ni le traducteur n’échapperait au solipsisme, ne connaîtrait l’heureuse illusion d’avoir frotté sa solitude à celle d’autrui. Il faut donc, pour mener à son terme un travail d’écriture, bien autre chose que la pulsion, fût-elle puissante, de l’écrire ou du traduire. La dimension du partage, qui nous justifie et, plus que tout, nous donne un but, nous pousse à aller jusqu’au bout de nous-mêmes, est présente, si non dans l’effort initial de traduction, que peuvent aussi motiver la curiosité ou même le jeu, mais dans la manière dont cent fois on se relit, on s’oublie dans le travail pour s’approprier l’autre, tout en se coulant en lui, en s’effaçant, en se laissant envahir par l’auteur que l’on traduit, et successivement par le lecteur auquel on se substitue dans la relecture, en prenant soudain du recul.

Ce qui se jouait dans l’intimité du sujet est devenu un acte à forte dimension sociale et à forte valeur ajoutée, un acte salvateur et généreux, qui de surcroît permet à l’auteur traduit d’augmenter son nombre de lecteurs, de passer les frontières, de vivre dans l’illusion de l’universel, comme si la traduction en devenait soudain la preuve. Il n’en reste pas moins que ce qui donne sa vibration, sa beauté à la littérature, création ou traduction, c’est sans doute ce qui s’y joue, ce qui implique profondément le traducteur ou l’auteur, cette crise intime dont la littérature serait toujours le dépassement.

François-Michel Durazzo (Corti, 10 mars 2005)

1. Pascal Quignard, Petits traités, Maeght, 1990.

2.Michel Larivière, “La folie de l’interprète”, conférence prononcée dans le cadre du séminaire “Psychiatrie, psychothérapie et culture(s)”, Année 1991-1992 : “Psychothérapie interculturelle ?”