Le Silence

I
“Tout se passe dans le silence”
Plotin, Ennéades, III.8.5
 

Au commencement, seul le silence.
Dieu n’était pas encore né.
Dieu naquit du silence
pour y créer une vie perpétuelle,
un battement sans fin.
Et du silence, jaillit l’univers.
Il était bleu.
La matière existait,
la Terre advenait.
Puis il y eut l’horizon,
un Soleil rouge y posait la lumière
et les yeux apprenaient à rêver
et la nuit avançait parmi les corps.
Au-delà de la peur,
de la voix,
au cœur du monde
seul vit le silence.

 
II
“L’Un est toutes les choses et il n’est aucune d’entre elles”
Plotin, Ennéades, V.2.1

 
L’azur brûle.
La lumière palpite
comme un vent
au fond des regards.
Un froid muet
hante l’univers.
Le ciel s’ouvre au jour
et occulte
le vaste geste
de la nuit.
La vague s’affale
sur cette bande de pierre broyée,
chute du temps qui nous imprègne
comme la neige ou le soir.
D’ambre, ce couchant.
Le vif argent des ombres
parcourt chaque chambre.
Un seul souffle nous dessine
et nous blesse.
Un seul souffle arrête nos cœurs,
meut des astres lointains.

 
III
“L’Un n’est pas lui-même l’être, mais le générateur de l’être”
Plotin, Ennéades, V.2.1
 

La lumière t’éveille
que pose le Soleil sur l’horizon,
la nuit vaste ouvre
son vêtement d’étoiles.
Le vertige du monde
t’emporte en son centre,
une force immense
d’eau, de terre,
saturée d’air et de feu,
t’engendre,
tu peux sentir son souffle
chaque fois que tu respires.
Peut-être n’en sauras-tu jamais le nom,
peut-être déjà le connais-tu.

 
IV
“L’Un est une puissance, et une immense puissance” Plotin, Ennéades, V.3.16
 
L’air dense du soir
verse dans les yeux
des intensités de sel,
sensations de vagues
et rêves.
Le temps pèse sur tes paupières.
Ton pas est incertain
et déjà la douleur raidit ton geste.
Fatigué, le cœur
s’arrête, et tout le corps brûle.
La mémoire s’épuise.
L’azur s’éloigne.
Pourtant, au-delà de la mort,
de chaque mort qui impose le silence,
le monde renaît
avec chaque gorgée de lumière
et c’est une force immense

 
V
“L’âme de l’univers (…) ressemble à l’âme d’un grand arbre qui, sans fatigue et silencieusement, en gouverne la vie”
Plotin, Ennéades, IV.3.4

 
Le monde respire dans le silence de la feuille.
Le vent, la houle de la lumière
l’ont détachée de l’arbre.
Je respire le flux du monde,
la vie qui resurgit.
La feuille repoussera
sur la même branche,
toujours pareille, toujours autre,
dans la quiétude de l’arbre.
Léger, résonne
l’univers qui palpite.
Au-delà de la lumière,
les racines sans temps,
le ciel inaccessible.
Tout est un, partout.

 
VI
“Ce changement incessant (…),cette incessante destruction.”
Plotin, Ennéades, II.1.1

 
Enfoui dans la mémoire, le passé
ne revient que par le rêve.
Le sablier du cœur
déjà s’épuise
et se vide.
Être exige de nous du temps.
Le changement est continu
et dans un même élan,
cruel et beau.
À chaque instant, le monde s’invente
et nous détruit.
La vie croît
sur terre, dans la mer,
dans les milieux les plus hostiles,
au-delà de l’univers visible.
Partout, une âme infinie,
un coucher de soleil toujours recommencé.

 
VII
“Dans l’univers, nous voyons
des contraires : le blanc et le noir, le chaud et le froid, l’animal ailé et l’animal
sans ailes, celui qui a des pieds
et celui qui n’en a pas.”
Plotin, Ennéades, III.2.16
 

Les contraires se cherchent,
s’efforcent d’être
et de se fondre
en un même corps.
Les pas se perdent dans la terre,
jusque dans le feu dont brûlait la planète,
la mer originelle,
le temps qui, pour la première fois,
palpite dans les yeux,
au cœur du monde,
cet animal immense, sans destinée.
La terre est notre ancêtre.

 
VIII
“Le monde n’a jamais commencé”
Plotin, Ennéades, II.1.4

 
Depuis toujours, le silence est là.
Il se déploie comme la lumière
ou l’obscurité parmi les astres,
comme l’aigle dans l’air,
la tortue dans la mer,
comme le souffle de l’aube
sur les cimes nues de temps.
Les feuilles des érables rouillent.
La neige tachette des étendues arides
que ronge un vent glacé.
Par vagues, les nuages
recréent l’horizon.
Je sens sur la peau une odeur de pluie.
Le monde descend, éternel,
vers son centre.

 
IX
“Il y a toujours des hommes et des chevaux, mais ce ne sont pas les mêmes”
Plotin, Ennéades, II.1.1

 
Voici le cheval, le faucon, l’olivier.
Quand je les vois, je reconnais
un cheval, un faucon, un olivier.
Toujours ils sont mêmes,
et toujours autres.
Le faucon vole et chasse
depuis des siècles
dans le delta du Nil
au-dessus des bâtisseurs de pyramides.
Aujourd’hui comme jadis,
les femmes et les hommes
engendrent des vies
qui leur ressemblent.
Le rêve s’accomplit :
le cheval court
et je suis cet homme
qui, il y a des siècles,
vit courir le cheval.

 
X
“L’infini n’est pas un accident
de la matière; il est la matière elle-même”
Plotin, Ennéades, II.4.15

 
Cet azur de l’hiver
prononce le nom ancien de l’infini.
Je me laisse porter par son vertige
au seuil du rêve.
Un Dieu de compassion m’a donné l’oubli.
Mes mains explorent
le visage du monde.
Fragile,
je m'enfonce dans cette nuit,
image de l'éternité.
L’horizon s’éteint.
La vie sourd et meurt.
La matière persiste.
La lumière se fixe dans l’œil.

 
XI
“Les animaux se dévorent les uns les autres; les hommes s’attaquent entre eux; la guerre est incessante,
sans repos ni trêve”
Plotin, Ennéades, III.2.15

 
Ancien comme le souffle.
Les corps se blessent,
le sang coule.
Les animaux s’entretuent
par instinct,
se nourrissent
ainsi repoussent la mort.
Le souvenir du fruit
s’estompe entre les lèvres
Les miroirs du midi,
la fatigue de la mer,
une pluie lointaine, rien ne cesse.
Toujours nu,
toujours fragile,
en butte à la douleur.
Nous tuons, consumés par la haine.
Ce soir,
les pleurs vacillent
dans les vagues de lumière.
Je baise les yeux du crépuscule.
Ancien comme l’oubli.

 
XII
“Le plaisir qui dure n’occupe
à chaque instant que le moment présent;
ce qui en est passé n’est plus”
Plotin, Ennéades,
I.5.4
 
Le soleil tombe,
entraîné par sa masse
dans un vertige bleu.
Il descend dans le ciel
qui précède ce soir sans nuages
jusqu’au battement de la mer.
Il ruisselle de lumière rouge
d’un éclat de pêche.
Comme un souffle lointain
il se déploie, se dissout.
L’horizon brûle
dans le vert cendré.
L’instant dure
sur le tissu de l’air.
Le passé croît.

 
XIII
“Nous sommes nous-mêmes
des parties de l’univers”
Plotin, Ennéades, II.3.7
 

La nuit me rend le monde.
La lumière pure du ciel
ne me cache plus les astres
et ce tourment d’agir
qui me submerge
a cessé d’occulter
mon geste le plus naturel.
Je ferme les yeux,
je m’attarde au creux des mains,
sur les lèvres où je me pose :
ce plaisir ardemment désiré.
L’amour me dépouille,
m’offre la fragilité.
J’abandonne mon rêve.
Nu,
sans temps ni mots.
Le lendemain ne peut plus me harceler.
Dans la nuit, nous sommes de nouveau
parties d’un corps sans fin.

 
XIV
“Le corps s’écoule (…) mais (…) il reste dans l’univers et n’en sort pas”
Plotin, Ennéades, II.1.3
 

Nous naissons, nous mourons
et sans cesse les corps muent.
Quand la vie s’y arrête
elle se poursuit en d’autres êtres
qui leur ressemblent.
Le feu s’allume,
s’éteint,
partout dans l’univers
brûle une lumière d’étoiles.

 
XV
Le crépuscule émerge,
avec lui se révèlent les arômes.
La matière s’incarne dans nos yeux
qui réinventent la lumière.
L’aigle et la roche,
l’eau, le fruit
t’accueillent et adviennent.
La peau revit le toucher de la vague,
célèbre le corps.
Le soleil fait grandir l’arbre,
sécher ses feuilles.
Au-delà de l’azur où se perd le miroir
s’ouvre l’infini, un espace
où les couleurs du temps
sont plus pures.

 
XVI
“(L’Un) est la puissance de tout;
s’il n’est pas, rien n’existe (…).
La vie (…) coule de lui,
comme d’une source”
Plotin, Ennéades, III.8.10
 

Le souffle traverse le ciel
qui donne à chaque geste
son élan.
Tu ouvres les yeux, tu regardes :
le monde que tu vois
est un monde de rêves.
La lumière, cette image bleue,
ruisselle.
Et le jour s’endort
et les nuages se dissipent.
Le temps, le lent vertige
descend.
Dans ton cœur,
un battement ne t’appartient pas.

 
XVII
“Le bonheur n’est pas une chose qui se développe, comme un discours, mais un état; or un état existe (entièrement)
dans le présent”
Plotin, Ennéades, I.5.1
 

Tu avances,
la lumière entre les doigts.
Les arbres t’accompagnent,
à travers eux, tu sens le temps.
Tu cueilles une pierre, tu la serres
dans tes mains,
tu écoutes son silence.
La peau te dit : houles,
ombres fatiguées.
Le vent effleure tes lèvres.
Tu t’assois et regardes l’eau,
tu vois le monde qui recommence.

 
XVIII
“La mémoire des choses sensibles appartient (…) à l’imagination”
Plotin, Ennéades, IV.3.29
 

Je retourne au rêve,
à une fragile particule de lumière
à un crépuscule qui saigne
sur le ciel transparent, je retourne
à un fragment du plus ancien miroir
qui garde trace du mystère.
J’imagine les heures vaincues,
je refais les contours d’une main
qui me sauvait du froid,
la mesure de lèvres qui me manquent,
les couleurs obstinées de la nuit,
la mémoire fatiguée du toucher.
La pluie ruisselle sur mon front,
me délivre du baiser
des heures lointaines.

 
XIX
“L’âme (…), en jetant son regard
sur la réalité antérieure, elle pense;
sur elle-même, elle se conserve;
sur ce qui la suit, elle ordonne,
gouverne et commande”
Plotin, Ennéades, IV.8.3
 

Comme le souffle des flots
ou la pluie de lumière qui sature notre peau,
comme un vent très lointain qui nous atteint, sans relâche
une âme nous emporte.
Elle bat avec le cœur du martinet
au-delà de la transparence de l’aurore,
et dans les yeux de ce chien,
elle bat sous la terre,
et dans le geste du soir qui s’épuise,
un lac rouge où se pose le crépuscule.

 
XX
“Le monde, dit-on, est éternel;
il a toujours eu et il aura toujours
le corps qu’il possède”
Plotin, Ennéades, II.1.1
 

Une terre fatiguée,
un corps y est né.
Le souffle de tant de morts
pèse dans l’air.
Tant d’efforts pour comprendre,
et cet enfant
assis à son pupitre,
pressentant la douleur.
Le temps te déchire :
sur la peau du soir
ces murmures d’une vague déjà morte,
d’une façade qui un jour
te servit de refuge.
Et de nouveau la terre
où les yeux se reconnaissent,
mais je cherche une autre lumière, et regardant l’univers inaccessible,
je dois savoir qui je suis,
sentir combien le monde est ancien,
et sans fin l’espace qui l’accueille.

 
XXI
“Cette nature éternelle, qui est si belle,
est auprès de l’Un; elle vient de lui et va
vers lui; elle ne s 'en va pas loin de lui”
Plotin, Ennéades, III.7.6
 

Les martinets volent haut,
le ciel est blanc
de tant de lumière répandue.
Le monde,
ta mort me rappelle sa beauté
je le vois dans tes mains que je serrais,
dans tes yeux ardents
que cherchaient les miens.
Et ces fragments de bleu entre les arbres
et mon corps dans les vagues.
Ce chant te rend
à la peau qui t’engendra.
Avec toi j’avance
et me perds parmi les jours.
Avec toi j’étreins le soir qui tombe
dans l’attente de l’horizon, je reste là.

 
XII
“L’âme universelle ne naît nulle part
et n’est venue à aucun endroit”
Plotin, Ennéades, III
 

De l’image paisible
du lit de mes parents,
il reste un silence blanc et noir,
des yeux menus qui te regardent
et aujourd’hui te parlent de rêves,
te questionnent sur les morts,
sur le vertige des lèvres,
sur la pluie du temps.
Et tu redeviens cet enfant,
la tendresse d’un arbre.
La peau évoque le souvenir d’une fleur qui se fanait,
les ombres claires des mains,
la résonance des crépuscules,
la joie de l’air.
Le vent emporte les nuages,
je sens le monde
comme pour la première fois.
Partout une même âme nous habite.

 
XIII
“Il y a un univers véritable,
et il y a l’ensemble des choses visibles,
qui est l’image de cet univers”
Plotin, Ennéades, VI.4.2

 
Une source ne meurt pas
qui emplit le ciel de matière,
le courant de la vie se répand
en des lieux si lointains
que tu ne peux les imaginer.
L’univers est immense
et tes yeux ne savent le voir,
penchés sur ton petit monde
qui te cache la véritable image
et la source qui ne meurt pas.
Le corps lutte pour vivre,
il ne se donne
ni lorsque brûle la douleur,
ni lorsqu’il sait le destin qui l’attend.
Ce que l’on voit se transforme et s’achève
dans cette blessure qui nous saigne,
un souffle recommence.
Je suis celui que j’étais :
une voix qui reprend des voix déjà éteintes,
une peau qui rejoint un toucher déjà ancien.
Toujours je reviens à la lumière, toujours, au silence.

 
XXIV
“Comment connaissons-nous Dieu? Comme un principe qui plane
au-dessus de la nature intelligible
et de l’être réel”
Plotin, Ennéades, I.1.8
 

Je connais Dieu dans la peur et l’oubli,
dans le vide solitaire de la haine,
le geste douloureux du couchant,
la main qui s’agrippe à la pluie.
Je connais Dieu dans la vague qui se déchire,
dans l’élan du désir, sur les cimes désolées,
la peau intemporelle du soir.
Je connais Dieu dans la nuit et le silence,
et quand la terre se crevasse,
dans l’éclat lointain de cet astre
qui se fond dans le vide.
Je connais Dieu dans les yeux qui agonisent,
dans l’instant où se rompt le vieux fil invisible.
Je connais Dieu dans les limites du bleu.

 
XXV
“La raison séminale du cygne le rend blanc, et, à sa naissance, il reçoit la blancheur”
Plotin, Ennéades, VI.1.20
 

Du cygne naît un cygne,
d’une semence de pin
un pin semblable.
Un héritage infini nous compose.
Je porte dans les mains
un passé que je j’ignore.
D’autres corps prendront
l’expression de mon visage.
Assis, j’entends la mer
et revis un silence
que retient, depuis des siècles,
le regard d’un homme.
Je suis quelqu’un qui fut.

 
XXVI
La vue embrasse (…) l’hémisphère entier, la grandeur de cet hémisphère,
dans la voûte céleste, est égale
à un grand nombre de fois sa grandeur apparente”
Plotin, Ennéades, II.8.2
 

Je regarde le ciel dans la nuit,
l’univers qui se déploie,
et comme y brûle la lumière
sur une mer insondable.
Je sens maintenant la Terre qui se meut
et la Lune autour d’elle,
sur son axe, gravite la galaxie,
la matière s’éloigne,
vieillissante, et resurgit, infatigable
depuis l’origine.
Je fixe mes yeux sur l’air,
un battement y résonne.

 
XXVII
“Tout part d’une unité, et tout s’y ramène par une nécessité naturelle”
Plotin, Ennéades, III.3.1
 

Un seul souffle derrière ce qui existe,
un souffle bleu
comme la lumière qui s’épuise dans tes yeux,
un souffle froid comme le vide
chaud comme le sang,
il a les couleurs du matin
la transparence de l’eau.
Toute proche, l’âme du monde
s’agrandit comme une fissure ;
pour que la vie s’y écoule
et que la carte du monde se précipite
vers un ciel minéral.
Tout en émerge
et, enfin, y revient,
comme moi à ta peau,
à ce berceau déjà perdu de ton corps.

 
XXVIII
“Chacun de nous est
un monde intelligible”
Plotin, Ennéades, III.4.3
 
Je cherche dans les yeux le monde qui palpite,
la soif de comprendre,
la mémoire des jours,
le paysage des lèvres.
Les rêves dansent,
les gestes se confondent,
et sur les visages résonnent
les paroles transmises
qui de nouveau apprennent
à se jeter dans la lumière.
Mains et voix
désunies par la mer,
par le ciel blanc du matin,
s’étonnent d’être
et se retrouvent.
Un regard m’accueille
C’est un temps de retour.

 
XXIX
“Telle est l’amour
comme passion de l’âme”
Plotin, Ennéades, III.5.1
 

Aux limites du néant,
dans ce rêve où nous sommes,
etdans le souffle transparent qui nous unit à la vie,
l’amour nous mène à des yeux,
au refuge de lèvres où nous cessons d’être seuls,
dans le désir d’une peau baisée avec ferveur,
les mains qui nous serrons dans la soif du repos.
Et ce je construit pas à pas
déjà oublié de la destinée,
revient au monde,
où toute chose converge.

 
XXX
“L’objet de la vision se fixe dans l’amant; lui, il jouit du spectacle du beau
qui le touche en passant”
Plotin, Ennéades, III.5.2
 

Je garde dans mes yeux la tendresse,
la peau nue de la mer qui me porte
sous un ciel sans aucun bleu,
l’air rouge qui s’accroche aux rochers
et la danse qu’écrivent les corps
dans la demeure des rêves.
Je mâche les semences
et la terre est humide.
Je regarde le soleil s’enflammer parmi les nuages :
le couchant te ressemble.
L’odeur de la nuit
descend sur les cyprès.
Les souvenirs se répandent.
La Lune est un miroir.
Je sens le souffle du monde
quand j’approche tes lèvres.

 
XXXI
“Le temps est la vie de l’âme consistant dans le mouvement par lequel l’âme passe d’un état de vie à un autre état de vie”
Plotin, Ennéades, III.7.11

 
Le monde devient
le chemin de l’oubli
la mer qui s’agrandit,
celui que j’ai été, que je serai ;
les vêtements que je portais,
la terre vieillissante,
les couleurs qui s’éveillent,
la matière qui s’épuise.
Le monde est un geste qui se transforme
et la pluie qui croît
et ce fleuve qui descend
et la vague incessante.
Des yeux regardent
pour la première fois
et des mains tremblent.
Ce que j’ai appris
et ce que jamais je ne saurai.
Depuis que tu es morte,
dans mon cœur
tout est fragile, éphémère ;
sauf le temps,
intense, irrémédiable,
ce silence bleu qui nous devance.

 
XXXII
“Celui qui a contemplé, a vu
et a admiré le monde intelligible,
doit en chercher le créateur”
Plotin, Ennéades, III.8.11

J’ouvre les lèvres à l’air
je fixe des yeux le crépuscule
et ma peau vers une vague d’étoiles
qui éclate
contre le ciel de métal,
j’oublie le geste qui m’incarne
et m’enfonce, loin sur les routes du vent,
j’avance dans l’absence,
et la nuit est immense.
Je sens partout le battement
du grand cœur invisible
où surgit et se cache la lumière,
l’univers qui sans fin germe.
Je cherche le Dieu qui nous habite,
je cherche son rêve.

 
XXXIII
“Héraclite (…) connaît l’Un
éternel et intelligible;
car, selon lui, les corps sont
dans un devenir et un écoulement perpétuels »
Plotin, Ennéades, V.1.9

 
Le fleuve se déverse et demeure,
l’olivier se charge de fruits,
depuis la Tunisie,
l’odeur d’un jasmin,
la Lune de Nefta
et le toucher bleu de l’eau m’accompagnent
tandis que je nage à Montgó.
Je sais qu’une fois de plus le mistral souffle à Alghero
que les vagues s’abattent contre Punta Cristal,
je me promène à nouveau dans Buenos Aires
lisant un vieux livre
et Baucis et Philémon voient croître encore leurs feuilles.
Les corps adviennent
parce que le monde est éternel.
Dans mon cœur se déverse
la pluie, infiniment
et l’on tisse de nouvelles limites
plus lointaines chaque fois
plus proches de l’origine.

 
XXXIV
“Les corps des animaux ou des plantes, chacun avec ses multiples caractères, (…) viennent tous pourtant d’une unité”
Plotin, Ennéades, VI.2
.5
 
Depuis une source inépuisable,
et des lèvres bleues de lumière
le temps sourd, insatiable,
le cristal absolu des heures
et le courant nourricier de la sève
qui parcourt et élève la yeuse
et les vieux champs calmes,
la pluie de sang
qui trace et arrête le battement,
les semences de la peau, le souvenir,
le regard secret du rêve,
le silence imprécis de la pierre,
l’étreinte de l’eau,
l’image des corps,
la poussière désolée parmi les astres.
Tout est un, et cette mer
redevient l’horizon
où les yeux reprennent souffle
et les jours s’endorment.
Tout est un, et divers,
la lumière y respire
tandis qu’elle attend le retour
à sa source inépuisable.

 
XXXV
“L’Un est cause de la cause”
Plotin, Ennéades, VI.8.18
 

Au-delà de la racine et du nuage,
de la voix, du toucher,
de la nuit et de la mort ;
au-delà du mystère,
de la poussière et du néant
de l’obscur et du bleu
où ciel et mer se confondent,
une vie émerge du silence,
de l’Un,
de cette immense force,
cause et origine :
toujours le monde recommence.