A memoria di l'acqua

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Associu di Sustegnu
di u Centru Culturale Universitariu
CORTI 1999


Présentation

La construction de la pièce repose sur l’épisode de la rencontre d’Ulysse et des Sirènes. Les mésaventures du voyageur sont significatives des représentations du naturel féminin, fascinant et inquiétant à la fois. On sait qu’Ulysse a besoin d’en faire l’expérience pour pouvoir retourner à l’amour d’une femme et de sa maison (Pénélope/Ithaque). Le retour à soi, la mémoire retrouvée, l’amour heureux ne sont possibles que si l’on a pu auparavant traverser cette tentation. Les obstacles et les périls rencontrés ont le visage de la Femme. Est femme celle qui l’attend au foyer, mais femme aussi le mouvement qui le pousse toujours à différer le retour. Sans doute est-ce la fonction du féminin dans l’Odyssée : Calypso, Nausicaa, Circé et le chant envoûtant des Sirènes.
Qui sont-elles ? Des monstres, qui participent de deux mondes (règne humain/règne animal), des femmes/oiseaux. Leur père est Achiloos, le fleuve le plus long de Grèce, fils de l’Océan et de Thétis, leur mère Melpomène, muse de la tragédie « celle qui porte le chant ». Elles sont liées à l’animalité archaïque de l’océan. Océan, le plus grand des Titans est une personnification de l’Eau. En elles vibre également l’énergie apollinienne que dénote la beauté de leur chant. C’est précisément là que réside le péril de leur nature double et hybride : leur chant charme et tue.
Leur force de séduction tient d’abord au fait qu’en ces vierges prend corps la figure antique de l’être féminin affranchi du rapport sexuel. La voix est d’autant plus envoûtante qu’elle met celui qui l’entend en relation avec une sensualité hors du sexe, à l’origine d’un plaisir coimplexe et mystérieux.
Les Métamorphoses d’Ovide nous fournissent une explication : les Sirènes étaient les compagnes de Proserpine la vierge enelevée par Pluton. Elles ont reçu des ailes pour pouvoir voler au-dessus des eaux, lorsqu’elles recherchaient leur compagne. Les dieux ont voulu leur conserver une apparence et une voix humaines pour pouvoir garder les chants mélodieux dans leur langue d’autrefois. Ainsi le mythe souligne la nature ambiguë et synthétique de ces figures. Elles rassemblent en effet en elles la Virginité et la Mort, elles, les compagnes de Proserpine la Vierge aux Fleurs (symbole de la virginité), devenue par la suite reine des Enfers.
Il ne fait aucun doute que les Sirènes représentent le souvenir de Proserpine séduite en même temps que sa revanche. Une vengeance qui utilise les seul traits humains qui lui restent : le visage, la langue, la voix.
Les Sirènes sont donc la vengeance du féminin tourné contre les hommes : elles s’adressent à leur sensualité, mais pour les séduire et les tuer.

Le chant et sa signification

Séduction et mystère sont donc au centre même du chant. C’est un événement à part entière : dès qu’il s’est accompli, on ne peut ni l’évoquer ni le raconter. Il est voué à demeurer dans l’indicible, loin du langage de la raison. On peut percevoir son action si l’on engage l’interprétation par la dialectique de la séduction, avec la part qui appartient en propre au féminin.
Le texte de l’Odyssée mentionne une série d’opérations sensorielles affectives et cognitives.
Ces voix sont fraîches et pures, elles apparaissent soudainement, elles rompent le silence, elles rattrapent le navire (femmes/voix/oiseaux). Elles tentent et arrêtent celui qui passe, habité par le désir de la fin du voyage.
L’appel est simple, mélodieux, envoûtant : « arrête-toi ici, écoute notre voix, écoute notre chant ! ». Elles séduisent par la voix plus que par la parole, par l’harmonie plus que par le sens. Celui qui écoute etombe amoureux d’une voix.
Ces voix savent tout : elles promettent de tout révéler, de Troie jusqu’aux secrets de la condition humaine.
L’effet qu’elles produisent est l’envoûtement, par la répétition du récit et du chant.

Il est dès lors aisé d’imaginer qu’au-delà de l’enchantement s’étend la Mort, figurée dans l’Odyssée par une large plaine jonchée d’ossements et de cadavres en décomposition. C’est là que bute et finit le voyage qui devait conduire à la terre natale. C’est ainsi que le texte lie l’idée de la mort avec celle du récit sans cesse repris et répété sans fin. Les voix virginales des Sirènes deviennent la Connaissance totale, le Savoir de la Terre maternelle, le récit des Origines qui envoûte et qui trompe, parce que le savoir qu’il promet se confond avec l’événement de la mort.

Construction dramatique

Le spectacle s’établit sur trois niveaux de sens et d’évocation, qui induisent aussi une écriture différenciée :
Le réel: vie quotidienne, actualité, référents locaux concrets et vérifiables par l’expérience quotidienne. Il est représenté par le port, le site marin, les installations, la mer et les îles d’en face, elles aussi référent géographique.
Les personnages en présence font partie de cette dimension réaliste. Avant de nous rappeler progressivement quelques traits de l’Ulysse antique, le vieux ressemble à tous les vieux marins que l’on peut rencontrer dans tous les ports. Son interlocuteur est lui aussi tout à fait commun : un quidam, voyageur ou touriste... Il n’ont rien voir l’un avec l’autre. Sans la grève qui immobilise les bateaux, ils ne se rencontreraient même pas. On peut s’attendre à ce qu’ils bavardent, mais sans communiquer vraiment !
Le traitement de leur rencontre est empreint d’une ironie et d’une dérision qui mettent en cause les valeurs, données comme évidences, de notre vie quotidienne.
Le discours dramatique : il puise dans le légendaire codifié et normalisé dans le traitement que reçoivent les mythes dans les littératures dramatiques instituées. Nous le représentons ici par la sollicitation des grands textes du théâtre antique, par les figures, références et traditions des conventions littéraires. L’archétype le plus significatif de cette simplification sémantique est la sirène réduite à un monstre mi-femme mi-serpent (et à l’époque postclassique à un être mi-femme mi-poisson).
Notre texte s’efforce de rendre au moins partiellement la complexité la plus archaïque de ces figures mythiques que leur célébrité a stéréotypées.
Le chant: nous avons voulu que le chant ne fût ni illustration ni ornementation du texte dramatique, mais qu’il soit l’élément dramatique premier et qu’à ce titre il entraîne avec lui la mémoire et reconstruise un récit mythique donné comme substitution de la tradition. Dans notre perspective sa force de persuasion (esthétique et lyrique plus que rationnelle et logique) met en cause l’idée conventionnelle de la séduction périlleuse des Sirènes. Nous croyons que les sensations auditives et l’émotion artistique rendent possible et vraisemblable l’instauration d’une version nouvelle (non conventionnelle) du mythe. Ce que suggère, dessine ou symbolise le chant n’abolit pas la convention du discours dramatique (cf.supra) mais met en cause la tradition légendaire et luyi oppose une autre version au moins aussi plausible : c’est alors que naît l’histoire de Lisula, victime de la fourberie d’Ulysse.
L’ambiguïté des représentations modernes de l’île (attraits et dangers) est traduite par l’intermédiaire de la figure des sirènes en séquences chronologiques (version homérique de la rencontre d’Ulysse et des Sirènes, ensuite contestée par la version que nous inventons).

Argument
Une circonstance imprévue (grève des bateaux) rompt les habitudes quotidiennes et fait apparaître de mystérieuses réminiscences qui concernent les choses et les gens. Au commencement de toute chose, il y avait l’île...
C’est l’histoire que raconte un vieux marin qui prétend avoir perdu la mémoire. Dans un récit sans cesse entrecoupé de lacunes et d’angoisses, il rappelle l’entrelacs de toutes les légendes anciennes qu’a engendrées la navigation.
C’est ainsi que se tisse le mythe né à propos du chant des Sirènes.
Des voix enchanteresses, et périlleuses à en croire la tradition qui rappelle les malheurs qui attendent les imprudents qui se laissent séduire. Charybde, Scylla, les Monstres, les Erynnies et toutes les angoissses humaines devant le Voyage sur la Mer : voilà tout ce que révèle la Mémoire Marine.
Ulysse a accompli tous les voyages. Il est celui qui sait. Mais entre ce qu’il a laissé dans la tradition et ce qu’apprend à notre sensibilité le chant des Sirènes, le doute s’installe et s’agrandit... Il suffirait d’un mythe nouveau. Celui d’une jeune fille appellée Lisula, et qui chantait si bien...
Quelle valeur peut donc avoir la parole d’Ulysse ?


1. Premier tableau
Un quai le long de la mer. En face, au loin, des îles. Au premier plan, un banc où est assis un vieillard qui porte des habits de marin. On apprendra incidemment qu’il s’appelle Ulysse.
Son interlocuteur, L’Altru (« l"autre »), va rester extérieur au drame. Il n’aura qu’un souci : quand prendra fin la grève des bateaux ?
Il n’y a pas de communication entre eux. Sauf précisément à propos de la grève. L’arrêt des rotations maritimes crée une situation nouvelle qui fait de l’île une prison.
Cette situation insolite où la vie va au ralenti révèle l’incertitude de toutes nos préoccupations et l’inanité des règles comportementales habituelles. Le voyageur ressent l’insularité comme une agression et l’habitant de l’île comme une fatalité ancienne et mystérieuse...

2. Deuxième tableau
Il est bâti sur deux niveaux:
- la vision de l’homme pourchassé par les Erynnies (que provoque le sentiment confus d’une culpabilité ancienne et mystérieuse);
- le réel (le dialogue entre les deux hommes): on y revient sans transition.

3. Troisième tableau
Il accentue le retour au présent, prosaïque et réel, mais de loin en loin le réel s’efface... A chaque instant la polysémie des paroles échangées provoque l’irruption de réminiscences fulgurantes qui attirent vers l’autre niveau où règne le mythe : il nous conduit au contexte de l’Odyssée...

4. Quatrième tableau
La scène se déroule au niveau de la mémoire homérique. Le dialogue s’établit entre les paroles du Choryphée, un compagnon de l’Ulysse antique, les chants du Chœur des Marins et du Chœur des Sirènes.

5.Cinquième tableau
Retour en arrière, mais le réel est sans cesse compromis par l’envahissement répété du mythe. Les îles elles-mêmes sous nos yeux prennent l’aspect de visions qui apparaissent et disparaissent sous nos yeux. Sont-elles mirages ou réalités ? Le vieux marin s’efforce de retrouver une mémoire qui s’obscurcit de plus en plus...

6. Sixième tableau
Entrent plusieurs marins... L’un d’eux parle avec une grande naïveté et déclenche les railleries des autres... Ulysse et l’Autre se tiennent dans un coin... Le naïf se met à raconter une histoire qui dit qu’Ulysse est l’imposteur, le falsificateur de la vérité. Le naïf raconte l’histoire vraie de Lisula/Leucosia, mais qui va le croire ?

7. Septième tableau
C’est le moment du dénouement. La crise est finie, la grève aussi. Tout redevient « normal »... Ulysse, ranimé par les mots à double sens qu’il prononçait durant le temps insolite de la grève, Ulysse a maintenant disparu. Il n’est plus qu’un vieux marin désoeuvré qui s’évertue à raconter des choses qui n’arrêtent personne...
Quant à l’Autre, il s’aperçoit tout d’un coup que les bureaux de la compagnie maritime ont rouvert. Il ramasse ses paquets et ses valises et s’en va en courant vers les bateaux...

I. Premier tableau

(Le décor représente le quai d’un port. Vide. On aperçoit des îles en face. Au premier plan, un banc. Un vieux marin est assis. On apprendra plus tard qu’il se nomme Ulysse. Il semble attendre quelque chose ou quelqu’un. A un moment donné, il regarde à droite, à gauche... puis se met à fouurager dans son nez... Le geste de l’homme est d’abord discret, puis de plus en plus appuyé... Mais voici un bruit qui le fait sursauter. Il découvre que l’Autre est là... Il est confus)

Ulysse :- Pardon, ça ne m’arrive jamais... c’est bien la première fois! Je vous assure que c’est la première fois! C’est le destin qui me tombe dessus ! Comment, de bon cœur ? ! Mais non je crois bien que c’est la première fois que je me mets les doigts dans le nez ! Il y a vingt ans que je viens ici... et c’est tout juste aujourd’hui que vous me tombez dessus avec votre regard ! Vous arrivez et vous me voyez : un petit bonhomme gris, ni beau ni laid. Avec une casquette de marin qui a essuyé tous les coups de tabac et toutes les tempêtes depuis que le monde est monde et que les hommes... tentent d’être humains !
(L’Autre va essayer de dire elle aussi quelques mots... Ce personnage restera extérieur au drame, car son seul souci est de savoir quand prendra fin la grève des bateaux... Le vieux marin l’interrompt rapidement)
L’Autre : - Il ouvre à quelle heure, le bureau des bateaux ?
Ulysse (qui lui parle, mais semble indifférent à la question posée):- Des habits quelconques, gris eux aussi et fatigués... Gris et usés comme j’ai l’âme fatiguée. Elimée et meurtrie... noyée et rabotée...
L’Autre : - Vous aussi, vous êtes... dans les bateaux ?
Ulysse (sur un ton de mystère) -.. dans les bateaux, dans les bateaux... on peut dire ça peut-être, ou peut-être on peut pas... (Voyant que l’Autre va s’éloigner) Non, restez encore un peu, je vous en prie ! je vais me taire ! non, non, je vous promets ! je dirai rien de mes malheurs ! je ne dis rien de mes peines ! c’est juré !... Je n’ai plus personne, mais si j’étais pas tout seul, je jurerais sur la tête de celui que j’aimerais! (rêveur) ... celui que j’aimerais! un père, une mère, ma femme, mon enfant ou une femme... et mon chien... Allez, asseyez-vous et faites un peu semblant de m’écouter... Ça me ferait du bien, je vous assure...
Non, mes pensées non plus n’ont rien d’extraordinaire. C’est pour ça que... ça a peu d’importance si je me suis mis les doigts dans le nez...
L’Autre : - Les hommes comme vous, quand ils n’ont rien à faire, chez nous ils ouvrent leur canif, ils prennent un bout de bois et ils se mettent à le tailler en pointe...
Ulysse : - Vingt ans que ça dure, et puis -ah c’est bien le destin !- vingt ans et puis d’un coup, le doigt dans le nez. Un doigt qui entre tout doucement, un doigt tout gauche, tout timide et puis après ça se met à fouiller furieusement. Et c’est juste à ce moment-là que vous survenez. J’ai eu peur ! J’ai sursauté, avec le doigt enfoncé dans le nez ! quelle honte, mon dieu ! quelle honte !
L’Autre : - Pas de bouts de bois alors ? ! ? ce n’est pas ça que vous faites...
Ulysse : - Des tas, des monceaux de bois, des forêts entières j’ai taillés et aiguisés depuis tout ce temps que j’attends... C’est bien pour cela que l’histoire du doigt ne m’était jamais arrivée, croyez-moi... Mais aujourd’hui, ce devait être parce qu’il n’y a pas âme qui vive... Vous voyez bien que c’est pas ma faute ! La solitude, le silence et le temps qui est devenu gris. Mais le plus c’est la grève qui a démarré hier !
L’Autre - (il lui parle mais ne paraît pas se soucier de ce qu’il a dit):- Ce n’est pas pour trouver à redire, mais tout de même, on ne laisse pas les gens comme ça, pris au piège. Une île ?! pensez donc ! c’est un piège, plutôt !
Ulysse :-Je comprends pas pourquoi vous êtes venue même ce matin alors que vous saviez comme tout le monde que jusqu’à ce soir au moins, on ne pourra voir ni entrer ni sortir aucun bateau ! Un piège ! un piège ! Vous avez vu hier soir quand ils ont appris que la grève avait éclaté, comme ils couraient dans tous les sens ! Ils tournaient comme des rats...
L’Autre : - (comme habitée par une vision) Ah les rats ! les rats ! mon dieu ! les rats ! Enlevez-moi tous ces rats... aidez-moi ! je me sens paralysée!
Ulysse : - Mais qu’est-ce qu’il y a ? ça ne va pas ? qu’est-ce que j’ai dit qu’il fallait pas ? Vous vous sentez mal...!
L’Autre : - (confuse) Non, ne faites pas attention ! Ce n’est rien, c’est moi !.. Pardon ! ce sont tous les rats que j’ai dans ma tête !.. Vous ne pouvez pas comprendre... ce sont les nerfs, voilà tout ! De temps en temps je sens l’angoisse qui me prend... et je vois les rats... ils tournent, ils courent, ils courent partout... ils crient, ils crient... Pardon, excusez-moi... vous disiez quoi ? ah oui ! ceux qui couraient partout, les gens...
Ulysse : - Oui, tout à fait, vraiment, sans arrêt partout, dans tous les sens... Ils couraient comme des... fous ! Des cris, des hurlements, des larmes et des pleurs, des gémissements, des insultes, des malédictions!
Mais vous avez tout vu, vous aussi ! Quelle comédie, mais quel cinéma ! Souvenez-vous les bon dieu de bon dieu de Jésus Marie, les putains de Manon de merde dans toutes les langues et le bordel qu’ils ont fait jusqu’à la tombée de la nuit (il imite les deux partis qui se chamaillent, les uns pour la grève et les autres contre).
- Moi, figurez-vous que je travaille comme vous, mais je dois être à Marseille ce soir, coûte que coûte ! Alors le bateau va partir, c’est moi qui vous le dis !
- Ou il part ce soir, ou il ne part jamais plus ! menace un autre.
- Il y a trois mois que je l’attends ce rendez-vous avec le professeur Untel à l’Hôpital de La Timone! (d’un ton menaçant) Si je ne pars pas aujourd’hui, je m’en fous, je vous fais un infarctus sur place!
- Et dans ces conditions, c’est vous qui l’aurez sur la conscience ! dit sa femme.
- Et bien, moi, je vous emmerde, vous et vos infarctus !
- Et moi, je vous dis de m’entrer quelque part, vous et tous vos bateaux !
- Si je ne traite pas cette affaire demain matin, je n’ai plus qu’à fermer boutique et à manger des clopinettes, avec toute ma famille et ma vingtaine d’ouvriers...
- Mais ça ne te fera pas mal, goinfre, avec la panse que tu as !
- Si on me donne le choix, je préfère être un peu enveloppé plutôt que maigre comme un clou !
- Enfin j’ai vu le moment où les choses devaient tourner au vinaigre...
L’Autre :-Moi aussi ! ça a failli mal tourner ! Et l’autre ? Le chose... le professeur...
Ulysse :- ...le gringalet !
L’Autre:- Il avait la blaguette ! il voulait tout expliquer !
Ulysse :- Ah on voyait bien qu’il avait de l’instruction... il parlait bien mais on ne comprenait pas grand chose à ce qu’il disait... C’était un de ces pontes qui étudient la vie des gens. Comment les appelle-t-on déjà ?
L’Autre:- Des ethnoglobes ou quelque chose comme ça...
Ulysse :- ou alors des écoglobes ?...
L’Autre:- à moins que ce ne soient des tropologues...
Ulysse : - je ne peux pas dire exactement... mais ce que je sais, c’est l’impression que ça m’a fait... Ses mots, je les ai gravés ici... C’était vraiment ce que je ressentais, mais sans savoir l’exprimer.
Vous vous souvenez ?... Il s’est tourné vers sa femme et il a laissé tomber ces mots: « C’est toujours comme ça : les îles sont des prisons ! »...
L’Autre:- (en éclatant de rire): - Pour une sortie, c’est une sortie !
Ulysse : - Il n’y a vraiment pas de quoi rire! Je n’y avais jamais pensé mais, maintenant que je le sais, je ne pourrais pas trouver vérité plus vraie que celle-là. Une prison, bien sûr que c’est une prison ! Nous sommes prisonniers ! prisonniers !
L’Autre:- Belle découverte, vraiment ! (ironie amère) Eh bien, moi, vous voyez, je m’en suis rendue compte tout de suite !... Ce n’est pas la peine d’avoir fait Navale et Polytechnique ! un piège... nous sommes faits comme des rats ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! les rats... les rats...
Ulysse : - Ah mais ça suffit à la fin avec vos rats !... Qu’est-ce que je disais ?... Ah oui ! donc, je me suis rendu compte tout d’un coup combien j’avais été bête et inconscient jusqu’à ce moment-là ! Je ne m’étais aperçu de rien jusqu’à ce moment-là...
L’Autre : (agressif) : - Attention ! il vous est certainement arrivé de penser que vous étiez heureux...
Ulysse : - Bof ! J’agissais et je pensais comme les autres, un point c’est tout ! Je ne sais pas si vous imaginez l’inconscience qui nous tenait puisque nous n’avions pas de soucis : ni les îles, ni les prisons, ni les rats, ni le reste ! La vie et c’est tout ! Le matin, on se mettait debout, et s’il y avait du soleil, on souriait au soleil, et si c’était de la neige, du vent ou de la pluie, eh bien ! on avait le sourire quand même...
L’Autre :- Je ne suis pas du tout étonnée. De ce côté-ci, si le soleil vient à manquer, c’est pour un jour tout au plus et on ne va pas tarder à le revoir, sur ces îles du soleil, il ne s’absente pas longtemps, n’est-ce pas ?... Ah ! sans ces maudits rats, ce serait un vrai paradis !
Ulysse :- Non, un enfer, l’enfer des yeux fermés ! Nous vivions dans l’aveuglement ! Nous faisions des enfants auxquels nous donnions l’éducation que nous avaient donnée ceux qui étaient venus ici avant nous... Nous tombions amoureux, nous étions attentifs aux émotions qui viennent du cœur et des sens, nous avions nos délices et nos... supplices
L’Autre (irritée):- Et pas de chant ? Je suis sûre qu’une sérénade de temps à autre, des vers improvisés...
Ulysse :- Ah pour ça, c’est bien vrai ! On ne s’en est jamais privé ! On chantait sans cesse, quand nous prenait l’envie de chanter ! Et même à tue-tête (il se met à chanter à tue-tête et tout d’un coup, inquiet, il s’arrête)... oui des chants et des chants et encore des chants... et des malheurs aussi quand il fallait qu’on pleure... On acceptait tout, comme si tout était naturel !
Pourtant on n’avait jamais vu l’île comme une prison... C’est plus tard que je me suis rendu compte de tout...
Des prisonniers... Voilà ce que nous sommes, nous autres qui habitons des îles... Des prisonniers... Et à ce moment-là, ce qui compte, ce n’est pas de savoir si nous sommes innocents ou coupables, mais seulement de savoir quels crimes nous avons commis.
L’ Autre (qui ne le regarde plus depuis un moment, ne s’inquiète plus de lui, regarde plusieurs fois sa montre, hoche la tête, pousse un soupir...) : - Personne ! vous voyez quelqu’un, vous ?.. Si je ne m’abuse, je crois bien que ce matin ça ne sert vraiment à rien d’attendre...
Ulysse :- Non, il se produira rien... Attendez, si vous aimez attendre, mais il ne va strictement rien se passer.
L’ Autre : Mais vous, vous attendez bien , oui, vous ?
Ulysse :- Moi ?... qui, moi?... vous plaisantez ! moi, je n’attends personne...
(L’Autre pousse un long soupir. Elle paraît très lasse... Elle fait signe qu’elle désire s’asseoir)
Non, mais vous n’avez pas besoin de demander la permisson de vous asseoir ici, près de moi... Ce sont des bancs publics, vous savez... Asseyez-vous, asseyez-vous donc...

Vous me demandez ce que je fais ici, face au débarcadère... Je ne sais pas, au juste... Non, je ne cherche rien ni personne... Les gens débarquent ici, tous les jours, par milliers... tous les jours !... c’est-à-dire tous les autres jours parce qu’aujourd’hui, il n’y a pas âme qui vive... Aujourd’hui, voyez-vous, eh bien ! aujourd’hui, je suis certain qu’il peut se produire n’importe quoi ! Quand on arrête un bateau, il peut se produire n’importe quoi ! Mais au fait, ne sommes-nous pas tous ainsi, des bateaux à l’ancre, à l’arrêt, des bateaux entravés ? Des vaisseaux liés à leur môle, voilà ce que nous sommes, nous autres et je ne vois pas que ça puisse changer...
(L’Autre le regarde d’un air soupçonneux ou craintif)
Vous n’avez pas confiance en moi et vous avez raison... Non, non, ne vous récriez pas. C’est tout à fait normal : un inconnu qui est seul dans la rue, aujourd’hui, et qui regarde la mer à cette heure-ci, c’est quelqu’un qui prépare un mauvais coup... mais moi, je ne prépare rien du tout...
(Même méfiance de l’Autre qui se tait)
Si je dis que je me trouve ici, ça ira ?... Alors, disons que je me trouve ici... Mais en réalité, moi aussi j’attends... Ils vont venir... C’est toujours comme ça... je les attends longtemps... et ils n’arrivent pas... et puis, quand j’ai fini par oublier, eh bien c’est à ce moment précis qu’ils arrivent !
Il y a un bon moment que vous me regardez : oui, je suis vieux et laid.. et triste... et j’ai la gorge sèche... pas le cœur, non, la gorge... et les lèvres... Desséchées à ne plus pouvoir sourire... Si je souris, elles vont se fendiller, mes lèvres, elles vont se crevasser... et je vais rire du sang...
Et vous vous demandez ce que j’attends. Je n’attends personne ! je n’attends rien !
Vous vous demandez qui je suis... En réalité je ne suis ni quelqu’un ni personne, puisque je suis atteint de cette maladie qu’on appelle l’amnésie. J’ai un prénom moi aussi, et même un nom de famille, mais il n’y a pas moyen que je m’en souvienne. Alors, vous pouvez m’appeler Pascal, Ulysse ou Personne, c’est la même chose ! J’oublie toujours tout d’une minute à l’autre. Je fais une chose et après, je ne sais plus que je l’ai faite. Ah ! laissez-moi regarder votre visage, tout doucement, tout lentement, avec tout mon temps. Ah ! voilà donc ce qu’il est devenu, aujourd’hui, le visage des gens...
Laissez-moi vous regardez, de la tête aux pieds. Je veux voir ce qu’est devenu l’être humain, s’il a changé depuis tout ce temps...

Non, on dirait que l’homme n’a pas changé... A première vue, aucune trace de toute la boue qu’il y avait autrefois... De la boue sur le visage et au cœur... Aujourd’hui vous êtes tout blancs et peut-être même un peu pâles... Tout blancs comme des fantômes et peut-être que si je vous touche ici, sur la joue, je vais vous transpercer la peau et la chair et mon doigt va passer au travers... C’est sans doute à cause de cette lumière électrique dans laquelle vous baignez nuit et jour. De mon temps on avait l’ombre et la nuit. Tandis qu’aujourd’hui la lumière est toujours allumée. Nous avons les chairs transparentes comme de vieux linceuls usés...

Mais non, ne me regardez pas comme ça ! Je vous fais peur ? C’est ma figure ? Non, je ne suis pas fou, je suis amnésique ! Alors, ma voix ? c’est ma voix qui vous gêne ? Non, non, ce n’est pas celle que vous croyez, ce n’est pas une voix de L’au-delà ! Je dirais plutôt que c’est une voix... caverneuse, creusée par le vin des bars et le tabac... comment voulez-vous qu’elle ne soit pas un peu rauque, ma voix !

Autrefois, je chantais moi aussi... je vous montre ?... non, je chantais un peu de tout... alors, je vous chante quelque chose ? (il se racle la gorge plusieurs fois et rit comme pour s’excuser d’avoir la voix rauque) ah ! la voix pure ! c’est pas mon cas... (il tousse un peu, puis se met à chanter, mais quand il trouve l’air..., il s’arrête tout net, inquiet, et reprend ses explications à voix basse) Excusez-moi, mais c’est toujours comme ça, j’aimerais tant pouvoir y arriver, mais je ne peux plus chanter !
C’est comme s’il y avait quelque chose qui me l’interdisait, un événement terrible survenu à une époque si reculée que notre mémoire n’a pu retenir qu’un souvenir imprécis et fugace.
Vous allez rire : par moments je ressens comme une impression bizarre : un court instant hors du temps, lorsque les siècles venaient tout juste de naître... A cette époque-là, il ne s’était pas passé assez d’événements chez nous pour pouvoir dire que nous avions une histoire. A cette époque-là, nous pouvions vivre sans que les jours et les ans nous soient comptés. Des gens sans passé ! Mais sans crime non plus ! Non coupables !.. C’est une bêtise, bien sûr, mais plus le temps passe, plus je me dis que c’est une idée juste..
D’autres fois j’ai le sentiment confus d’une interdiction qui me défendrait de chanter, une voix venue d’en haut... non, plutôt d’en bas (un geste qui désigne les Enfers !).
Quand c’est comme ça, ce sont des moments insensés. C’est alors qu’elles apparaissent. Elles. Elles me défendent de chanter!
L’Autre (en frissonnant) : Comme il fait froid, tout d’un coup... Eh ! vous sentez comme il fait froid! Mais il y a de quoi mourir de froid!... et tous ces bruissements, ces grincements ? des milliers de pattes qui grattent le ciel, la terre et tout ce qu’on voit autour de nous.... les rats ! ce sont les rats, n’est-ce pas ?
Ulysse (comme dans un songe):- Les rats ? quels rats ? ! Mais pas du tout ! Ce sont Elles, avec leurs ongles de fer ! Elles sont ici, tout près, juste derrière nous ! c’est elles qu’on entend. Attention ! Ne fermez pas les yeux ou vous êtes perdue ! Elles ne veulent plus que je chante, je n’ai plus le droit... (comme dans un songe, d’une voix qui insiste sur chaque syllabe) De quoi mourir de froid... Elles chantent, elles ! Un chant farouche, cruel ! entre musique et hurlement, un cri de marbre éclaboussé de sang... Ecoutez, écoutez ! vous entendez ? Les voilà ! les voilà... Venez, venez, mais sans bruit, chut ! venez je vais vous les montrer !...(durant toute la scène qui suit, l’Autre est immobile, comme si elle ne voyait rien de ce qu’Ulysse et les spectateurs aperçoivent)

 

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