LES TROIS AMOUREUX DE PAULINA

 V- LES TROIS AMOUREUX DE PAULINA

 

TROIS amis s'aimaient d'une amitié extraordinaire. Il n'y avait aucun d'eux qui ne se fût fait tuer pour l'autre.

Ces trois amis pourtant se cachaient réciproquement quelque chose. Ils aimaient la même femme, Paulina, et aucun ne le disait à son compagnon.

Petro, Carlo et Francesco écrivirent le même


jour à la belle et celle-ci, qui ne voulait d'aucun d'eux, leur répondit : Au premier, d'aller à minuit se mettre dans la bière qui était placée au milieu de l'église; au second, de s'habiller de blanc et de porter le cercueil au cimetière ; et enfin, au troisième, d'aller écouter dans le confessionnal tout ce qui se passerait.

Heureux d'obéir à un désir de celle qu'il aimait, chacun arriva à l'heure dite.

Petro, quoique tremblant, se mit dans le cercueil, où il attendit.

Carlo, vêtu de blanc, et le front chargé de sueur, entra presque au même instant ; il essayait déjà de porter le cercueil au cimetière, lorsque Francesco parut.

Voyant un fantôme qui portait une bière, celuici, épouvanté, jeta un cri terrible.

Aussitôt, le prétendu mort se leva et le cercueil tomba par terre en faisant un grand bruit.

Affolés, les trois amis se prirent pour des revenants; les yeux hagards, perdant la tête, ils se buttèrent contre les chaises, les bancs, tombèrent, se relevèrent en faisant un bruit infernal. On aurait dit que tous les démons des enfers avaient été dé-


chaînés. Ils réussirent enfin à trouver la porte de l'église, et tremblants, blêmes comme des spectres, ils allèrent se coucher dans leurs lits. La fièvre les prit, le délire ne les quitta plus, si bien que chacun craignait pour leur vie.

Ne sachant rien les uns des autres, les malheureux jeunes gens s'appelaient à chaque instant.

Petro disait : — « Pourquoi Carlo ne vient-il pas me voir? » Et Carlo pensait : — « Je n'avais que de faux amis ; Petro et Francesco m'ont oublié dans le malheur. » Mais le plus désespéré était ce dernier, qui ne pouvait se consoler de l'indifférence de ses anciens compagnons.

Ils se remirent enfin peu à peu, et le même jour ils sortirent pour la première fois.

Carlo, Petro et Francesco se rencontrèrent, mais aucun d'eux ne parla à l'autre ; au contraire, chacun détournait la tête pour ne pas avoir à causer à son ancien ami.

Après une semaine, Francesco dit enfin à Carlo : — « Pourquoi te détournes-tu lorsque tu me rencontres ? Que t'ai-je fait? Ce serait bien plutôt moi qui aurais à me plaindre de ta manière d'agir.


— Comment, pourquoi je détourne la tête?        

Crois-tu donc que j'aie perdu la mémoire ? Je suis arrivé à la dernière extrémité et tu n'es pas venu me voir.

— C'est curieux, c'est justement ce que je te reproche. Je suis tombé malade il y a juste trois mois, et je ne t'ai jamais vu.

— Trois mois, dis-tu ? Et moi aussi.

— A quelle heure?

— A minuit.

— Comme moi.

— Dans quel lieu ?

— A l'église.

— Toujours comme moi.

— Dis-moi, que faisais-tu à l'église à une heure aussi avancée?

— C'est Paulina qui m'y avait envoyé.

— Mon cher ami, j'y étais de même par son ordre, et je crois bien que Petro a été joué comme nous.

— C'est très possible, allons lui parler. » Les trois amis furent bientôt fixés, et, furieux, résolurent de se venger.

— « Elle s'est moquée de nous, dit Petro. Eh


bien ! il faut que tous les trois nous couchions avec elle.

— Comment faire ?

— C'est très simple. Je m'habillerai en pèlerin et, lorsqu'il fera nuit, j'irai demander l'hospitalité que l'on ne me refusera pas. Un de vous montera sur le toit avec toutes sortes de provisions. Il écoutera par le trou de la cheminée ; lorsque je dirai : « Seigneur, venez en aide à votre serviteur, » il m'enverra dans un panier tout ce dont j'aurai besoin. Le reste ira bien, fiez-vous à moi. » Le soir, un pèlerin à longue barbe blanche frappait à la porte de Paulina.

— « Qui est là ?

— Ouvrez, c'est un serviteur de Dieu. » La porte s'ouvrit et le pèlerin entra.

— « Pouvez-vous donner un coin de votre foyer au voyageur pénitent ?

— Mais oui, mon père, et tout ce dont vous aurez besoin : du pain, du vin, de la viande, tout.

— Je vous remercie, bonnes gens. Dieu vous récompensera, mais je n'ai besoin de rien, le Seigneur se chargeant de pourvoir lui-même à ma nourriture.


— Comment, vous recevez du ciel tout ce dont vous avez besoin ?

— Oui, et comme c'est l'heure où je mange, j'espère que le Tout-Puissant ne m'oubliera pas encore aujourd'hui. »

Et le pieux pèlerin se mit en prière. Après quelques instants, il dit tout haut : — « Seigneur, Seigneur, venez encore en aide à votre serviteur. »

On vit bientôt descendre par la cheminée un panier rempli de pain, de vin, de viande, de gâteaux et de toutes sortes de fruits.

Le pèlerin le prit ; après avoir remercié Dieu, il se mit à manger.

Paulina et sa mère étaient émerveillées.

— « C'est là votre dîner habituel, saint homme ?

— Oui, et pourquoi ?

— C'est que Dieu ne vous traite pas mal.

— Ce n'est encore rien que tout cela. Son esprit ne me quitte jamais, et hier un oiseau m'a dit que la première femme qui couchera avec moi enfantera un pape qui sera la lumière de l'Église.

— Et vous n'avez encore couché avec personne ?

dit la mère de Paulina.

— Non. Je cherche une sainte femme qui soit


vierge, afin de la récompenser comme elle mérite.

— Mon père !

— Quoi ?

— Avez-vous à vous plaindre de nous?

— Non, bien au contraire.

— Eh bien ! alors, si vous ne trouvez pas ma fille trop indigne de donner un grand pape à la chrétienté, je vous en supplie, faites-nous cet honneur.

— Bonnes et saintes femmes, je le vois, l'esprit de Dieu est aussi en vous ; mais il faut que je me lève trois fois par nuit afin de prier le Seigneur.

— Cela ne fait rien, vous vous lèverez même quatre fois s'il le faut.

— Alors soit; aussi bien Dieu m'avertit que c'est à Paulina que cet honneur est réservé.

— Vous connaissez donc le nom de ma fille ?

saint homme.

— Je connais tout : le passé, le présent et l'avenir. » Quelque temps après, heureuse de faire un pape, Paulina alla se coucher.

La nuit n'était pas encore bien avancée que Petro se réveillant :


— « Il faut que je me lève, ma fille, c'est l'heure où je dois prier.

— Allez, mon père. » Le jeune homme ouvrit doucement la porte à Carlo qui entra et prit sa place.

Une heure après, il se leva en disant : — « Ma fille, que notre joie ne nous fasse pas oublier d'invoquer le Seigneur.

— Allez, mais revenez vite. » — Carlo sortit, en effet, mais ce fut Francesco qui entra.

Il resta jusqu'au matin, puis il dit : — « Ma fille, la troisième heure consacrée à la prière est arrivée.

— Allez, je vous attendrai. »

Mais personne ne retourna plus, et la mère et la fille crurent que le saint pèlerin, ayant accompli son œuvre sur la terre, avait été enlevé au ciel.

A quelque temps de là, il y eut une grande fête dans le pays.

Paulina s'y rendit toute resplendissante de joie, assurée qu'elle était de faire un pape.

Là, elle rencontra Carlo qui lui dit : — « Eh bien ! Paulina, et le pape, est-il en bon chemin? »


La jeune fille rougit.

Bientôt après, Petro l'aborda en ces termes : — « Charmante Paulina, le pape est-il né ?

grandit-il beaucoup ? »

La pauvre petite devint toute pâle ; mais elle ne tarda pas à revenir de son émotion, doutant encore de son malheur.

Cet espoir fut pourtant de courte durée. Francesco, passant par là, l'apostropha à son tour : — « Comment, toute seule ! Et le petit pape qui sera une des lumières de l'Église, n'est donc pas encore né ? »

Ces paroles firent comprendre à la jeune fille toute l'étendue de son malheur et la vengeance dont elle avait été l'objet. Aussi, ne pouvant supporter une telle honte, elle jeta un cri déchirant et tomba foudroyée aux pieds de Francesco.

(Conté en 1882 par Madame Marini, de Porto-Vecchio).