La maison des morts

On ne respecte même plus
les toilettes pour hommes. Le problème
n'est pas de descendre en esquivant
des cadavres ; Finalement, tu te mets à penser
aux NOCES DE FIGARO, à Nabokov, à Rome.
Mais il est difficile, franchement,
d'uriner quand tu entends
les gémissements, des soupirs - « Encore ! Encore ! » -
d'un de ces imbéciles
et que tu contemples le spectacle sublime
d'une chevelure blonde d’adolescente agenouillée
contre un ventre aux blue-jeans sales,
largement écartés sur une cuvette de waters.
Il faut aussi prendre garde de se piquer
avec une seringue ou de glisser
sur quelque vomi, ou même
sur des sécrétions plus intimes. Mais
si tout va bien, et que tu retournes
au bar, comme
tu appartiens
à un autre monde, et que cela te suffit, c’est suffisant
pour croire encore
aux trois ou quatre choses dont il faut être sûr,
alors tu peux contempler
la ruine de cette société
sans trop en souffrir,
voire,
bien des fois,
avec mépris, comme celui qui marche dans une rue
et écarte d'un coup pied le cadavre d'un rat. Tu n'es tout de même pas
sorti
cette nuit
voir un Velázquez, ou parler avec Borges, mais
prendre un verre, histoire de ne pas rompre les liens
avec les événements. Tandis
que tu demandes une autre vodka, tu regardes
les corps qui s'agitent de manière spasmodique
sur une piste, tu t'arrêtes
à considérer les vêtements, les maquillages, quelque chose
qu'il y a sur les visages postérieurs
à 198O. Parfois,
avec de la chance, une
adolescente ressent de la curiosité
pour une expérience rare avec un être d'une espèce en voie d'extinction,
et comme elle est souvent mignonne, elle te permet
d'user de sa beauté, qui, accompagnée par tes mythes
tes obsessions et un particulier
raffinement culturel,
bien que l'échange ( malgré tous tes efforts)
ne puisse être intense, mémorable, sert
au moins à vérifier une fois de plus
qu'il n'y a pas deux vagins semblables.
De toutes manières, il est normal
de s'ennuyer, de maudire
ce qui t'a amené à fouler ce lieu,
cette jeune fille même, et que
tu aies envie de partir, de retrouver
ta couche, t'allonger seul dans la nuit profonde
et tandis que tu écoutes en fumant une vieille chanson de Billie Holiday
ou Trixie Smith avec Buster Bailey et Armstrong,
ou la Callas, ou bien Bach,
selon la manière dont cela se présente à cette heure, Dieu,
tandis que tu contemples ta mémoire
et c'est comme si tu frôlais
le bout de ton doigt sur sa cicatrice,
et tu bois lentement, et tu entres
dans cette lucidité alcoolique…
…Eh bien, bon, comme je disais
le problème est d'uriner
en paix, et pour cela il faut se concentrer
sur le trou de la porcelaine, ne pas permettre
qu'aucun bruit t'interrompe,
mouvoir délicatement ta main en dirigeant le jet
de sorte qu'il puisse même dessiner des mots
et même, si tu as beaucoup bu, un vers
-Tate's hidden ends eyes cannot see,
de Fletcher, par exemple, va bien-.
Puis, de nouveau, esquiver
les coïts de zombies, les zombies
tout seuls, les liquides gluants, les regards morts, et
retrouver le bar, se faire entendre
par le macaque qui sert les boissons,
boire trois, quatre
verres
plus, jusqu'à te sentir blindé.
Alors tu sors dans la rue,
les pneus des voitures font un bruit
sur l'asphalte mouillé qui
t'émeut, et, ah, comme la nuit
brille, le fond de la nuit,
de même que Rilke disait
que chez les serpents le venin brille.