Chant et littérature.

Patrizia GATTACECA

CHANT ET LITTERATURE

 

Si les rapports entre chant et poésie peuvent du fait de leur longue histoire commune sembler évidents, ils vont au cours des siècles se complexifier. La séparation des genres qui s’accentue avec le développement d’une institution littéraire en Corse comme ailleurs, va tendre à l’homogénéisation de la culture autour d’un centre qui sanctionne et renvoie à la périphérie certaines productions. « Paralittérature, infra-littérature, sous-littérature, contre-littérature »… sont autant de termes utilisés pour définir un certain nombre d’expressions considérées comme mineures et qui laissent apparaître l’existence d’une littérature autour de laquelle se définissent toutes les autres, entraînant de la sorte une relation de subordination. Ainsi, évoquer la littérature corse, c’est prendre en compte l’influence de l’Institution sur l’imaginaire et les comportements littéraires insulaires mais aussi considérer toutes les potentialités créatives qu’offre la situation de culture minorée ne pouvant accéder à la légitimité littéraire parce que non reconnue par l’Institution dominante .

Le mouvement actuel qui produit la littérature s’origine dans les années 70. Dans ces années-là, les fondateurs et animateurs de la revue Rigiru dont le premier numéro paraît en 1974 affirment haut et fort en se calquant sur le modèle des « grandes langues » que la prose doit prendre le pas sur la poésie. C’est pourtant le chant qui en s’imposant comme un genre populaire majeur va véhiculer et légitimer le texte poétique en lui rendant son caractère oral. Ainsi, en rendant flexible les canons littéraires, cette expression se voit réinvestie par un nouveau rapport problématique à la littéralité.

Comment donc interagissent le chant et la littérature dans une relation qui, semble-t-il, ne cesse d’évoluer ? Comment catégoriser les écrivains qui se font paroliers, les chanteurs qui écrivent, les poètes chanteurs ? Quels auteurs sont légitimés et par qui ? La poésie sous sa forme écrite trouve naturellement sa place dans le champ littéraire; qu’en est-il alors de la chanson ?
La relation entre texte et musique peut se définir différemment selon le projet des créateurs : du poème mis en musique à la commande de textes sur une musique déjà existante, des chansons qui s’inspirent d’œuvres littéraires à l’évocation du chant dans la littérature, les interactions nombreuses sont de nature à démontrer la complexité des rapports entre ces deux genres et à éveiller la réflexion.

La revue Rigiru : un réservoir de textes.

Entre 1974 et 1990, les pages du Rigiru laissent une large place au patrimoine issu de l’oralité : différentes formes de chants traditionnels, récits, comptines sont présents. On trouve également dans la revue une partie réservée aux études d’œuvres littéraires, à la critique, aux chroniques d’ouvrages, de films ou d’albums musicaux. La création s’exprime quant à elle sous différentes formes : récits courts, nouvelles, théâtre, poésie… Sur les 26 numéros édités durant la période, 54 textes de création qui pour la plupart existent précédemment et indépendamment de la musique seront mis en musique par des interprètes insulaires, une moyenne de deux par numéro. C’est sans doute cette collaboration indirecte qui va renforcer les rapports entre les animateurs de la revue et les chanteurs, car rares sont les auteurs qui par la suite n’ont pas écrit pour la chanson, étape incontournable pour nombre d’entre eux.

À partir de la création de Canta u Populu Corsu, et durant de nombreuses années, la nouvelle chanson corse va puiser son inspiration dans les luttes et un contexte socio-politique troublé. Parmi les groupes insulaires quelques chanteurs sont instrumentistes, parfois paroliers, capables d’écrire et de composer à l’instar de Jean-Paul Poletti qui marque de son empreinte la chanson militante jusqu’à sa démission de Canta u Populu Corsu en 1981. Chez les plus jeunes Patrick Croce ou Dédé Nobili inspirés par la conjoncture deviennent les paroliers attitrés du groupe Chjami Aghjalesi à partir de la fin des années 70 ; Patrizia Gattaceca et Patrizia Poli écrivent et composent pour leur duo E duie Patrizie ; Michele Frassati, membre de A Filetta jusqu’au milieu des années 80, signe de nombreux textes pour le groupe balanin ; Jean-François Bernardini se distingue dans cette fonction au sein d’ I Muvrini. Ainsi des personnalités s’affirment au sein de cette « Leva Nova » à laquelle Rigiru ouvre ses pages au milieu des années 70.

Avec l’ampleur du phénomène qui fait de la chanson le vecteur de l’idée nationale, de nombreuses collaborations entre poètes et chanteurs voient naturellement le jour, Rigiru se présente alors comme une réserve de textes qui alimente le discours militant, contribue par le chant au renouvellement d’un corpus mais aussi à la renaissance littéraire. L’engagement des poètes est clair, ils l’affirment à travers leur message : « l’estru pueticu buleghja un’idea è un gherbu, chì l’opera hè arradicata in a realità è micca solu in l’unicu pruduttu di a menti, chì l’opara ùn hè micca fora di a vita ma in cor di a vita . A scrittura o hè azzioni o ùn hè micca. » (Rinatu Coti, Rigiru 2/3, aprile 1975). Comme ces écrivains sont marqués par leur parcours dans les universités françaises, les courants littéraires (surréalisme, symbolisme) et idéologiques (mai 68) ne manquent pas d’influencer leurs œuvres. Leur culture et une certaine vision de la société définissent les productions autour d’un projet littéraire qui s’appuie sur les représentations de l’identité.

Trois auteurs très sollicités :

Le rapport à l’écrit a souvent structuré des inégalités profondes en terme de langue et de littérature. Afin de pallier aux manques engendrés par la situation de diglossie, la génération d’auteurs issue du Riacquistu se donne pour objectif d’œuvrer à la constitution d’un patrimoine à travers la publication d’œuvres. Les intellectuels corses trouvent dans ce mouvement culturel une source d’inspiration créative qui les pousse à aborder tous les genres qu’ils soient littéraires, scientifiques ou autres. Durant ses 16 années d’existence Rigiru offre l’exemple de cette grande diversité.

Le chant va réunir les auteurs dans une même dynamique. Pour certains la collaboration avec les chanteurs s’inscrit dans la durée et leur permet d’acquérir une légitimité au sein de la communauté. Trois auteurs se distinguent : Ghjuvan Teramu Rocchi, Ghjacumu Fusina et Ghjacumu Thiers demeurent à ce jour les plus sollicités par les interprètes insulaires.

Au fil du temps certaines chansons sont devenues des succès majeurs. Comme le veut l’oralité dans son principe et ses modes d’exercice, leur popularité a souvent favorisé l’effacement de l’auteur devant l’anonymat du collectif. Les catalogues d’auteurs et de compositeurs enregistrés par la SACEM restituent les œuvres à leurs créateurs et témoignent de l’importance d’une production qui navigue entre l’oral et l’écrit.

Le recensement qui suit tient uniquement compte des œuvres déposées à la SACEM à ce jour, certains textes chantés n’ont pas été enregistrés, d’autres n’ont pas été déposés, d’autres encore sont en cours de traitement ce qui augmente le nombre d’œuvres en circulation pour chacun des auteurs.

Ghjuvan Teramu Rocchi: U pueta casinchese.

En dehors de publications à visée didactique, pas d’ouvrages littéraires, pas de prix non plus pour celui que la communauté a élevé au rang des grands poètes. Très sollicité par les artistes insulaires, il est l’un des auteurs les plus populaires du Riacquistu. Apprécié pour son écriture mélodique qui s’adapte parfaitement à la chanson, pour sa justesse de ton toujours en accord avec les évènements ou le fait social, Ghjuvan Teramu Rocchi plus communément nommé « U Pueta Casinchese » a offert plus de deux cents textes à la chanson insulaire.

« À rombu di cantà… »

Ghjuvan Teramu Rocchi est aussi mélodiste, dès ses premières chansons, il laisse une trace indélébile sur la production corse. Il saura tout au long de son parcours s’adapter aux styles de différents artistes. En 1976, lorsque paraît le disque Libertà de Canta u Populu Corsu, Ghjuvan Teramu Rocchi s’impose avec deux textes forts par leur caractère symbolique : U Muvrinu évoquant la liberté et Simu sbanditi relatant l’oppression d’un l’Etat colonialiste. Il collabore par la suite avec Antoine Ciosi à l’écriture de l’album Musa d’un Populu paru en 1977, un livre culte qui se présente comme une anthologie de la poésie traditionnelle et contemporaine. Pasquale Marchetti souligne dans une préface l’importance du chant comme vecteur de la langue et de la culture : « C’est en grande partie grâce au disque, seul support autorisé ou possible, que la langue corse doit d’avoir résisté aux assauts destructeurs venus de toutes parts. En répandant et en popularisant un abondant répertoire, il a depuis trente ans et avec un succès croissant, livré aux Corses l’occasion et la matière pour chanter dans leur langue et affirmer ainsi consciemment ou non, leur pérennité culturelle. » Dans cet enregistrement, à côté des nombreux poètes qui ont marqué l’histoire de la littérature corse comme Anton Francescu Filippini, Ghjacumu Santu Versini, Santu Casanova pour n’en citer que quelques-uns, on retrouve Ghjacumu Fusina, Ghjuvan Ghjaseppu Franchi, Pasquale Marchetti et Ghjuvan Teramu Rocchi qui signe à lui seul onze titres entre poésies et chansons. C’est dans cet album qu’est enregistrée pour la première fois la chanson Ditemi, un hommage aux prisonniers politiques repris par Canta u Populu Corsu en 1978 dans A Strada di L’avvene, la même année à nouveau par Antoine Ciosi dans Libertà pè i patriotti et en 1992 par Felì dans Veni à cantà. Les trois productions d’ Antoine Ciosi qui suivront accueillent plusieurs textes du poète. Des retrouvailles régulières mais plus espacées ont lieu par la suite jusqu’à la parution du disque Luisa en 2010 où l’auteur apporte cinq textes, dont Luisa, titre éponyme de l’album.

La chanson enfantine.

Ghjuvan Teramu Rocchi est instituteur et conseiller pédagogique. À son retour en Corse dans les années 70 il enseigne dans son village de Loretu di Casinca où il devient un pionnier de l’enseignement de la langue corse dans le primaire. Le chant est pour lui un outil pédagogique essentiel dans l’apprentissage de la langue. Le corpus de chansons enfantines qu’offre la tradition s’avère très vite insuffisant. C’est donc par nécessité qu’il travaille à constituer un nouveau répertoire, plus en accord avec la vision du monde des enfants. En 1979, il participe avec d’autres auteurs à l’écriture de Festa Zitellina édité par Canta u Populu Corsu. L’expérience se poursuit à Bastia avec Scola Aperta, association de promotion de la langue corse créée au cours de l’année 1980 avec Ghjacumu Thiers, et Ghjuvan Francescu Bernardini. Le travail de ce petit groupe débouche sur deux enregistrements à destination des enfants : Campemuci et Aiò sont interprétés par de jeunes chanteurs sous la direction de leur maître Ghjuvan Francescu Bernardini déjà leader du groupe I Muvrini. Le premier album comprend vingt et une pièces qui se répartissent en chansons, poésies et comptines, dont l’auteur exclusif est Ghjuvan Teramu Rocchi, et le compositeur Ghjuvan Francescu Bernardini. Le deuxième disque procède de la même logique : sur dix-sept titres enregistrés, quinze textes sont signés par Ghjuvan Teramu Rocchi. L’auteur poursuivra ce travail partir des années 90 avec le chanteur Felì. Brame Zitelline (1993) et Girasole (2014), sont des projets construits avec la collaboration active des enfants et de leurs parents. Deux belles productions pensées avant tout comme des outils pédagogiques.

Des collaborations pérennes.

Le travail entrepris avec I Muvrini se poursuit sur l’album Anu da vultà (1980) dans lequel on trouve des chansons qui feront date comme U to nome o Parigi, Anu da vultà ou encore À rombu di cantà. Sur l’album È campà quì (1984) qu’il écrit dans son intégralité, retenons Scelta para ou encore Vince per ùn more qui remportent un succès notoire. L’ensemble Tavagna avec l’album Chjamu (1981) I Fratelli avec Gloria ( 1990), ou encore A Filetta avec O Vita (1994) auront recours à la verve inépuisable de l’auteur alimentée par le souffle de la tradition et inspirée par des problématiques propres à la société corse ou à son histoire.
À partir de 1989 et jusqu’à aujourd’hui Ghjuvan Teramu Rocchi va mettre son talent de parolier au service de l’interprète et compositeur Felì. La complicité artistique et amicale des deux hommes leur permettra de partager de beaux succès. Pas moins d’une douzaine d’albums co-écrits dont deux en direction des enfants et vingt-cinq ans d’une étroite collaboration servent l’image d’un binôme indissociable dans le paysage musical insulaire. De nombreux titres plusieurs fois enregistrés ont imprégné la mémoire populaire, à commencer par l’emblématique Golu ou encore Ditemi mais aussi Quand’è tù balli, O Cari, Innamurachjate, Emu bisognu di tè, À voli ne più, O Corsica la mea, Sò d’indè mè pour n’en citer que quelques-uns.

Ghjacumu Fusina : Un itinéraire poétique traversé par le chant.

Professeur Emérite des Universités, Jacques Fusina est Docteur ès-lettres et docteur en Sciences de l’éducation, dont il fonde le premier département à l’Université de Corse au début des années 80. Tout au long de son parcours, l’universitaire se voit confier plusieurs responsabilités publiques et missions dont celle de la mise en place de l’enseignement du corse par le ministère en 1981. De 1989 à 1991 il est élu à la présidence du Conseil de la Culture, de l’Education et du Cadre de Vie. L’écrivain plusieurs fois primé, (nouvelles, essais, poèmes, traductions) est aussi l’auteur d’ouvrages scientifiques et universitaires ainsi que de nombreux textes interprétés par les chanteurs les plus connus de l’île. Plusieurs générations ont grandi avec la poésie de Fusina. Témoin d’importance, l’auteur nous informe sur l’engagement de l’écrivain dans la société insulaire.

Du Puits de l’Ermite au Rigiru.

Après des études supérieures à la Sorbonne, Jacques Fusina enseigne les lettres en région parisienne. Durant cette période, entre 1971 et 1979, il participe à l’aventure poétique de la revue Le Puits de l’ermite fondée en 1965 et dirigée par Guy Malouvier et Jean-Pierre Lesieur. Cette expérience le conduit à contribuer à la modernité de la poésie française. Parallèlement il œuvre au sein de la Revue Rigiru créée en juillet 1974. Les intellectuels investis dans un projet littéraire pour la Corse sont au fait de la production poétique du temps en France, dans le domaine international mais aussi dans les régions typées, (rappelons les chroniques régulières de Rigiru sur la littérature occitane, catalane, bretonne, alsacienne, basque…). Le désir pour certains de théoriser, de transposer certaines expériences à l’expression corse se fait ressentir. Ainsi Rigiru et Le Puits de l’Ermite se font écho grâce à Jacques Fusina. Le poète nous confie avoir plaidé alors pour des vers plus courts, l’éloignement de la rime systématique, le goût de la parataxe préféré à celui de la syntaxe… et autres thèmes de ce type directement inspirés des études en cours dans les universités européennes, le structuralisme, la linguistique générale et générative etc… Ainsi, les premiers textes de poésie publiés dans Rigiru rompent-ils avec une certaine tradition, mais l’invitation des chanteurs à prendre part à la construction d’un nouveau répertoire va parfois faire dévier les auteurs du dessein qu’ils ambitionnaient.

Le poème entre écrit et oral.

La chanson est aussi un choix d’audience grâce auquel Fusina va imposer sa production comme une œuvre poétique à part entière, dans une langue que peu lisent mais que beaucoup chantent. Le souffle de la nouvelle poésie de Fusina est véhiculé par l’oralité, son statut de poète est néanmoins confirmé par une œuvre écrite notable ainsi que par une reconnaissance institutionnelle. Ainsi, l’œuvre de Fusina s’inscrit tout au long de son parcours d’écrivain dans une circulation entre l’oral et l’écrit. Malgré les choix formels que peut exiger l’écriture d’une chanson, rien chez Fusina ne fait jamais obstacle à la virtuosité du poète toujours à la recherche d’un accord entre l’écriture et l’émotion.
Tous ses ouvrages dédiés à la poésie contiennent un nombre important de textes chantés. C’est le cas pour E sette chjappelle (Albiana,Ajaccio,1986) ; Contrapuntu (La Marge , Ajaccio, 1989) et particulièrement Versu cantarecciu (Albiana, Ajaccio,1996) dans lequel “ il revient à la poésie première …au parfum plus chantant”; viennent ensuite Corse , une île de chansons, (Sammarcelli 2007) ; Corsica Neru è Biancu ( Sammarcelli , 2012).

Le succès que l’auteur remporte dans les premières années du Riacquistu est dû en particulier à l’expression du sentiment populaire dans son oeuvre. La musicalité naturelle des textes de Fusina leur confère une énergie singulière. Rien d’étonnant que certains d’entre eux, répercutés par le chant, sonnent parfois comme de véritables hymnes. Déjà connu dans ces années-là pour son implication dans le mouvement littéraire corse, l’auteur est sollicité par Antoine Ciosi sur deux productions qui voient le jour en 1977 : Ver di casa et Musa d’un Populu imposent le style et la profondeur poétique de l’auteur : Dumane, Muvra corsa, L’idea di u vultà, Cantu per un’isula chì ùn si vole more etc… sont parmi les titres porteurs qui s’adressent à l’intime des Corses. Depuis, la collaboration entre l’interprète et l’auteur enrichit régulièrement la production discographique insulaire.
Très vite sollicité par Canta u Populu Corsu sur l’album Chjamu a puesia paru en 1979, le poète propose des textes qui marqueront à jamais l’histoire de la chanson corse : Amicu ci sì tù, L’odore di i nostri mesi ou encore Quandi a terra move composé par Ghjuvan Paulu Poletti et interprété avec force par Dumè Gallet. En 1982 cinq titres phares de l’album Ci hè dinù sont signés de Fusina : Ci hè dinù, A preghera (adaptation de La prière de Francis James et Georges Brassens), À galuppà (adapté du poème de Rafael Alberti et Paco Ibanez), Scorsa la vita, ou encore le somptueux Citatella da fà composé par Natale Luciani. Ce titre inspiré par le roman de Saint Exupéry, Citadelle, renvoie l’imaginaire collectif non pas au roman, car peu nombreux sont ceux qui connaissent l’inspiration de l’auteur, mais à la symbolique de la citadelle dressée contre l’ennemi.
Le succès remporté par ces chants encourage de nombreux interprètes à avoir recours à la verve du poète. Si celui-ci est parfois directement sollicité, un grand nombre de poèmes écrits dès 1974/75 sont directement prélevés dans la revue Rigiru, : Una sì tù , U to nome, Lingua corsa, Parulle nustrale, Paisaghji, Notte d’Aostu, L’odore di i nostri mesi, Oimè, A malavia, Fola Fuletta, A chjama prigiunera, Luna Nova, A miseria vituperia, Guardate issi paisoli, A mio lingua, U baullu, Sognu….sont chantés par des interprètes divers comme Patrizia Poli, Patrizia Gattaceca, A Filetta, Petru Guelfucci, Eric Mattei, Pierre Dieghi, Tavagna , I Muvrini et bien d’autres encore.

En 40 ans plus de 200 textes comme nous le précise l’auteur sont mis en musique. Si l’évènement est un objet d’écriture chez le poète, notons le caractère ouvert de son inspiration : adaptations ou traductions en langue corse de chansons comme La mer de Charles Trenet, Petite de Léo Ferré, Liberà de l’Opera Nabucco, Le Dormeur du Val de Rimbaud, Pauvre Rutebeuf, Le chant des partisans, Les feuilles mortes de Jacques Prévert etc… Poèmes inspirés par de nombreuses lectures, œuvres picturales ou voyages mais aussi par des thématiques, des rythmes ou des mélodies fournies par certains chanteurs.
Outre ceux déjà cités, retenons quelques titres parmi les plus populaires qui ont laissé une trace par la force conjuguée du texte, de la composition et de l’interprétation: Amareni (Ghjuvan Francescu Bernardini, I Muvrini , À l’encre rouge, 1986) ; Rispondimi iè, (Ghjuvan Francescu Bernardini, I Muvrini; Bercy 1986) ; Trà more è campà, À pena cum’è tè ( Ghjuvan Francescu Bernardini, I Muvrini, A voce rivolta 1991) ; Isula Idea , Paisaghji ( Christophe Mac Daniel, Isula, Petru Guelfucci, , 1987) ; Dì ciò ch’è tù voli , (Ghjuvan Claudiu Acquaviva , In l’abbrivu di e stagione, A Filetta, 1987) ; Una sì tù ( Patrizia Poli, Stanotte, 1989) ; Più ch’è u sole ; Viaghji ( Ghjuvan Francescu Leschi/ Eric Gineste, , Canta u Populu Corsu Sintineddi 1995) ; Bianchi Salini ( Guidu Canarelli , , I Surghjenti, Dumani, 2005) ; Sò di tè ( Bob Dylan, Tavagna ; L’ortu di e nostre muse 2009 ; )Parlà ( Jean Do Leca, , Canta u populu corsu, Altrimenti , 2013)…

Ghjacumu Thiers : « Un destin à écrire… »

Professeur Emérite des Universités, Agrégé de lettres classiques, Docteur en Sociolinguistique et auteur de plusieurs ouvrages scientifiques, Ghjacumu Thiers est également romancier, essayiste, dramaturge et poète, maintes fois primé. Acteur culturel majeur, il a dirigé durant vingt ans le Centre Culturel de l’Université de Corse dont l’originalité réside dans un service d’action culturelle intégré à l’organigramme universitaire.

Il est difficile de confiner Thiers dans une catégorie, tant les domaines d’écriture sont variés. Paradoxalement, c’est le contexte de minorisation linguistique qui offre à l’auteur l’espace de liberté dans lequel il construit son œuvre littéraire. De roman en roman, de recueil de poésie en recueil de poésie, l’engagement de ce créateur dans l’acte d’écrire semble être une justification de la vie. C’est ainsi que Thiers approfondit sa recherche sur l’Etre dans son infinie complexité. Ecrire semble être aujourd’hui un destin tout tracé pour celui qui compte parmi les écrivains les plus emblématiques de la littérature corse.

Pédagogie et action culturelle.

Dans les années 70, Ghjacumu Thiers est un des principaux animateurs de la revue Rigiru évoquée plus haut. Il oeuvre avec d’autres au projet d’une nouvelle littérature corse articulée autour d’une production écrite diversifiée. Ses amis le surnomment « le pédagogue ». Ce militant culturel investit en effet beaucoup d’énergie dans une action pédagogique stimulante propre à favoriser l’apprentissage et la connaissance.
Enseignant de lettres classiques au lycée de Bastia jusqu’en 1982, Ghjacumu Thiers anime une fois par semaine en fin d’après-midi, des cours de langue et culture corses.
Pendant que dans les couloirs s’étirent des paghjelle lancées par quelques lycéens, on se presse vers la classe du maître pour partager des moments privilégiés. Celui-ci possède l’art et la manière de transmettre. Durant ses cours qui fonctionnent comme de vrais ateliers, on découvre la littérature corse, ses auteurs, on interprète du Ghjannettu Notini, on met en musique des poèmes d’Anton Francescu Filippini, de Ghjacumu Santu Versini ou d’autres auteurs traditionnels. L’enseignant est un guide qui s’efforce de révéler les possibilités des élèves. Très vite, quelques jeunes gens franchissent le pas de la création et parmi eux, certains ne tardent pas à se distinguer : Dédé Nobili, Ghjuvan Luigi Moracchini ou Patrizia Gattaceca vont bientôt s’essayer à l’écriture de récits ou de poèmes qui paraîtront dans la revue Rigiru. Patrizia Gattaceca enregistre son premier 45 tours sous l’égide du maître et le Duo E duie Patrizie se constitue. Outre leurs propres créations, la production des jeunes chanteuses s’inspire de la nouvelle littérature ; aussi, découvre-t-on sur leur premier album Scuprendu l’alba corsa édité en 1978 des textes de Ghjacumu Thiers, de Ghjuvan Ghjaseppu Franchi ou du jeune Ghjuvan Luigi Moracchini. L’année 1978 est riche en découvertes, Ghjacumu Thiers sait encourager de nouveaux talents : il participe cette année là à l’élaboration de l’album du groupe Rialzu créé par Christophe Mac Daniel et Dumenicu Gallet auquel s’associeront E duie Patrizie. À des compositions que l’on peut qualifier de Rock progressif, dans le fil du mouvement Zeuhl fondé par Christian Vander, leader du groupe Magma, sont associés des textes contemporains. Malgré des influences musicales étrangères à la tradition, Thiers perçoit un intérêt tout particulier dans cette nouvelle production : « A pruduzzione di u gruppu Rialzu hè girata ver di a cursitutine, l’ammentanu i temi chì sò stati scelti pè cumpone stu discu : realità mitica più antica (I Lagramanti, Ghj.Thiers ; interrugazione assinnata sopra u destinu di l’omu in pettu à a so terra è à a so storia ( U Rigiru) D.A.Geronimi ».

Si l’on doit à Ghjacumu Thiers plusieurs méthodes et ouvrages destinés à l’apprentissage de la langue, le chant est pour lui un espace pédagogique essentiel. En 1979, il s’investit avec d’autres auteurs dans l’écriture de Festa Zitellina, album à destination des enfants.
En 1980 lorsqu’il fonde Scola Aperta avec Ghjuvan Teramu Rocchi, le chant est à nouveau au cœur du projet associatif ; nous avons cité plus haut les productions qui ont vu le jour avec la collaboration de Ghjuvan Francescu Bernardini alors jeune instituteur.

La poésie de Thiers inspire la jeune génération de chanteurs et de chanteuses : I Chjami Aghjalesi et E duie Patrizie ou encore I Muvrini vont régulièrement solliciter la contribution de l’auteur sur des projets d’albums. Dans l’album Esse (I Chjami Aghjalesi cù e duie Patrizie) en 1980, Thiers signe plusieurs textes qui résisteront à l’épreuve du temps. Mine, l’Idea vera, Acellu lume, A lettera, Sola avaient été édités dans les premiers numéros de Rigiru. Cette nouvelle poésie n’est pas écrite pour être chantée, elle engendre cependant de nouvelles inspirations musicales et révèle des mélodistes en herbe comme Pierre Fondacci, Patrizia Poli, Patrizia Gattaceca ou encore Saveriu Luciani. Esse est une initiative qui se présente comme un laboratoire du patrimoine à construire, un lieu d’apprentissage, d’expérimentation et de recherches pour de jeunes artistes qui écrivent et composent et où s’entrelacent voix féminines et voix masculines.
Ghjacumu Thiers collabore par la suite avec de nombreux groupes : I Muvrini, Canta u populu corsu, I surghjenti, Tavagna, A Cumpagnia, Zamballarana, Soledonna…ou des interprètes : Petru Guelfucci, Anna Rocchi, Michele Cacciaguerra, Patrizia Poli, Patrizia Gattaceca… Ainsi le Riacquistu s’avère être période propice au mariage de la poésie et du chant, celui-ci devenant la chair même du message poétique.

L’ici et l’ailleurs : le traitement poétique de l’évènement

L’écrivain ne reste pas insensible à l’actualité quelle qu’elle soit. Les violences en Corse ont un impact évident sur la littérature, elles conduisent les poètes contemporains à une douloureuse et féconde interrogation. Sensible à tous les déchirements que subit son île, Thiers évoque dans ses poèmes certains évènements tragiques. Plusieurs textes vont profondément marquer la mémoire collective : Ghjennaghji interprété par Canta u populu corsu s’inspire des évènements de Bastelica Fesch en 1980 qui causent la mort de trois personnes. À travers la métaphore du berger guidant son troupeaux, l’auteur relate l’intervention admirable de Monseigneur Thomas alors évêque de Corse et son entreprise pour rétablir la paix face à l’intransigeance de l’Etat personnifié par le ministre de l’Intérieur dans un dramatique dialogue diffusé durant le JT de midi. Avec l’année 81 et l’élection de François Mitterand, I Carofuli composé et interprété par E duie Patrizie, repris par A Filetta mais jamais enregistré exprime espoirs et interrogations quand à l’avenir de la Corse.
En 1984, Ghjacumu Thiers consacre à l’ami Stefanu Cardi militant du FLNC mort dans l’explosion de sa bombe, un émouvant poème chanté et enregistré par I Muvrini sur l’album Lacrime. En 1987 c’est à Ghjuvan Battista Acquaviva, un jeune étudiant, militant, tué lors d’une action qu’il dédie l’Acqua viva, composée et interprétée par Patrizia Poli, reprise plus tard par Petru Guelfucci. Les poèmes qui s’inscrivent dans une démarche de mémoire et d’hommage, mettent en lumière l’importance de la vie. L’instant poétique transcende ici la séparation et la mort à travers la fable de l’immortalité : « È l’acqua viva corre lesta cum’è a bandera… ».
La poésie de Thiers qui exprime à la fois le quotidien et l’évènementiel s’ancre profondément dans la terre Corse, son champ immédiat ; elle ne s’y confine cependant pas. Le poète aiguise son regard à percer l’horizon ; ainsi naissent les poèmes de l’ailleurs comme Timisoara interprété par I Muvrini dans l’album In core en 1989 qui s’inspire des évènements sanglants de la ville du même nom, la même année. Per tè Chile interprété par I Surghjenti en 1996 sur l’album Da petra è da ventu évoque le Chili, ses heures sombres, ses espoirs, l’exil et l’idée du retour portée par le chant. Plus tard en 2008 , Patrizia Gattaceca interprète Dolce Settembre, poème en mémoire de la militante anti-apartheid abattue à paris en 1988, ainsi que La Nave Và écrit lors de la disparition du grand Fellini. À travers ces quelques exemples, on peut percevoir comment la poésie de Thiers se projette dans l’universel au service de l’essentiel et jette des ponts entre les cultures.

Un premier recueil de poèmes tardif.

C’est sans doute parce qu’il nourrit avant tout le projet d’une œuvre romanesque que Ghjacumu Thiers publie tardivement –et à l’instigation de François Michel Durazzo, organisateur d’événements poétiques- son premier recueil de poème. L’Aretta Bianca paraît en 2006 aux éditions Albiana, « une étape majeure dans son expression poétique » selon Alain Di Meglio. La version française traduite par F.M. Durazzo avait été éditée deux ans auparavant sous le titre : La halte Blanche (Albiana). Suivront In e dite ( Albiana 2007 et Passa è veni (Albiana 2010).
Nourri de voyages au sens propre et au sens figuré, c’est avec un haut niveau d’exigence poétique que Thiers explore de nouvelles voies.
Dans une poésie où le mythe et la réalité s’entrecroisent, où l’épopée classique est également une source d’inspiration essentielle, où tous les sud(s) sont des miroirs, la référence à la terre natale n’est jamais symbole d’enfermement.
Malgré la distance que l’auteur prend avec les formes classiques de la poésie, il semble encore une fois que le chant rattrape le poème, mettant à mal la dichotomie réductrice qui oppose l’écrit à l’oral. L’album Meziornu de Patrizia Gattaceca paru en 2007 s’inspire entièrement de L’Aretta Bianca. Ainsi, c’est dans un va-et-vient permanent entre poème écrit et poème chanté qu’évolue la parole poétique, que circule l’œuvre, en fin de compte jamais achevée.