Scrive è scrive in prosa...

 

Andemu à vede un ducumentu nantu à u mazzerisimu....

 

LES MAZZERI

 

De toutes les vieilles croyances insulaires, celle des mazzeri est sans doute la plus vivace et la plus envoûtante. Ces êtres mystérieux font partie de la mémoire collective et de l'essence corses. Ils sont les colporteurs de savoirs et de rites remontant à des temps immémoriaux. Paradoxes vivants, ces "messagers" de la mort sont à la fois craints et respectés, mi-marginaux et mi-intégrés à la société. Leur présence est indiscutable dans plusieurs régions de l' île, particulièrement dans le Sud et dans quelques régions du Nord. Le Sud de la Corse a, semble-t-il, la réputation d'être plus que le Nord, la terre des mazzeri. Dans une société telle que la société corse où la mort est une des préoccupations premières de l'être, où il lui est voué un véritable culte, le phénomène du mazzérisme ne peut être que reconnu.

•  Mais qu'est-ce-que véritablement le "mazzérisme" ?

•  Qui est donc le mazzeru ?

C'est ce à quoi nous nous efforcerons de répondre tout au long d'une première partie que nous organiserons de la manière suivante :

Dans un premier temps, nous présenterons la façon dont on devient mazzeru et l'être mazzérique lui-même, avant de nous pencher, en un second temps, sur la définition de son espace vital et de son rôle social tandis que nous tenterons de conclure par une troisième partie qui analysera l'image du mazzeru dans la littérature insulaire

Cependant, avant d'aborder le sujet proprement dit, il nous paraît préférable de présenter les différentes théories expliquant comment l'on devient mazzeru.

Le mazzeru est dans la tradition et selon la mémoire collective le "mal baptisé", celui qui n'est pas vraiment chrétien, celui dont le baptême s'est mal déroulé. En effet, tout semble se déterminer le jour du baptême alors que le parrain et la marraine portent l'enfant sur les fonts baptismaux. Ces derniers auront alors un rôle important à jouer. Ils représentent, à ce moment précis, l'enfant prenant les engagements de la chrétienté, et en parlant en son nom, agiront sur son destin Dans la tradition, le sacrement du baptême est donc entouré de superstitions importantes. Ainsi le moment où le parrain et la marraine réciteront le Credo sera-t-il particulièrement important car, si les récitants se trompent d'un seul mot, le malheur s'abat irrémédiablement sur l'enfant qui devient dès lors mazzeru.

D'après cette définition traditionnelle le mazzérisme n'est ni un don ni un acquis volontaire. En quelque sorte l'on devient mazzeru par accident.

•  Cependant il semblerait qu'aujourd'hui les avis divergent. L'individu mazzérique peut nous être présenté, selon les cas et les convictions de tout un chacun, soit comme un initié, soit comme un autodidacte en occultisme.

 

•  Pour R.Multedo, par exemple, le mazzeru serait plus un initié, au même titre que le chaman, qu'un être supportant le "poids du destin". Ainsi nous le présente-t-il, dans son livre Le mazzérisme et le folklore magique de la Corse, comme un être choisi avant de naître et qui est ensuite initié en rêve par les plus anciens qui lui apprennent des techniques éprouvées, pour faciliter ses voyages oniriques et maîtriser ses pouvoirs.

•  Tandis que pour d'autres, tel l'abbé Bartoli, il serait une personne consciente de son pouvoir que l'on aurait initié au départ et qui continuerait à se perfectionner en sciences occultes, tout en vivant pleinement sa condition surnaturelle. Ainsi la définition du mazzeru de l'abbé Bartoli dans son Histoire de Corse pourrait être la résultante de "l'appel aux morts" du Livre des morts.

 

•  « 0 âme aveugle! arme-toi du flambeau des mystères, et dans la nuit terrestre tu découvriras ton double lumineux, ton âme céleste. Suis ce divin guide et qu'il soit ton génie, car il tient la clé de tes existences passées et futures.»

 

Comme nous avons pu le constater, il n'est pas très facile de définir comment l'on devient mazzeru. C'est pour cela qu'il nous semblait utile de présenter les différentes visions du phénomène afin de lever certaines ambiguïtés.

Ceci ayant été fait, nous pourrons à présent tenter de cerner et d'expliquer la personnalité de cet être étrange et mystérieux que souvent l'on surnomme "le chasseur d'âmes" ou même "le messager de la mort" .

 

L'ETRE MAZZERIQUE

Ceci ayant été fait, nous pouvons à présent tenter de cerner et d'expliquer la personnalité de cet être étrange et mystérieux que souvent l'on surnomme ,

"le chasseur d'âmes" ou même "le messager de la mort"

•  L'être mazzérique

Le mazzeru est comme nous l'avons dit précédemment le "mal baptisé" aux yeux de la société. A cet égard il ne sera pas rare d'entendre dire à son sujet :

« Un he micca cristianu » (il n'est pas chrétien)

Le mot "cristianu" ayant en Corse plus la signification d'"humain" que de "chrétien" à proprement parler. Cela revenant à dire que ce dernier n'est pas tout à fait de ce monde.Dès lors, apparaîtra le trait essentiel de sa personnalité, la différence d'essence, qui fait de lui un être surnaturel, le lien entre l'au-delà et le monde des vivants.

Le mazzeru est un être ne semblant appartenir à aucun des deux mondes, il paraît en être la limite, l'espace où ces derniers se recoupent.

Si l'être mazzérique est plus ou moins marginalisé par la société, c'est parce qu'il est au seuil des deux mondes, des religions et qu'il appartient aux espaces frontaliers et aux lieux les plus sauvages, aux cols les plus désolés, aux gués, aux rivières et que les croisements sont ses lieux de prédilection. Mais aussi parce qu'il fait peur par sa faculté de pressentir, de deviner, et même de répandre consciemment ou non la mort autour de lui.

En effet, le mazzeru est avant tout un sorcier, et comme tel il est un personnage auquel on attribue le pouvoir de donner la mort. Le mazzeru est également désigné, selon les régions, sous des noms aussi différents que : culpadore, acciacatore, mazzeru. Ces trois termes sont formés à partir des verbes acciacà, culpà, amazzà, qui signifient "tuer" en frappant.

S'il lui est attribué cette fonction de "tuer", c'est parce que le mazzeru ou plus exactement son double, se rend en songe à une chasse nocturne durant laquelle il abattra la première bête sauvage ou domestique qui viendrait à passer. Une fois cette bête tuée, il la retourne sur le dos et c'est alors qu'il voit se métamorphoser la tête de l'animal en visage d'une personne qu'il connaît et qui appartient à son espace social. Dès lors l'arrêt de mort de cette personne est signé ; il lui reste entre trois jours et un an à vivre. R.Multedo dira à ce sujet :

"Il reste à l'individu ainsi reconnu par le mazzeru un nombre impair de jours à vivre, sans que cela ne puisse dépasser la durée d'un an. "

 

Cette chasse onirique se déroulera exactement suivant le schéma de la chasse traditionnelle ; ainsi le mazzeru pourra-t-il chasser seul ou en équipe.

Généralement c'est une chasse d'affût. Elle se pratique en embuscade, près des points d'eau, en des lieux incultes, sauvages, impénétrables.

La symbolique de l'eau revêt ici une importance cruciale. En eff et, en Corse, comme en Grèce, les cours d'eau et les rivières marquent la limite d'un monde à un autre. Ils sont considérés comme la route des morts. La chasse mazzérique ayant suivi le cours de l'histoire et l'évolution des techniques, on comprendra aisément que le mazzeru qui en des temps primitifs chassait armé de sa mazza (masse) puisse aujourd'hui tuer aussi bien son gibier avec sa massue qu'avec son fusil.

Quoi qu'il en soit, ce don d'ubiquité et cette prédilection à côtoyer la mort des autres, fait peur. C'est en partie pour cela que le mazzeru est mis à l' écart de la société, qu'il est, en quelque sorte, marginalisé. Cependant, à la différence de bien des pays, le sorcier corse n'est pas considéré comme un être volontairement et consciemment méchant.

Le mazzeru est maléfique puisqu'il tue. Mais il fait cela malgré lui, son acte échappant totalement au contrôle de sa volonté. Il agit sous l'influence irrésistible d'une force qui le dépasse, qui s'empare de lui, et dont il est l'instrument involontaire.

Notons toutefois que cette "force" s'empare aussi bien des hommes que des femmes.

Les femmes touchées par ce phénomène sont appelées mazzere, et leur comportement est presque identique à celui des mazzeri à l'exception qu'elles sont, semble-til, plus acharnées que les hommes dans leur façon de tuer.

Aussi, la tradition orale rapporte-t-elle le cas de la mazzera de Chera "dont la méchanceté était excessive et qui se signalait par sa cruauté en tuant l'animal avec des couteaux, ou même en le déchirant avec les dents comme les chiens de chasse. »

 

Quelquefois, au même titre que les signadori ils peuvent guérir les maladies graves et les maladies aux causes inconnues qui seraient d'origine maléfique, telles que le "mauvais oeil", les envoûtements, etc.. Si comme nous avons pu le constater, c'est surtout l'aspect maléfique du mazzeru qui est le plus souvent retenu par l'imagination, il ne faut cependant pas oublier que sa fonction peut être également bénéfique, ce dernier pouvant lors de ses chasses nocturnes ou de ses visions prémonitoires agir sur le déroulement des choses et en changer le cours en faveur de l'individu qu'il reconnaîtra, si tel est son bon plaisir.

Ainsi, s'il décide de sauver l'individu qu'il reconnaît, il devra empêcher le cercueil fantôme ou l'animal représentant le double de ce dernier de franchir certaines limites, telles que le seuil de l'église, l'entrée du cimetière ou le gué de la rivière, trois frontières qui, selon les traditions magico-religieuses, séparent le monde des vivants et le monde des morts.

On connaît aussi d'autres manières pour un mazzeru de sauver une âme en peine comme faire dévier cette dernière de son chemin en la repoussant vers la gauche, ou bien remplacer son visage par un autre lors de la chasse nocturne.

Les personnes ainsi sauvées n'auraient, selon certains récits, que neuf ans à vivre. Ce qui équivaudrait à dire, dans ce cas précis, que le mazzeru ne ferait que retarder l'échéance finale de ces "âmes errantes ", mais ne pourrait en aucun cas les sauver véritablement.

Certaines personnes, comme G.Morachini, prétendent qu'il existerait un ordre social au sein de la communauté mazzerique. Cet ordre mazzérique serait alors défini comme il suit : un sorcier capustrigone dirigerait la société occulte. Le capustrigone serait un mazzeru vivant sa condition "d'être surnaturel plus consciemment que les autres et qui pousserait plus loin son initiation."

Contrairement aux autres mazzeri, il semble vivre pleinement son destin et ne pas le subir. Par ce fait, il devient le formateur des futurs mazzeri, il les guide lors des chasses oniriques et leur apprend à accepter leur condition de sorcier...

Après avoir tenté d'expliquer la manière dont on devient mazzeru et quel est le personnage lui-même, nous essaierons dans la suite de définir son rôle social et la localisation de son espace vital.

 

LE ROLE SOCIAL DU MAZZERU

3. Le rôle social du mazzeru

 

Bien qu'assez tacite, le rôle du mazzeru revêt, au sein de la société corse, une importance certaine, pour ne pas dire primordiale. Il est l'être par lequel se décidera, se déterminera l'avenir de la communauté, au même titre que les Benandanti frioulans décris par Carlo Ginzburg.

Les mazzeri luttent pour défendre leur environnement social.

Ainsi, comme ces mazzeri d'une communauté qui, dans la nuit du 31 juillet au ler août, groupés en "milices", affrontent ceux de la communauté voisine sur les cols reliant les deux régions.Cette guerre se fera à l'aide d'asphodèles (tallaucciu), plantes bien connues dans la mythologie végétale depuis l'Antiquité grecque. Symbole d'abondance et de l'immortalité des âmes, l'asphodèle est souvent considérée comme la plante des morts. Elle abonde d'ailleurs aux Enfers et aux Champs-Elysées où séjournent les héros défunts. On retrouve aussi cette dernière autour des tombeaux en de nombreuses régions d'Europe, car disait-on, les morts aimaient cette plante et se nourrissaient de ses racines.

L'enjeu de cette guerre végétale est d'importance, puisque, selon les mazzeri l'issue de cette dernière fixera le taux de mortalité de l'année à venir, dans chacune des communautés.

Chez les vainqueurs la mortalité sera faible, tandis que chez les vaincus, elle sera forte. Le "messager de la mort" joue donc un rôle déterminant pour sa communauté puisqu'il est en quelque sorte le "régulateur des mortalités" de cette dernière.

 

Outre cette fonction, l'être mazzérique assure aussi le lien entre le monde des vivants et celui des morts. Il devient, à ce titre, l'outil de communication entre l'autre monde et les êtres humains. On raconte aussi qu'il transmettrait des messages de l'au-delà qui seraient tantôt des prophéties, tantôt des rappels de pactes ou de promesses non tenus.

Le mazzeru peut également être amené à remplacer le signatoru (l'exorciste) lorsque ce dernier ne parvient pas à désenvoûter ou à guérir son patient.

C'est en étudiant sa fonction sociale que l'on se rend véritablement compte que le sorcier corse n'est pas totalement négatif pour sa communauté. Même si, comme nous avons pu le voir précédemment, il représente effectivement un danger pour cette dernière lors des chasses mazzériques.

Cette double fonction de "tueur" et de "sauveteur" vaut au mazzeru un statut assez ambigu. Il est celui qui est tout à la fois respecté et détesté par la société, celui dont les pouvoirs inquiètent et rassurent en ce fait qu'ils peuvent être tantôt bénéfiques, tantôt maléfiques.

Véritable paradoxe vivant, le mazzeru est très difficilement définissable, comme nous avons pu nous en rendre compte.

Avant d'aborder notre troisième partie, il nous paraît nécessaire de rappeler que la tradition orale en Corse est d'une telle importance que plus de la moitié de la littérature insulaire semble être issue de l'oralité. Cela, afin que le lecteur ne perde pas de vue la difficulté que l'on peut rencontrer quant à la vérification de certains faits.

 

L'IMAGE DU MAZZERU DANS LA LITTERATURE INSULAIRE

L'image du mazzeru qui nous semble être la plus courante au sein de la littérature corse est celle d'un individu esseulé vivant, en marge des conventions sociales et du monde communautaire.

Ainsi cette définition de l'être mazzérique se retrouve-t-elle à travers les œuvres de plusieurs auteurs comme par exemple : J.-Cl.Rogliano (Le Berger des morts), R.Multedo (Le Mazzérisme et le folklore magique de la Corse), D.Carrington (Corse, !le de granite) , B.Caisson dans son étude, aux éditions du C.N.R.S., Pieve e paesi, G.Ravis-Giordani (Bergers corses), l'abbé Bartoli (Histoire de Corse), R.Cotti (L,'Ulltima spazimata) , etc. Cependant il arrive aussi que certains autres auteurs, comme G.Moracchini dans Mazzeri, nous présentent le mazzeru comme un être parfaitement intégré à sa communauté malgré son statut de sorcier.

 Quoi qu'il en soit, dans l'un ou l'autre cas, le personnage mazzérique est souvent représenté en littérature sous les traits d'un animal. Il sera, le plus souvent, associé, selon les circonstances, à l'aspect d'un chien, d'un chat, ou d'un corbeau, car dans l'imaginaire, les animaux sont liés à des fonctions et symbolisent des situations et des rôles. Ainsi le chien est-il l'animal sacré, en relation avec le monde des morts. C'est le gardien des portes de l'enfer , le maître du passage. Il est toujours en rapport avec la mort, il la sent, il la voit et il hurle à son passage afin d'en avertir les humains. Ces hurlements, dit-on en Corse, accompagnent les âmes sur la route de l'autre monde.

Lorsque le mazzeru prend l'aspect d'un chien, il s'agit du symbole d'une fonction précise, d'un rôle qui apparaît plus bénéfique que maléfique, car, il guide alors l'âme du défunt dans la nuit, afin de permettre à celle-ci de réintégrer son corps matériel, et de lui éviter ainsi la mort.

N'oublions pas que le chien est le grand compagnon des chasseurs, c'est lui qui arrive le premier sur le lieu du massacre. Il apparaît également comme l'une des armes avec laquelle le chasseur s'oriente dans la poursuite du gibier.

Plus proche de la mort que l'homme, c'est lui qui guidera les pas hésitants du chasseur vers les chemins de l'au-delà. Il faut peu pour que cet animal à l'instinct de mort, attiré par les corps des bêtes agonisantes, devienne une sorte de démon dévorateur, de tueur sanguinaire, tel le mazzeru lors de ses chasses oniriques Cependant si le sorcier prend l'apparence d'un chat, son intervention sera jugée comme maléfique. En effet, de par son comportement beaucoup plus sauvage que celui du chien, il représente dans l'imaginaire corse a ghjatta nuda ou u ghjattu mamona. Animal de la nuit, il est souvent associé à ce titre à un être antisocial et anticlérical et rejoint par là l'image populaire du mazzeru.

Quant au corbeau, animal charognard, se nourrissant de la mort, il est la représentation de l'initié, celui qui apprend par la mort des autres. C'est le seul qui tire véritablement profit du monde des morts, qui côtoie quotidiennement la "dame à la faux" et en connaît tous les secrets. Il devient alors, aux yeux des humains, l'un des rares êtres vivants, avec le sorcier, à partager le secret du mazzérisme.

L'image littéraire du mazzeru est assez limitée comme nous pouvons le constater. Il nous est en effet, soit représenté sous les traits de ce qu'il est matériellement, c'est-à-dire d'un homme un tant soit peu marginal ou marginalisé par son statut de sorcier, mais qui n'en demeure pas moins foncièrement humain, soit enfin par l'intermédiaire d'une symbolique animale. Cela tient certainement au fait que le mazzeru est et restera, sans doute longtemps, un être dont la diversité de caractère et d'essence interdit la portraituration fantasque et trop romancée...

Le mazzeru est le gardien de la plus ancienne des pratiques occultes connues en Corse. Il est également l'individu le plus complexe de la société insulaire. mi-homme, mi-religieux, au sens premier du terme, il est le lien entre l'au-delà et le monde des vivants. Il est celui qui sait, qui relie, qui détient le secret de la vie et de la mort, du bien et du mal. Ce sorcier nocturne, qui exerce sa magie par l'intermédiaire du monde onirique, semble être l'homme des confins. Il est le vivant aux étranges pouvoirs, qui se rend régulièrement dans l'autre monde et qui vit aux limites des espaces sociaux et idéologiques.

Son statut ambigu lui vaut d'ailleurs une place bien mal définie au sein de la société. Ni totalement intégré, ni totalement exclu, l'être mazzérique erre entre le matériel et le spirituel, le réel et le rêve, la vie et la mort.

Voilà les raisons pour lesquelles il est très difficile de donner une définition précise du mazzeru en particulier et du mazzérisme en général.

Cependant on peut affirmer que le mazzeru est l'incarnation d'une partie de la mémoire collective et de l'âme corse. Il est vraisemblable que sa qualité de personne mystérieuse tienne au fait que la magie et le rêve ont été, sont, et resteront des domaines où la logique humaine et le raisonnement cartésien n'ont aucun droit de cité.

•  Une nouvelle figure de la mantique corse: le SIGNATORU

 

I SIGNATORI

I signatori (exorcistes) ou incantori (enchanteurs)

Plus connus pour leurs aptitudes d'exorcistes et de guérisseurs que pour leurs facultés à prédire l'avenir, i signatori peuvent également se révéler être de très bons devins. Contrairement aux mazzeri, ils sont des individus très bien intégrés à la société et appréciés de tout un chacun.

Fait paradoxal, le signatoru dont la notoriété est incontestable en Corse, ne semble pas occuper une place importante dans la littérature insulaire. Cependant lorsqu'il y apparaît, son image y est très peu romancée et assez proche de la réalité.

Les signatori et leur statut social

Les exorcistes corses sont des figures du monde insulaire. Chaque village a au moins un signatoru au sein de sa communauté. Personnage totalement intégré au monde dans lequel il vit, il ne se différencie en rien du "commun des mortels" ni de par ses agissements, ni de par sa façon de vivre. Il est respecté et apprécié de tous.

Cependant le signatoru est un être mystérieux et magique qui a le pouvoir de désenvoûter et de guérir ses concitoyens de tous les sortilèges et de tous les anathèmes. Il est, par conséquent, aisé de comprendre à quel point ce "gentil sorcier" est utile à la communauté.

Notons, toutefois, qu'il n'est pas approprié d'employer le terme de "sorcier" pour qualifier le signatoru, ces eux êtres étant fondamentalement différents. En effet, contrairement au sorcier, le signatoru n'est pas un être malfaisant, mais un être foncièrement gentil. Ses pouvoirs ne lui sont prodigués par aucune force occulte ou satanique, mais sont la résultante d'une initiation personnelle. Cette initiation se déroule selon des rites ancestraux dont l'origine se perd au fond des âges. La transmission du secret obéit tout d'abord à des impératifs temporels parfaitement déterminés, auxquels doit se conformer, comme celui qui pratique déjà cette forme résiduelle de magie, le novice postulant au statut de signatoru.

Personne ne peut prétendre à ce statut, s'il ne souscrit à certaines exigences traditionnellement imposées et respectées par ceux qui détiennent la formule incantatoire proprement dite et les détails du rituel gestuel correspondant.

On ne peut apprendre le secret des signatoru que la nuit de Noël, c'est-à-dire du 24 au 25 décembre. La communication de cet enseignement a lieu uniquement cette nuit-là. C'est une règle impérative ; y déroger, disposer librement du précieux pouvoir, serait le perdre : tel est en ce cas précis le tribut de la transgression.

 

 

 

Cependant il serait faux de penser que la cérémonie magique pourrait avoir lieu n'importe où : elle se déroule près du fugone (âtre), lieu qualifié (et chargé de la symbolique du feu purificateur) sorte de carré magique autour duquel le signatoru, le postulant et l'assistance, s'il y en a une, (c'est souvent le cas lors de cette veillée), se tiennent debouts.

Comparées au rituel complexe qui accompagne l'initiation des chamans à leur fonction de magiciens, les conditions de transmission qui assurent l'acquisition des pouvoirs du signatoru peuvent paraître désuètes.

Si tel était le cas, il ne faudrait pas oublier que cette initiative est avant tout fondée sur le phénomène émotionnel et qu'en tant que tel il requiert une forte implication du sujet.

Le pouvoir des signadori est indifféremment transmis aux hommes ou aux femmes, l'initiation ne retenant pas le critère sexuel.

Autrefois cette initiation ne se faisait qu'en famille, et en génération alternée : de grands-parents à petits-enfants, tandis qu'aujourd'hui n'importe qui peut devenir signatoru s'il le désire, à condition de se soumettre à la cérémonie initiatique et d'en respecter les règles.

 

Une fois ce rite accompli, le nouveau signatoru ne devra en aucun cas divulguer les formules et les gestes rituels appris sous peine de perdre aussitôt ses pouvoirs.

La fonction principale du signatoru consiste à venir en aide aux personnes qui en ont besoin. Le signatoru peut tout aussi bien désenvoûter son "patient" que le guérir de maladies ou de maux plus conventionnels, comme nous aurons l'occasion de le constater, plus loin, dans notre travail. Il peut également agir sur les éléments et faire arrêter les inondations et les orages et même prédire l'avenir.

Nous reviendrons plus amplement sur les pouvoirs extraordinaires du signatoru lors de notre seconde partie.

Le signatoru est par définition "celui qui signe", qui conjure le mauvais sort et rompt l'enchantement, celui que l'on va trouver lorsque les choses vont mal, sans raisons apparentes.

Contrairement au mazzeru, le signatoru vit ouvertement son état "d'homme pas comme les autres". Ces pouvoirs bénéfiques font qu'il est facilement accepté par la société. Il est un être indispensable à son entourage de par l'aura bénéfique qui protège ce dernier contre les forces du malin, les éventuels maux et maladies qui pourraient accabler les membres de sa communauté.

Le signatoru est un joyau inestimable que la société insulaire ne voudrait perdre pour rien au monde et qu'elle conserve jalousement par le biais d'une intégration totale. Quel que soit le milieu social dont il est issu, le signatoru semble être un des perso

  

Les pouvoirs du signatoru

 

Comme nous avons pu l'entrevoir ci-dessus, les pouvoirs du signat:oru sont de trois ordres : premièrement d'ordre médical, deuxièmement d'ordre spirituel, troisièmement d'ordre mantique.

Bien que ce soit plus particulièrement l'aspect divinatoire du signatoru qui nous intéresse, il nous paraît tout de même important de définir l'étendue entière de ses pouvoirs, afin de mieux comprendre le personnage et les rapports qu'il entretient avec son entourage.

LE SIGNATORU ET SES POUVOIRS

Le signatoru et ses fonctions médicales

 

Bien que qualifié de "charlatan" par l'Ordre des médecins, le signatoru est, pour les insulaires, une personne dont les aptitudes médicales ne sauraient être remises en cause. Même si ses techniques diffèrent indéniablement de celles utilisées en médecine académique, par le fait qu'elles ne recourent jamais aux solutions médicamenteuses pour traiter la maladie, mais plutât à des procédés d'ordre spirituel, il est souvent perçu comme un médecin à part entière.

Il lui est en effet prêté le pouvoir de traiter une multitude de maladies dont certaines, telle la maladie du charbon a trista nera, peuvent être extrêmement graves.

Afin de mieux cerner les capacités médicales du signatoru, nous allons à présent dresser une liste aussi exhaustive que possible des maladies pouvant être guéries par le signatoru, et les moyens utilisés par celui-ci lors de leur traitement.

Ces maladies se rencontrent assez fréquemment à l'intérieur de la société insulaire comme dans toutes les sociétés plus ou moins agraires du bassin méditerranéen.

Le fait que le signatoru puisse les traiter et les résorber. rapidement et sans l'aide d'aucun stratagème médicamenteux , le rend indispensable à une société qui, de par sa faible densité de population, ne peut se permettre d'avoir un médecin dans chaque communauté.

Le mystère qui entoure les guérisons dont il est à l'origine élève le signatoru au rang d'être surnaturel qui inspire le respect même aux plus sceptiques de la communauté.

Outre ses fonctions de guérisseur, le signatoru exerce également les fonctions d'exorciste et de voyant, comme nous pourrons le constater dans notre prochaine partie.

 

Le signatoru est une personne que l'on va voir dès que l'on à l'impression d'avoir été ensorcelé ou de subir quelque influence maligne. Il est, dans l'imaginaire et la pensée populaire corse, le seul, après les membres du clergé, ayant reçu le troisième ordre mineur à pouvoir chasser les forces malfaisantes de tout être, de toute chose et de tout animal.

Il faut en effet savoir que pour la majorité des insulaires, le monde des esprits et des forces immatérielles est en constante relation avec le monde des vivants, et que par conséquent, ces derniers, pourront à tout moment être soumis à leur influence négative.

Le "mauvais oeil" ou occhju et l'embuscade des mauvais esprits ou l'imbuscada sont les deux influences négatives qui affectent le plus fréquemment l'individu.

Bien que semblables en apparence, ces deux envoûtements sont quelque peu différents et sont reconnaissables par l'analyse de leurs symptômes.

 

Ainsi un individu atteint du "mauvais oeil" présentera-t-il des malaises soudains comme des maux de tête, de la fièvre, des nausées, un manque d'appétit et une lassitude inhabituelle, tandis que celui qui est atteint de l'imbuscada ressentira en plus de ces derniers, la langueur, la prostration, les vertiges et des courbatures.

L'occhju est en général la manifestation d'une influence maligne provenant d'un regard humain où l'œil joue le rôle d'instrument de propagation d'une force, d'un fluide, de "quelque chose" de magique dont les effets s'avèrent être néfastes pour qui les subit. Ce fluide malfaisant est le fruit d'une admiration envieuse, ou d'une jalousie très forte.

L'imbuscada, littéralement "I'embuscade" est un mauvais sort jeté par les esprits hostiles des morts, lorsqu'un sujet passe le gué d'une rivière à midi ou, lorsqu'à la tombée de la nuit, le trajet emprunté l'oblige à passer devant un cimetière ou une fontaine. C'est en effet en ces lieux que les mauvais esprits de défunts manifestent leur hostilité à l'égard des vivants qui omettent d'accomplir ou accomplissent avec négligence l'ensemble des pratiques liées au "culte des morts". C'est-à-dire, ceux qui ne respectent pas les dernières volontés des défunts, qui n'accomplissent pas scrupuleusement la cérémonie funéraire traditionnelle, qui ne font pas célébrer de messe à leur intention, qui n'entretiennent pas les tombes ou négligent consciemment ou inconsciemment de brûler des cierges le jour de la fête des morts, le 2 novembre.

Quoi qu'il en soit, la personne atteinte par l'une ou par l'autre de ces "malédictions" doit impérativement faire appel au signatoru sous peine de dépérir un peu plus chaque jour, jusqu'à un total abattement moral et physique.

 

L'intervention du signatoru se fera sous la forme d'un désenvoûtement durant lequel le "guérisseur" récitera des prières et des incantations dont seuls les initiés ont le secret. Cette intervention est toujours faite bénévolement par le signatoru qui ne se sert pas de ses pouvoirs dans un but lucratif. Revêtant les attributs d'exorciste lors de cette dernière, le guérisseur pourra écarter le mal de son patient et le débarrasser ainsi de tous les fluides négatifs qui "l'habitaient" malgré lui, et le rendaient malade.

C'est lors de la "signature" du mauvais œil, et uniquement à ce moment là, que le signatoru pourra, à l'occasion et sur demande du consultant, s'adonner à la prédiction. en effet, c'est une fois la signature du mauvais œil terminée, au moment de la lecture de cette dernière, que le signatoru peut deviner l'avenir proche de la personne qu'il vient de guérir.

Cependant, pour que cela soit faisable, il faut impérativement que la signature se fasse à l'aide d'une assiette remplie d'eau et d'huile d'une veilleuse et non directement sur le patient comme cela est également possible, car c'est dans la lecture de ces gouttes d'huile que le signatoru pourra entrevoir les événements à venir qui influeront sur la vie de la personne consultante.

Il nous semble utile de préciser ici que cette prédiction ne saurait être en aucun cas une prédiction à long terme et se résumera à délimiter un futur proche.

 

Bien que le signatoru soit un personnage important de la société corse, il semble un tant soit peu oublié par la littérature insulaire. Du moins par la littérature écrite, au sein de laquelle il figure assez rarement.

En revanche, il occupe une place plus importante à l'intérieur des récits, des contes et légendes qui appartiennent à l'oralité.

On peut se demander pourquoi l'oralité porte plus d'intérêt au signatoru qu’à la littérature écrite.

C'est ce à quoi nous nous efforcerons de répondre tout au long de cette troisième partie.

L'écriture en langue corse est un phénomène assez récent, puisqu'elle n'apparaît qu'aux alentours des années 1889. Ce qui explique en fait que la partie écrite de la littérature corse soit assez restreinte par rapport à sa partie orale.

 

Le personnage du signatoru est défini dans l'imaginaire corse comme un personnage foncièrement ancré dans le monde des réalités et appartenant plus à la mémoire et à l'essence populaire qu'au monde littéraire. Il est donc un individu ne se prêtant pas à la portraituration fantasque et romancée de l'univers des contes et légendes. Par conséquent, comme le style littéraire ne correspond pas à l'écriture journalistique, il est rare qu'elle puisse le dépeindre comme un personnage qu'il ne faut travestir en aucun cas et cela par quelque moyen que ce soit.

Il existe toutefois des textes qui mettent en scène le signatoru et ses pouvoirs, comme peuvent en témoigner des morceaux littéraires comme ceux qui suivent :

•  -L'Homme qui a vu le diable, (nouvelle II de la huitième journée) in Cent et un contes corses de

•  J.M .Salvadori

•  -Les Sauterelles, (nouvelle IV de la neuvième journée) in Cent et un contes corses de J.M. Salvadori.

•  -Griselida, (nouvelle I de la dixième journée) in Cent et un contes corses de J.M .Salvadori.

•  -U Catenacciu, in Contes et: nouvelles corses de J.P. Luccioni.

•  -Le Berger arc-en-ciel, in Contes et nouvelles corses de J.P .Luccioni.

Cependant il serait faux de prétendre que l'image littéraire du signatoru appartient plus au monde de l'écriture qu'à celui de l'oralité. En fait, c'est au sein de l'oralité que cette dernière prend sa force, toute sa raison d'être. L'oralité est en Corse l'outil par lequel se transmettent les us et coutumes, les idéologies religieuses et politiques, de générations en générations.

 

Le signatoru étant un personnage très important de la société insulaire, et ce depuis des temps immémoriaux, il apparaît très fréquemment dans les historiettes et les fables orales. Généralement ces dernières sont créées dans un but heuristique et tendent à faire connaître tant l' incantatoru que ses pouvoirs. Il nous sera alors présenté comme une sorte de sage, d'homme extraordinaire, au sens premier du terme, comme le gardien de la tradition magico-religieuse de l'île, une espèce de religieux de la première heure qui allie magie et prières, paganismes et religion chrétienne pour lutter contre les forces du mal, et protéger ainsi sa communauté.

Le signatoru est le conservateur d'une partie de la mémoire collective insulaire, il est le lien entre le passé, le présent et l'avenir de la société. Représentant le passé par le poids de la tradition et par son initiation, il représente également le présent par l'acte de la "signature" et l'avenir par ses facultés de prédiction.

Quoi qu'il en soit, l'image littéraire du signatoru est assez restreinte, comme nous avons pu le constater. Ceci s'explique vraisemblablement par le fait que l'auteur insulaire ne ressent pas le besoin de créer une image littéraire d'un individu connu et respecté de chaque Corse.