Le projet Odissea

Plusieurs raisons militent pour l’élaboration d’un projet d’échanges et de coopération Corse-Sardaigne-Sicile dans le domaine de la dramaturgie et du théâtre. Des échanges réguliers opérés depuis une quinzaine d’années entre les Universités de Sardaigne et de Corse, la réalisation de divers projets dans le cadre du programme INTERREG I, l’existence de nombreuses initiatives culturelles corso-sardes, le programme de recherche « Etude comparée des théâtralités de Corse et de Sardaigne conduit dans le cadre d’INTERREG II par Leonardo Sole (Université de Sassari) et Jacques Thiers (Université de Corse) offrent un cadre favorable à l’élaboration d’actions concrètes dans le domaine du théâtre.
Différents colloques, rencontres et séminaires ainsi que les contacts réguliers établis entre les différents partenaires ont permis de jeter les bases du projet ODISSEA qui répond à cet objectif.
Des auteurs, comédiens et metteurs en scène de Sardaigne, de Sicile et de Corse se sont associés pour l’élaboration et la réalisation d’ODISSEA. Les contractants se sont engagés à rechercher les voies d’une collaboration avec les collectivités et compagnies des trois îles. D’autres possibilités sont également en voie d’exploration, notamment du côté des expressions catalane et baléare.

Le projet élaboré par Leonardo Sole (Sassari), Jacques Thiers (Corti) et Franco Scaldati (Palerme) comprend trois volets:
1) développement de l’étude critique des formes populaires et savantes de la théâtralité des trois îles méditerranéennes. Cette perspective de recherche prend appui sur les travaux du Centre de Documentation du Théâtre (dir.Dumenica Verdoni, CCU) et du Teatro Sperimentale Universitario (dir.L.Sole, Sassari) et le programme INTERREG II qui unit les deux universités de Corse et de Sassari;
2) création conjointe de textes et de spectacles, travail en commun des acteurs (stages de formation, résidences, distributions). On prévoit en outre pour un même spectacle, la rotation de metteurs en scène corses, sardes et siciliens ;
3) mise en place d’un circuit interinsulaire de diffusion des oeuvres: la première phase sera la mise en place d’un festival théâtral itinérant sur les trois îles. Le Centro sperimentale per il teatro di etnia (dir.Mario Lubino), gestionnaire du théâtre Olimpia et organisateur du festival annuel de Porto-Torres-Sassari s’offre à servir de base pour ce festival itinérant.

La première action du projet ODISSEA a été préparée et lancée par le Centre Culturel Universitaire de l’Université de Corse, avec l’aide et le soutien financier de la Direction Générale XXII de la CE et de la Collectivité Territoriale de Corse. Cette action prend appui sur la création de Itaca ! Itaca ! dont le texte est ici présenté. Elle comporte :
- la conception et l’écriture conjointe d’un texte dramatique sur le thème du Même et de l’Autre traité à partir de la transposition d’un épisode du cycle de l’Odyssée. Les périgrinations de l’Ulysse d’Homère fournissent la trame générale destinée à figurer un itinéraire de réappropriation critique des thèmes culturels et du thème du langage que recouvre le plus souvent la notion d’identité. Les différents aspects de l’écriture dramatique soulignent le caractère très problématique des tentatives de reconquête de l’identité perdue du fait des profondes mutations constitutives de la modernité. Ulysse est enfin revenu sur le rocher d’Ithaque que chantent les poètes et qui aura habité si longtemps sa nostalgie, mais il n’y retrouve ni le langage ni les valeurs d’antan. Une nouvelle odyssée commence, sans doute plus périlleuse que l’autre puisqu’elle lui commande de vaincre les monstres qu’il porte en lui s’il veut voir un jour se profiler à la proue de son navire une nouvelle Ithaque. Une Ithaque qu’il lui faut inventer (Cf.Synopsis ci-dessous).
Leonardo Sole a coordoné et écrit le texte d’Itaca Itaca ! avec la collaboration de Jacques Thiers et de Franco Scaldati.
L.Sole et J.Thiers sont les conseils scientifiques et artistiques du projet.
- la mise en scène d’un spectacle qui tienne le plus grand compte de thèmes culturels profonds, du langage et des formes de la théâtralité populaire et savante susceptibles de se relier directement aux réalités corse, sarde et sicilienne, en contact avec également avec départements d’arts du spectacle des universités concernées.
La distribution réunit comédiens corses, sardes et siciliens. Elle comprend également l’articulation de chants traditionnels et de compositions originales.

 
ITACA ! ITACA !
 

 
Co-production CCU de Corse et Teatro Olimpia (Porto-Torres)
Texte et conception L. Sole, avec J.Thiers et F.Scaldati
Compagnies ateliers théâtre CCU et Arts du Spectacle de l’U.de Corse, Teatro Universitario Sperimentale de l’U.de Sassari, U Teatrinu, Teatro Sassari, Femmine dell’Ombra (Palerme)
Mise en scène Giampierro Cubeddu
Scénographie, réalisation Giovanni Lubino
Effets musicaux, lumières, éclairages Marcello Cubeddu.
Distribution Mario Lubino (Ulysse) Teresa Soro, Alessandra Spiga, Chicca Sanna (Circé), Gaetano Lubino (Laerte), Domenico Di Stefano (Tirésias), serviteur d’Ulysse (Guy Cimino), Jean-Pierre Lanfranchi (Elpénor), Francescu Guironnet, arts spectacle Corte (Léode), Marco Sanna, arts spectacle Sassari (Télémaque), Marco Spiga (Antinoos), Gianni Sini (Le fou)
Attaché de presse Stefano Sole
Participation exceptionnelle Patrizia Poli interprète U Lamentu di Nausicaa

 
La carrière de ce spectacle original conçu et élaboré à Corte, Sassari et Palerme au cours de l’année 1997 a débuté à Ajaccio le lundi 13 octobre de la même année. Itaca ! Itaca a été créé dans le cadre du « Jardin de la Connaissance » co-organisé par la Collectivité Territoriale de Corse et l’Université Euro-Arabe Itinérante. La pièce a poursuivi son périple par la Sardaigne (Alghero, Ozieri et au théâtre « Olimpia » de Porto-Torres. Elle a ouvert aussi le festival annuel :« Etnia e teatralità » de Porto-Torres/Sassari, régulièrement fréquenté par les meilleures compagnies d’Italie et de l’espace médio-européen et présentant un programme de colloques et conférences sur le thème. Elle a été ensuite donnée de nouveau à Sassari le 18 décembre dans la belle salle municipale du Teatro Civico. Diverses programmations ont eu lieu au cours de l’année 1998. Elle est retournée en Corse pour les rencontres du Théâtre Universitaire et Scolaire (février 1999) et à Livourne (mars 1999) pour les « PERCORSI MEDITERRANEI DEL MITO DI ULISSE organisés par Ars Nova et le Gruppo d"Arti Sceniche... Divers projets d’exploitation sont en cours notamment pour une version roumaine avec le Teatrul di Papusi de Craiova.

Les choix de conception et d’écriture dramatique sont ceux du programme ODISSEA. Ils ont reçu un accueil très favorable au Colloque « Il Teatro del Sud » de Taranto 1997 et ont été remarqués par l’Associazione Nazionale dei Critici di Teatro (Italie) comme un élément original du renouveau dans les expressions dramaturgiques de Méditerranée.
A noter que le programme ODISSEA bénéficie désormais du programme « Etude comparée des théâtralités de Corse et de Sardaigne » qui lie les Universités de Corse et de Sassari (Sardaigne) dans le cadre d’INTERREG II.

 
 
CICLOPU
 

 
CICLOPU
est le deuxième spectacle élaboré dans la perspective du programme ODISSEA.
Les choix de conception et d’écriture dramatique sont ceux du programme ODISSEA.

La construction dramaturgique de CICLOPU utilise deux plans alternés d’espace et de temps :
a) l’adaptation libre des éléments fournis par les sources antiques tels que les rassemblent Homère et Euripide.

Dans sa référence antique, l’ogre symbolise les forces primitives, faites d’instincts et de passions, antinomiques de toute humanité, une nature sauvage, dangereuse et maléfique. Le monstre incarne aussi l’individualisme forcené, une totale fermeture aux autres et, conformément à une possible étymologie du nom Polyphème (« celui qui parle fort/beaucoup »), une manifestation brutale de la parole privée de sa finalité: le dialogue et l’échange avec autrui. Moins homme qu’animal, géant solitaire et anthropophage, avide et bestial, il est tout entier violence et « hubris », significative pour les Grecs de la régression et de la démesure.

Tout en conservant la plupart des traits soulignés par le texte d’Homère (chant IX) CICLOPU entend exploiter l’autre veine que procure la tradition du drame satyrique dans le théâtre grec. De ce point de vue, le Cyclope d’Euripide met en relief des éléments qui seraient dissonants ou tout à fait incongrus dans le climat de la tragédie antique : humour, truculence et érotisme.
b) la mise en évidence de la modernité du thème par la transposition de ces éléments sémantiques dans un contexte actuel :
Notre projet transpose dans le contexte de nos sociétés actuelles les traits généraux que conserve du cyclope la littérature dramatique traditionnelle. Il est malheureusement aisé d’illustrer cette tendance qui nous porte sans cesse à nous détourner de notre humanité. Les évolutions technologiques et les progrès enregistrés dans le domaine des moeurs, des arts et des idées devraient pourtant accentuer en nous cette sensibilité qui appartient en propre à l’homme et développer les exigences éthiques qui en découlent.
Une certaine modernité engendre ainsi des cyclopes exclusivement mus par le profit et caractérisés dans leurs comportements et leurs pensées par l’abandon ou la réification des valeurs qui fondent la civilisation.
CICLOPU met donc en scène ces tentations en les abordant sous l’angle d’une démesure qui n’a rien de romantique et pousse à la solitude et à l’égocentrisme. Nous, cyclopes d’aujourd’hui, nous sommes avides de tout ce que la société de consommation fait miroiter à nos yeux. Nous dévorons et sommes dévorés par les biens de consommation et les fausses valeurs que nous entrevoyons par l’œil unique de la convoitise.
Cette version moderne du cyclope tourne autour d’une personnalité qui se noie dans ses fantasmes et qui ne vit que parce qu’il y a des gens qui le regardent. En contrepoint du Polyphème antique nous mettons en scène un personnage obnubilé par l’omnipotence télévisuelle. Notre personnage croit exister parce que, dans bien des cas, pour nos contemporains exister, c’est être vu à la télévision. L’idée fixe de notre cyclope d’aujourd’hui c’est de croire à tout moment qu’il est surpris à la télévision par une équipe qui filme à son insu les moindres événements d’une de ses journées, avec la complicité de ses proches (l’émission de très grande écoute « Surprise, surprise ! » en est le type universel). La vie est pour lui un spectacle et il tente de se doter d’une envergure que lui dénie la médiocrité de son quotidien. Le cyclope est devenu un insupportable et pathétique bouffon.

La pièce a été créée le dimanche 13 septembre 1998 à l’auditorium de A Vaccaghja (Pigna, Haute-Corse) dans une mise en scène de Pier Lelio Lecis (Cagliari), puis reprise le 11 mars 1999 au Théâtre municipal de Bastia dans une mise en scène de Tonì Casalonga.
Conception et texte
: Leonardo Sole et Ghjacumu Thiers
Mise en scène, direction d’acteurs : Lelio Lecis
Direction musicale : Ghjilormu Casalonga
Scénographie :Tonì Casalonga
Comédiens : Alice Capitanio, Maria Anghjula Geronimi-Gabelli, Rosalba Piras, Maria Elisabetta Podda, Ghjuvanpetru Lanfranchi, Tiziano Polese.
Chanteurs et musiciens : Laurenzu Barbolosi, Francesca Guironnet, Ghjacumu Nobili.
Régie son : Boris Hamon
Régie lumière : Ugo Casalonga
Costumes : Marco Nateri

Un ogre, un géant solitaire et anthropophage habité par des forces primitives, grossières et maléfiques. Un individualisme forcené, une totale fermeture aux autres, moins homme qu’animal, avide et bestial, il est tout entier violence et régression.
Tous ces traits soulignés par l’Odyssée sont conservés dans notre CICLOPU qui en parlant corse et sarde, évoque l’homme, d’aujourd’hui et de toujours., Lorsqu’il se livre à la partie la plus instinctive de lui-même. Mais nous avons puisé également dans la tradition du drame satyrique d’Euripide fait d’humour, de truculence et d’érotisme.

Le spectacle transpose cette référence antique dans le contexte de nos sociétés actuelles. N’est-il pas vrai qu’une certaine modernité a fait de nous des cyclopes ? CICLOPU met en scène ces tentations en les abordant sous l’angle d’une démesure qui pousse à la solitude et à l’égocentrisme. Nous, cyclopes d’aujourd’hui, nous sommes avides de tout ce que la société de consommation fait miroiter à nos yeux. Nous dévorons et sommes dévorés par les biens et les fausses valeurs que nous entrevoyons par l’œil unique de la convoitise.

 
CICLOPU
Lectures de l’Antiquité
le cyclope d’euripide
 

Euripide, dans son drame, suppose que les Satyres et leur père Silène, partis sur mer à la recherche de Bacchos enlevé par des brigands comme il est rapporté dans un Hymne homérique à Dionysos, ont été jetés par la tempête sur le rivage habité par un Cyclope. Ce Cyclope a fait des Satyres les gardiens de ses troupeaux de brebis et a préposé Silène au soin de le servir et de nettoyer son antre. La pièce d’Euripide est inspirée du Cyclope d'Epicharme, d'une pièce d'Aristias, fils de Pratinas, et d'une autre de Cratinos qui portent le même nom, mais surtout du IXe chant de l'Odyssée. D'après l'Odyssée, Ulysse aborde malgré lui avec ses compagnons sur la côte où un géant sauvage et impie, appelé Polyphème, fils de Poséidon, vit dans une caveme du lait et de la chair de ses troupeaux. Malgré une belle prière de l'éloquent Ulysse, le Cyclope enferme les Grecs dans son antre, dévore deux matelots du malheureux héros. Mais Ulysse a encore avec lui du vin que lui a donné Maron, fils d'Évanthès. Il enivre le géant qui s'endort d'un lourd sommeil. « Personne » - c'est ainsi qu'Ulysse s'est nommé au Cyclope - médite sa vengeance. Il aiguise avec son épée un pieu d'olivier, en durcit le bout au feu et avec l'aide de ses compagnons l'enfonce dans l'oeil unique du Cyclope. Il faut maintenant s'échapper. Les Grecs, au matin du deuxième jour, attendent le mment où le Cyclope fait sortir son troupeau de chèvres our le mener au pâturage. Ils se cramponnent sous le entre des bêtes et franchissent ainsi le seuil de l'antre. élivré, Ulysse dévoile son vrai nom au Cyclope aveugle ui reconnaît la ruse, la prédiction qu'on lui avait faite, et, voulant punir son hôte, arrache un rocher et le lui lance. Mais il est trop tard : Ulysse est déjà loin de la côte.

Euripide, pour ce qui est de la marche générale du récit et les faits, a suivi de très près l'Odyssée. Mais il a modifié quelques circonstances, humanisé et grandi davantage encore la figure du Cyclope, ajouté la bouffonnerie au tragique, développé le mouvement et la poésie en germe dans le chant homérique. L'action qui, chez Homère, n'était pas localisée se passe, dans la pièce d'Euripide, en Sicile, au pied de l'Etna, dans un site très précis qu'on a pu situer : par là elle a plus de vérité. Le temps est réduit à une courte journée : par là plus de rapidité. Euripide a voulu que son géant ne fût pas seulement un pasteur. S'il élève boeufs et moutons, il a une meute et chasse le cerf et le lion quand lui manque une nourriture plus délicieuse. Ses proportions physiques sont colossales : il met sur son foyer des troncs d'arbre que soulèveraient à peine trois fardiers et sa coupe à une contenance d'environ 195 litres. Moralement, il est d'ailleurs un peu plus compliqué que le Polyphème d'Homère : il a entendu parler de Troie, d'Hélène et de Ganymède, et son impiété est devenue une espèce d'épicurisme matérialiste assez cohérent. La personnalité du Cyclope ne manque pas de relief, ni d'une certaine complexité. Le ton de la pièce est moins uniforme que celui du récit homérique. Cela tient à la présence des satyres, mais surtout à celle de ce grotesque chauve, ivrogne au point qu'il s'attache à la coupe comme le lierre à la vigne ou l'oiseau à la glu, menteur, couard, voleur, impudent. La scène de la beuverie dans le dos du rustre, ou celle de l'enlèvement par le Cyclope du nouveau Ganymède sont réalisées par Euripide avec un sens de la bouffonnerie qui fait de lui un émule d'Aristophane. Ce mélange de situations tragiques, de morceaux de bravoure (dont il se pourrait d'ailleurs qu'ils fussent ironiques) et de scènes burlesques donnent à cette pièce un cachet très particulier. Elle est pleine de vie et de mouvement. Les gambades des Satyres, ou leurs évolutions cadencées, leurs gestes saccadés, leur peur grimaçante, leur façon de rythmer la danse du pieu dans l'oeil du Géant, leur joie de gamins quand le Cyclope aveuglé cherche à saisir à tâtons Ulysse et ses compagnons cachés dans les recoins de la caverne emportent la pièce dans une allure endiablée. Et cette pièce à la fois bouffonne et tragique se déroule dans la poésie des champs, du gazon, des sources, de la mer, des bêtes capricieuses et de leurs petits. Si elle n'a pas la grandeur mystérieuse du IXe chant de l'Odyssée, elle n'en est pas moins un pur joyau.
(d’après H.Berguin et G.Duclos)

 

Les conditions dans lesquelles est apparue en Grèce la tragédie sont souvent considérées comme tenant du miracle. Un miracle que les Grecs ont voulu fractionner : il y eut d'abord, disent-ils, des dithyrambes improvisés en l'honneur de Dionysos ; ils comportaient des parties opposées, première promesse d'un dialogue. Ce dithyrambe archaïque, qui traitait des épisodes courts sur le mode plaisant, semble avoir été joué par des acteurs à demi travestis en boucs, afin de ressembler aux compagnons mythiques du dieu.
C'était un drame (c'est-à-dire une action) satyrique. Parallèlement à lui, les poètes commençaient de mettre en scène des aventures héroïques, exposées sur un mode de plus en plus grave. Ainsi, en ce mystérieux Ve siècle dont nous savons si peu de chose, la tragédie serait née en contre-point du drame satyrique et après lui.
Cette généalogie littéraire reste extrêmement obscure. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le drame satyrique prit tôt une forme accomplie, car le poète Pratinas, qui passait pour le maître du genre, fleurissait vers 500, quand Eschyle n'avait encore que vingt-cinq ans. Tandis que la tragédie en vint peu à peu à prendre tous ses sujets dans la légende héroïque, il resta dans une large mesure consacré à Dionysos. C'est au début du Ve siècle que le drame satyrique n'apparaît plus comme une forme d'art autonome, mais subordonné à la tragédie.
A l'origine les Satyres étaient toujours associés au culte et aux mystères de Dionysos. Êtres qui participaient à la fois de la nature bestiale et de la nature humaine, ils étaient représentés avec un visage humain et barbu, avec des cornes, des sabots et une queue de bouc. On les disait originaires d'Arcadie et on se les figurait agrestes, fainéants, paillards, pétulants et hâbleurs, poltrons. Ils étaient souvent mêlés aux Silènes, qu'il ne faut pas confondre avec les Satyres et qui, eux, tenaient de la nature du cheval. Ils formaient le choeur dans la tragédie primitive et traduisaient l'ivresse bachique dans le Dithyrambe ou chant en l'honneur de Bacchos. Au fur et à mesure que la tragédie s'épura, s'éleva, s'élargit en adjoignant aux aventures de Dionysos celles des autres dieux et des héros, le rôle des Satyres et leur importance allèrent diminuant. Quand Pratinas de Phlionte et Choerilos d'Athènes établirent le drame satyrique, les Satyres furent relégués dans cette pièce qui constitua un des éléments de la tétralogie. Les poètes présentent au choix de l'archonte une tétralogie, trois tragédies et un jeu satyrique, lequel est joué en dernier lieu, comme pour remettre l'esprit en équilibre après des émotions trop violentes. Le drame satyrique perpétuait au théâtre la tradition dionysiaque mais se trouvait ainsi destiné au divertissement.

Le Cyclope, indépendamment de sa beauté propre, qui est grande, a pour nous un intérêt considérable : il est le seul spécimen de drame satyrique qui nous ait été conservé d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide lui-même. Euripide avait écrit au moins sept drames satyriques : Autolycos, Bousiris, Eurysthée, Les Moissonneurs, Sciron, Sylée, Sisyphe. De tous, les Moissonneurs exceptés, nous avons des fragments. Seul Le Cyclope est entier.

Le drame satyrique se présente comme une tragédie qui plaisante. Les mêmes événements ont en effet un côté terrible et un côté bouffon, ambivalence sur laquelle le génie grec a réfléchi avec une particulière complaisance. Le drame satyrique, qui se déroule dans un cadre champêtre propre aux ébats des satyres, met surtout en scène des héros ou des dieux aux prises avec des monstres personnifiant les forces naturelles (ici le Volcan) et consacre le triomphe de l'intelligence humaine sur la force sauvage.

Le choeur est composé de satyres, génies agrestes qui ont la face camuse, les oreilles pointues et la salacité des boucs. Les acteurs qui les représentent portent une ceinture de peau de chèvre; une queue y est fixée ainsi qu'un phallus en cuir rouge auquel ils font, au cours de la pièce, d'amicales allusions. Les satyres n'avaient primitivement aucun lien avec Dionysos et ils étaient différents des Silènes, autres démons mi-hommes mi-chevaux. Mais ces êtres hybrides ont fini par échanger leurs caractères, du moins au théâtre. Comme d'autre part un Silène, disait-on, avait été le père nourricier de Dionysos, Euripide les réunit en une seule bande joyeuse, celle des serviteurs de Bacchos, parmi lesquels Silène fait figure de père. Comme le dieu ne pouvait paraître en scène (car dans ce cas c'est lui qui aurait occupé tout le champ), Euripide imagine qu'il a été enlevé par des pirates tyrrhéniens, et c'est en prenant la mer à sa recherche que Silène avec ses fils ont été jetés par la tempête au pied de l'Etna, où le Cyclope a fait d'eux ses esclaves.

L'épisode d'Ulysse vainqueur de l'ogre a tenté plus d'un poète dramatique, avant et après Euripide. Ni Bacchos ni les satyres ne figurent dans le conte homérique, mais le vin et l'ivresse y sont en bonne place, ce qui incitait tout naturellement à donner à l'action le halo d'une escorte dionysiaque.
Le Polyphème homérique vit parmi d'autres cyclopes, qui l'interrogent après son aveuglement, à quoi il répond qu'il a été victime de personne.
Celui d'Euripide n'a pour société que Silène et ses garçons ; autant dire qu'il est seul, car dès le premier mot Ulysse a partie liée avec les serviteurs de Dionysos. La victoire du Grec en est plus facile. La méprise finale, sur le mot personne, n'a plus rien de tragique : simple quiproquo dont les satyres s'amusent. L'inquiétude, dans un drame satyrique, ne doit pas se prolonger comme dans un récit épique.

Celui de l'Odyssée place toute l'aventure à l'intérieur de la caverne. Le géant s'y enferme avec ses victimes en bloquant l'ouverture par un rocher que lui seul est assez fort pour déplacer. Après qu'il a dévoré plusieurs Grecs, Ulysse l'enivre, l'aveugle et, une fois que Polyphème a écarté la pierre, fait sortir ses hommes cramponnés au ventre des béliers. Cela fait un conte bien lié, tout entier axé sur le problème de la porte. Le théâtre ne pouvait enclore la pièce dans une grotte.
L'Ulysse d'Euripide circule librement entre l'antre de l'ogre et la prairie où les satyres-bergers mènent leur danse. Une fois le Cyclope assommé par le vin, les Grecs pourraient se sauver à leur aise et s'embarquer avec leur escorte de chèvre-pieds. Ils seraient loin avant que le géant soit réveillé. L'aveuglement est donc inutile. Mais en supprimant la porte bloquée, Euripide renonçait déjà à la ruse des béliers.

L'image du tison ardent tournant dans l'oeil unique comme la mèche d'une tarière s'imposait si fortement qu'il fallait la garder, fût-ce aux dépens de la stricte vraisemblance. Ulysse n'agit plus pour sauver sa vie, mais, ainsi qu'il le dit bien haut, pour assurer la fuite des satyres et pour punir le monstre. Le tison tournoyant est une de ces images fabuleuses dont la fortune s'explique par des correspondances complexes et souvent secrètes. On y a depuis longtemps reconnu l'équivalent du procédé qui servit jadis à faire du feu : un pieu aiguisé de bois dur est mis à virer rapidement dans une gaine de bois tendre. Le symbole était si clair qu'on nommait bois mâle le premier, bois femelle le second. Les Grecs avaient une raison de plus d'y être sensibles, car ils pensaient que l'oeil émet une lumière qui lui est propre, croyance qui affleure dans plusieurs passages du texte. Le procédé a beau être converti en un acte agressif et meurtrier, il reste l'union d'un feu avec un feu, Euripide a perçu et rendu cette signification sous-jacente : témoin le «chant de fête» par lequel les satyres invitent Polyphème, au moment où il tombe dans le piège, à entrer comme pour une cérémonie nuptiale dans la grotte où l'attend une tendre fiancée. Ceux qui ont reconnu les frontières ommunes de l'érotisme et du sadisme s'étonneront peu de la rencontre.

Rien n'indique que Le Cyclope soit la plus ancienne des oeuvres conservées d'Euripide. Celui-ci y emploie trois acteurs simultanément, et avec une aisance qu'il n'atteignit pas avant la fin de sa maturité, ce qui incite à considérer la pièce comme bien postérieure à Alceste.
Les éditeurs la mettent volontiers en tête du recueil parce qu'elle est seule à représenter pour nous un genre qu'Euripide a traité sans prédilection, En effet, sur 92 drames qu'il écrivit, il n'y avait, disent ses biographes, que 8 drames satyriques. S'il avait composé des tétralogies régulières, le total aurait dû se diviser en 69 tragédies et 23 drames satyriques. La répartition tétralogique était donc moins rigoureuse que les théoriciens anciens ne le donnent à penser; et du reste nous savons qu'Alceste, tragédie à dénouement heureux, tenait la place d'un jeu satyrique. En fait, la « tragédie qui plaisante» ne correspondait guère au génie d'Euripide. On ne trouve dans Le Cyclope ni la fantaisie aérienne des Limiers, ni ce sens du plein air qui allège toute l'oeuvre de Sophocle.

En revanche, l'oeuvre a une densité psychologique à quoi les contes populaires ne nous ont pas habitués. Témoin la profession de foi où Polyphème déclare son mépris pour toute transcendance à un Ulysse réduit au rôle de suppliant et obligé par conséquent d'outrer quelque peu son respect à l'égard des dieux. Nulle part la célèbre dialectique euripidéenne n'apparaît aussi plaisante que dans cette scène d'une robuste drôlerie. C'est ailleurs cependant qu’il faut chercher de ces rapides indications où un poète révèle qu'il n'ignore rien des mouvements de l'inconscient. Quand Polyphème surprend Silène à vendre ses provisions, le vieux brigand, pour se couvrir, accuse Ulysse, décrivant minutieusement les supplices que le Grec réservait au Cyclope avant d'aller le vendre comme esclave « pour manoeuvrer des pierres et pour tourner la meule » :

Ils devaient te lier à un carcan, puis te faucher ton oeil unique et tes boyaux,de vive force, et te peler soigneusement le dos à coups de fouet...
 

Ce que Silène prête à Ulysse c'est son propre désir toujours caressé, toujours irréalisable, et il se délecte comme un enfant à en énoncer chaque article. Son mensonge, qui met Ulysse en péril, serait une très mauvaise action dans le plan de la réalité. Mais un rêve ne compte pas. Le poète le sait, et Ulysse aussi, qui ne reproche même pas sa traîtrise à Silène et continue de le traiter en allié.
D'autre part, l'inconscience féroce des satyres en dit long sur l'exigence psychologique qui a fait du drame satyrique la clausule de trois tragédies. Ils délirent de joie quand Ulysse leur annonce le plan du tison; ils réclament comme un honneur de pouvoir prendre leur part du danger. Mais au moment critique les voilà tous devenus boiteux, et Ulysse n'a plus qu'à se débarrasser des poltrons en les faisant chanter pour rythmer la besogne. Quand le Cyciope aveugle sort de la grotte, ils l'égarent joyeusement parmi les rochers, pour que les Grecs encore tremblants puissent se faufiler au-dehors. Voilà remplacé l'épisode des béliers : ils ne subsistent qu'en une image fugitive, dans la première chanson des satyres-bergers. Et ceux-ci, dans le triomphe final, couvrent de sarcasmes leur maître d'hier, vaincu par personne. La peur, de même, chasse Silène d'un camp à l'autre. Le drame satyrique est un retour à l'enfance.
Ulysse aveugle le Cyclope pour le punir et le mot qu'il emploie signifie à la fois châtiment ou vengeance. Il n’y a rien de tel dans L’Odyssée, mais presque tous les contes populaires se dénouent dans la même ambivalence.

Comment la scène attique a-t-elle pu représenter une grotte dans une solitude, où des satyres envahissent l'orchestre en admonestant un bélier, une brebis indociles ? Si le poète suggère la chose à l'imagination, n'est-ce pas justement parce qu'il ne pouvait la montrer aux yeux et que du reste il s'en souciait médiocrement ? S'il insiste tant sur l'énormité de l'ogre, de son appétit et de son mobilier, c'est aussi pour combler l'écart entre un acteur de taille normale et le rôle fabuleux du géant.

(d’après Marie Delcourt-Curvers)