Versione :
Francese

L’ILE INTERIEURE DE M.G.MARTIN-GISTUCCI

Marie-Gracieuse Martin-Gistucci est l’auteur de trois recueils de nouvelles et de deux romans en langue française, tous publiés aux éditions La Marge. Elle a aussi écrit en langue italienne et en langue corse. Son oeuvre, importante, survit pour notre bonheur à sa récente disparition. Le commentaire qui va suivre voudrait être un hommage à sa mémoire.
La dernière nouvelle, « Encore sur ce navire... », du premier recueil de nouvelles, L’île intérieure (1987), commence ainsi...

« Mais les rêves...
Mais les rêves reviennent ; les mêmes ou d’autres ? D’autres, mais les mêmes, et parfois ils me surprennent, mais souvent je les reconnais.
Le bateau glisse, se déchire un passage en pleine terre. Je sais que cette terre est la Sardaigne, je le sais même si rien ne le dit. C’est une rue pavée de dalles qui se ressoudent derrière la poupe, à peine passée. Et le navire est haut, noir, hissant sa fumée aux cîmes de ses deux cheminées, et du navire on peut descendre pour acheter des choses dans les boutiques qui bordent la rue. Mais après, même si on a trouvé l’argent pour payer, les lires qu’on n’a jamais, et acheter quoi ? Des couvertures bariolées, des ciseaux dorés, des gâteaux en forme de roues, il faut pouvoir rattraper le navire qui se sauve, et on ne le peut pas toujours et alors le navire s’en va, inexorable ; il abandonne le voyageur dans la nuit de la rue, lumineuse et surpeuplée l’instant d’avant et qui s’est faite soudain déserte, un désert uni de pavés, sans la moindre trace du passage d’un aussi grand navire... Et c’est la solitude et hors de portée est la chaleur des cabines, le refuge dans la lumière ; le grand navire s’est effacé à l’horizon de la rue vide. Il n’y a plus personne, plus rien.
Et ce même navire, si on est resté à bord, il va, dans l’aube, aborder des rives attendues, une terre bleue par la distance qui se précipite. Et l’on n’a pas le temps de se préparer, de rassembler les bagages ; il faut s’en aller, vite ; déjà tout le monde est parti.
Et le navire encore, mais cette fois je sais où il va, il va vers l’Afrique ; il glisse dans un liquide froissement de satin ; il n’a pas eu besoin de s’étrangler à travers les rues sardes, il est en haute mer. Et la mer se fait verte, presque jaune, moirée de volutes roussâtres. J’approche alors de cette autre terre vers qui la nuit je m’essoufle, on approche de Tunis. Et voilà que le navire enfile l’étroit chenal, l’interminable chenal d’eau de mer à travers l’eau basse et stagnante du Bahira, eau presque terre. Au bout, au bout (si on arrive au bout) je sais qu’il y a la maison de mon père, que je serai chez moi, dans ma ville. »

Commentaire

Un personnage prend la parole et nous fait part de son intimité. Quoi de plus intime en effet qu’un rêve, ce réseau d’images oscillant entre la transformation du passé et le fantasme de l’avenir ?
Nous voici donc sur un navire qui nous transporte dans une géographie personnelle à la fois connue ou explicite et étrange ou implicite. Un triangle méditerranéen se dessine : la Sardaigne, la Corse (« des rives attendues ») et la Tunisie. Mais rien n’est simple ! La littérature est là pour le dire. La relation entre l’origine corse et l’enfance tunisienne est entravée par la présence de la terre sarde, d’où l’image paradoxale sur laquelle s’ouvre la nouvelle : « Le bateau glisse, se déchire un passage en pleine terre. » L’esprit déchiré du personnage prend ainsi la forme d’un navire qui tente difficilement, douloureusement, de relier entre eux des pans d’enfance (comme la méditerranée relie - ou ne relie pas - une île occidentale et une rive africaine). Cette douleur se ressent même quelquefois dans la syntaxe du discours du personnage : l’abondance des conjonctions de coordination « et » et « mais » précipite le rythme et produit un effet d’accumulation et de juxtaposition étranges d’événements divers qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus.
Marie-Gracieuse Martin-Gistucci nous propose une ouverture où les éléments du réel enfantin sont retravaillés par les rêves angoissés de l’adulte, encore et encore, comme l’indique le titre. Et c’est peut-être là une des voies d’une littérature corse, ici et maintenant : une littérature où la hantise donne forme à des thèmes majeurs comme l’enfance, le souvenir, l’ici et l’ailleurs, l’identité. Le mot hanter, en effet, associe ce qui est le moins familier (le fantôme qui vient nous effrayer, un navire qu’on voit « s’étrangler à travers les rues ») à ce qui l’est le plus (le lieu que l’on fréquente habituellement, « la maison de mon père »). Bien souvent dans les nouvelles de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci une sourde culpabilité est la cause des hantises et obsessions des personnages. Leur prise de parole se veut alors enquête pour expliquer cette culpabilité, matière même de l’enquête (puisque les souvenirs sont aussi des mots) et remède. Car une fois dite, la hantise peut devenir une part assumée de l’identité et de l’imaginaire personnels.
Mais ce que nous rappellent le titre comme la première phrase de cette nouvelle est que cette prise de parole est à renouveler sans cesse : « ...les rêves reviennent... » C’est bien que le métier à tisser, littéraire ou non, de l’identité, individuelle ou collective, ne s’interrompt jamais.