Versione :
Francese

D'UN PASSE PRESQUE INAUDIBLE

Lisandru Marcellesi est amoureux de sa région (la plaine d’Avretu) ainsi que des personnes qui l’ont façonnée par tant de paroles ou d’actes, répétés, approfondis, lourds de sens, courageux voire légendaires. Dans l’ouvrage intitulé L’Infanfata ou L’exaltée (A fola di i Martinelli), aux éditions Mediterranea, il réunit dans la cohorte de quelques courts chapitres les souvenirs d’une vie villageoise partagée entre mer et montagne. L’un d’eux nous transporte, avec l’auteur enfant, sur les rivages méditerranéens de ce petit monde presque oublié... :

 

U MARI

 

I punti di u Ciuntronu è di Vulpaghju ci piattaiani u mari. Induvinatu daretu à l’inseddatura, chi l’odori di u salimastru à di facia à varcà a bucca di Santu Petru, à ventu grecu. Stodia matrimuniali d’acqua è di ventu, di sali è di soli.

 

À a fini di a scola, fattu San Ghjuvanni, Filici a maestra ci purtaia a ghjurnata sana annant’à u rinaghju di Santa Ghjulia. Visioni di iniziu di mondu, soli saddendu à l’orizonti turchinu. Dulci culori di sputicu zaffiru, ghjornu magnificu commè un ghjornu di luna. Vampi cilistini è diafani banganiulati da u scioru marinu. Turchini, vera trinità di celi, mari è riflessi arburei. Ci ciuttaiamu nacentamenti, rena verghjini, acqui tralucenti... Tuttu gioia... Cantaiamu...

 

U Luni di pasqua dinò falaiamu à pucinà, sempri annant’à a camiunetta di Jeannot. Gavinu armaia u baddu à colpa di buttacciu, è a mirenda sempri di bona robba. Piscaiamu à u circhju in u stagnu. L’acqua limmicosa ci fasciaia i pesci. Saveriu mi purtaia anc’iddu una volta l’annu in i scodda di Segna è di Portunovu... visioni de paradisu... ortu sicretu... Saveriu ! cussì bravu ommu ! Tantu intarissanti è divertenti ! Strada facendu, mi struia di monda affari, ch’era andatu à i scoli. Quantu volti u mi avarà fattu u cuntatu di l’ommu trovu liatu annant’à u rinaghju, lacatu da calchi bateddu sarracinu ! Par tutti era « u mutu », ch’ùn parlaia u virnaculu. Accoltu, steti in paesu deci anni, impareti a lingua, po sparì. À capu è à tempu, unu di i nosci loca, rapitu vardendu pecuri, s’intesi chjammà in u filarozzu di i schiavi da un’ommu incapuccinatu à djellabà, ùn si sà più induva... Tunisi, Algeri o Stambulla ? A boci dissi in corsu : « tu, spiccati è và à manca ! ». U « mutu » fù ricuniscenti !

 

Cummentu :

On ne peut que goûter la densité de l’écriture de Lisandru Marcellesi : elle semble vouloir nous faire voir, très précisément, à la fois l’apparence extérieure, colorée, fascinante des choses et des êtres et l’intime, le caché, ce qui fait la chair ou le coeur des moments évoqués, leur sens et leur beauté.

Ainsi l’évocation des bains de mer - et cette expression très prosaïque est justement choisie pour entrer en contraste avec le texte de notre auteur - dans le second paragraphe est superbe : la communion avec les éléments (celi, mari, rena) emporte les enfants dans une extase de tous les sens, sensuelle et cosmique, se concrétisant par le chant joyeux qui conclut ce passage. Le plaisir de reprendre en bouche les mots choisis par l’auteur - « dulci culori di sputicu zaffiru, ghjornu magnificu commè un ghjornu di luna » -, de les faire sonner dans le rythme très marqué de cette prose poétique nous conduit aussi à entendre d’autres voix poétiques comme celle de Dante évoquant au début du Purgatoire cette « dolce color d’oriental zaffiro » se détachant de « l’atmosphère morte » de l’Enfer ou bien celle de Baudelaire qui dans « La vie antérieure » déploie lui aussi « una vera trinità di mari, celi è riflessi ».

Mais ce paradis est enfui, ou plutôt est prêt de s’enfuir, comme en sursis. Les points de suspension (« Tuttu gioia... Cantaiamu... ») signifient tout autant, ici, l’éternité d’un bonheur et son prochain évanouissement, le chant aux échos sans fin et le silence qui va le suivre.

Il n’est peut être donc pas innocent de voir se développer dans le paragraphe suivant l’histoire d’un muet.

Saveriu, après Filici, la maîtresse d’école et Gavinu, fait partie des quelques personnes qui conduisent l’enfant Lisandru à la mer. Mais sa particularité est de raconter des histoires, de les répéter, et notamment celle de « l’ommu trovu liatu annant’à u rinaghju », appelé « le muet ». Le récit des joies de l’enfance bascule ici dans le monde presque merveilleux et souvent terrible des « sarrasins » ou « mores » venus piller les côtes, enlever hommes et femmes, instillant la peur. Mais l’anecdote du « muet » ne met pas enscène de sarrasin cruel, tout au contraire ce sont les actes et les sentiments généreux qui s’y font jour. Voici donc un « muet », c’est-à-dire un étranger ne connaissant pas la langue du lieu dans lequel le hasard et la cruauté d’un équipage l’ont fait parvenir, accueilli pendant dix ans par les habitants du village. Puis cet étrange personnage, qui restera indéfini, disparaîtra au bout de ces dix années non sans avoir appris « u virnaculu ». Ce muet est donc bilingue... connaissant les langues d’ici et d’ailleurs, faisant passage entre les grands ports méditerranéens (Tunis, Alger ou Istanbul) et la plage de Santa Ghjulia. Et c’est loin de la Corse, qu’un des villageois (« unu di i nosci loca », l’indétermination rend le propos exemplaire) enlevé par la suite bénéficie de la générosité dont avait profité le muet : c’est en corse que l’homme en djellaba le libère de l’esclavage, « tu, spiccati è và à manca ! ».

Histoires de langues apprises, de paroles échangées, de sauvetages miraculeux... C’est bien le projet même de Lisandru Marcellesi qui semble être ici allégorisé. Un monde est perdu qu’il faut retrouver, une langue enfouie (pour reprendre une expression de Rinatu Coti) est de nouveau offerte. Les histoires de pirates ou de voyageurs méditerranéens, anonymes, correspondent ici à l’enteprise littéraire de notre auteur : d’un monde à l’autre, d’une époque à l’autre, l’écrivain, par son humilité même, parvient à réanimer, à faire écho, à prêter sa voix et son écriture, à rendre la parole. La reconnaissance qui l’anime, tout comme celle du « muet », envahit son lecteur.