IN CORSU? AÙH! PIÙ NIMU SCRIVE!

Scontri di 14.11.2020

1. jacques thiers : les méandres de la prose corse, in : Le Mémorial des Corses,  2000, Albiana, pages 385-387, 

Au cours des vingt dernières années, le parcours de la prose littéraire corse décrit de longs méandres. N’est pas torrent dégringolant des montagnes qui veut. C’est plutôt un maigre filet qui serpente entre les chocs médiatiques de l’actualité et de temps en temps s’arrête... Place aux cortèges qui triomphent au hit-parade d’une poésie devenue chant !

Quand elle se fait roman, elle est plutôt de langue française, avec d’indéniables succès. Favorisés par la distance que les auteurs prennent vis-à-vis de l’île, au moins autant que par leur réel talent de plumes désormais instituées. Angelo Rinaldi, Marie Susini, Jean-Noël Pancrazi se voient sur ces eaux-là, images frémissantes de Narcisses penchés sur une vie intérieure qui porte parfois l’empreinte des origines. Quant au roman en langue corse, il a surtout chanté l’être collectif et s’est encombré de messages idéologiques, dans un contexte linguistique plutôt défavorable. Les faibles résultats d’une timide politique de la langue renvoyant sans cesse à plus tard la constitution d’un véritable lectorat, le roman corse est donc rare, peu consommé et généralement plus soucieux de célébrer la langue que de toucher un public.

Mais quand elle oublie les références dominantes et se met à fréquenter des genres moins recommandés, la prose corse s’étonne de la vigueur qu’elle trouve à se faire nouvelle et à dire avec plus de liberté et de vérité qu’autrefois les choses de la vie, d’ici et d’ailleurs.

Si le regard qui embrasse les deux décennies ne découvre pas d’événement littéraire à encenser, il rencontre des oeuvres significatives où se reflète somme toute la Corse telle qu’elle est, telle qu’elle voudrait être. Telle qu’elle se montre en tout cas, et en dépit souvent de ce que croient auteurs et lecteurs.

 

Des débuts hésitants

Après avoir noté la renaissance de la littérature corse contemporaine, Fernand Ettori concluait sans enthousiasme un chapitre de l’encyclopédie Corse (Bonneton, 1979) jugeant que « les lignes de force » de la littérature nouvelle n’apparaissaient « pas encore nettement ». Il lui semblait donc « hasardeux » d’en « prédire l’avenir », malgré la « floraison subite d’auteurs et d’oeuvres » qualifiée plus tard de « miracle de 1970 » (Mémorial, 1982). C’était souligner le caractère surprenant d’une production qui avait suivi jusqu’alors la trajectoire des expressions locales, attachantes mais toujours un peu en lisière du présent et de ses besoins. Dans cette reviviscence, la perspective offerte à la prose littéraire se résumait au fond à l’infortune de Rinatu Coti, auteur à l’époque de deux écrits « ne dépassant pas la dimension d’une longue nouvelle » et connaissant « le malheur d’être romancier en langue corse ». Ainsi la « stérilité romanesque » ambiante enserrait la matière analysée par F.Ettori dans un encadré de deux colonnes seulement !

Les linguistes H.Kloss, Muljacic et H.Goëbl ont appelé « standardologie comparée » la discipline qui mesure les progrès des idiomes selon l’importance de la prose écrite. Ils n’avaient pas grand chose à se mettre sous la dent dans ces années-là. Les choses ont changé au cours de la vingtaine d’années suivante: un recensement de textes réalisé pour un programme universitaire (Intertestu) en 1995 retient environ cent cinquante titres de prose littéraire et non littéraire en langue corse dont la plupart ont été publiés après 1982.

 

Transcrire le patrimoine oral

On retiendra en premier lieu le mouvement qui a élargi le passage à l’écrit d’une bonne partie du patrimoine oral, considéré comme réceptacle d’une identité culturelle collective de plus en plus menacée. On a ainsi hérité d’une quantité non négligeable de textes d’abord enregistrés, puis retranscrits et plus ou moins retouchés lors de la publication. Les choix éditoriaux oscillent entre l’intégralité corsophone et la présentation bilingue (corse, avec français en regard). La série s’étend ainsi de E fole di mamma (1981) de Ghjanghjaseppiu Franchi, offertes comme un monument de piété filiale et culturelle, jusqu’au recueil Contra Salvatica (1989) de Mathée Giacomo-Marcellesi, de finalité plus anthropologique. Dans d’autres oeuvres la matière est délibérément retravaillée par l’inspiration et la personnalité de l’auteur, dans une veine somme toute très proche des ricordi où l’évocation nostalgique des souvenirs biographiques cherche toujours à se hisser à un niveau d’exemplarité collective. L’oeuvre la plus étendue est celle de Antoniu Trojani qui continue à illustrer son intérêt pour les stalvatoghji. Après le populaire Dopu cena (1973), puis Sottu à l’olmu (1978), il publiera Tempi fà, rumanzu corsu (1989) et Pece cruda (achevé en 1982) qui greffe sur l’évocation des moeurs et activités traditionnelles (ici une famille qui vit de la fabrication de la poix) la fiction d’une personnalité qui déroge à la règle comportementale de la concorde et de l’entraide : dans la réalité ethnographique point alors timidement l’invention du roman.

Cette option de la transcription patrimoniale se donne comme une transition sans heurt ni trahison entre l’oral et l’écrit, le rural et la ville, le passé et le présent. Elle passe aussi pour le meilleur moyen d’affranchir ce trésor culturel de la prétendue « corruption linguistique » qui règne selon certains dans le corse comme on le parle ! Chez Trojani, les textes sont souvent suivis d’un glossaire de quelques mots réputés difficiles, rares, techniques et/ou désuets. A l’évidence, le procédé est plus ostentatoire que documentaire et révèle surtout que la connaissance du lexique passe pour un enjeu d’identité. Cette question qui taraude la conscience linguistique de toute une génération de locuteurs inquiets se retrouve d’ailleurs avec une acuité variable chez les écrivains de la période ainsi que chez leurs lecteurs potentiels.

 

Entre deux langues, quelle place pour la littérature ?

Il est vrai que le choix de l’une ou l’autre des langues du couple diglossique corse-français continue à être un enjeu culturel, bien que l’on assiste progressivement à une salutaire levée des interdits en partie responsables des difficultés de la production littéraire précédente. Le débat s’est pourtant compliqué depuis la réapparition d’une tendance à la satellisation du corse par l’italien, proclamé à nouveau « favella materna » par une poignée de nostalgiques qui manifeste quelque réticence à reconnaître que le corse est devenu langue par « élaboration ». Ils enregistrent chacune de ses avancées pourtant timides dans l’espace public comme une trahison d’un héritage toscan qu’ils tiennent pour la plus belle part de la culture corse. L’ensemble de la population, attachée aux langues qui composent le répertoire des Corses d’aujourd’hui, ne s’intéresse guère à ces querelles désuètes et encombrées d’obscures acrimonies. Il semble en tout état de cause que la préférence pour le corse ou le français comme langue de création littéraire soit de moins en moins dictée par l’environnement idéologique. C’est l’histoire linguistique de l’écrivain lui-même qui prévaut, même si les représentations linguistiques ambiantes alimentent des justifications a posteriori.

Allégée du débat exclusivement linguistique, l’interrogation porte désormais plus souvent sur la recherche de ce qui constitue la « littérature » corse. Le terme lui-même est problématique, du fait de l’absence d’une critique littéraire organisée (journaux, revues, émissions littéraires) et de l’exiguïté des institutions littéraires (concours et prix littéraires, bourses d’auteurs, cycles d’études à l’école et à l’université, etc...). Les observateurs préfèrent dans ces conditions parler de « production littéraire ». En évitant la hiérarchisation, cette notion permet le recensement des oeuvres créées et pose des jalons pour les parcours littéraires accomplis et à venir.

 

De prose en proses, la littérature

Comme toute construction identitaire, la prose littéraire corse est en quête de son historicité. C’est sans doute par là que s’explique l’intérêt renouvelé pour ces pères fondateurs que furent Santu Casanova et Sebastianu Dalzeto. La Tramuntana a fait l’objet d’une réévaluation critique qui a mis en exergue la liberté et l’invention de la langue comme conditions de l’apparition d’une prose écrite à la fin du siècle dernier. On a eu ainsi raison du mythe de la pureté linguistique édifié à propos d’un journal qui était devenu introuvable et dont la relecture a restitué la véritable nature libertaire en matière de langage. Quant à Dalzeto, les critiques ont cessé de fustiger une forme trop envahie de gallicismes, préférant porter judicieusement l’accent sur une verve qui édifie un véritable théâtre de la parole corse et insère la ville dans le paysage littéraire et culturel de l’île. Les rééditions de Pesciu Anguilla (1992, avec en préface un intelligent plaidoyer de M.J.Vinciguerra) et de Filidatu è Filimonda (1995) procèdent d’une relecture critique qui ramène aux sources d’un fort problématique « roman corse », en montre les virtualités et en suggère les limites historiques. A ne pas avoir su faire groupe autour de ces pionniers moins doctrinaires qu’intuitifs, les élites corses ont en effet hypothéqué pour longtemps une veine romanesque autochtone. Ils ont aussi retardé le développement d’une prose littéraire trop sacralisée pour être historiquement féconde. Tel est le lot d’une société minorée dont la démographie réduit à quelques unités les individualités susceptibles d’engager le pari de la prose. C’est le même empire de la norme linguistique et le souci du bien écrire qui doit avoir rivé à un certain conformisme l’expression littéraire en français des Corses. Au même moment pourtant, d’autres situations francophones comme le Québec ou les Antilles savaient édifier et faire reconnaître une oeuvre romanesque sous-tendue et animée par leurs spécificités langagières. Les Corses préféraient mettre leur créativité sous d’autres auspices et s’abîmer dans la contemplation des vertus infinies d’une langue et d’un génie révélés par la traduction. Les Lettare da u me mulinu et les Fole di u luni (1980) de Matteu Ceccaldi continuaient avec brio une tradition inaugurée par le régionalisme littéraire de l’entre-deux guerres, ranimée par les travaux de G.G.Franchi (dans la Lettre de Corse (1979), un curieux et virtuose petit Lagarde et Michard corse) et représentée dans la dernière décennie par Santu Casta qui traduit Saint-Exupéry avec U principellu. Cette préoccupation du traduire pour s’approprier les grandes références de la civilisation occidentale culmine avec le projet de traduction de la Bible qui produira avec bonheur les évangiles selon Matthieu, Marc, Luc et Jean sous le titre U Vangelu (1994), après diverses péripéties et grâce à la détermination de Ghjuvammaria Arrighi et G.G.Franchi, assistés des pasteurs Charbonnier et Waechter et de prete Gambotti. Une traduction qui trouve à vrai dire sa justification dans l’ordre du symbolique plus que dans celui d’une réalité liturgique de moins en moins accessible à la langue corse.

Le corse a pourtant depuis longtemps démontré son aptitude à tout dire dans le mouvement des années 1970 renforcé après 1980 par l’ouverture d’une filière complète d’études universitaires corses à Corti. La création du CAPES de langue corse (1991) confère une habilitation symbolique et réglementaire à une langue qu’on ne peut plus dès lors considérer tout à fait comme minorée. Elle a aussi mis en responsabilité une centaine de jeunes enseignants titulaires aujourd’hui d’une double légitimité, culturelle et administrative, mais ceux-ci n’ont pas encore su montrer une énergie collective. La littérature y a elle aussi gagné quelque reconnaissance et les principaux auteurs d’hier et d’aujourd’hui figurent régulièrement aux programmes de ce concours.

La prose non littéraire, considérée par les recherches de l’ausbaukomparatistik comme un indice important des avancées de la langue, a aussi progressé dans ce climat favorable. L’étude citée plus haut mentionne une soixantaine de travaux (tous postérieurs à 1970 avec une forte concentration après 1982) rédigés en corse sur des sujets littéraires, historiques, linguistiques, anthropologiques, didactiques, un essai d’orientation philosophique et un programme politique, montrant les domaines d’emploi investis et ceux qui restent à toucher (vie administrative, sciences exactes et expérimentales, techniques et technologies). Bien entendu, à l’exception des mémoires de maîtrise de Geniu Gherardi sur Guglielmo Guglielmi (1995) et de Michele Frassati sur les frères Vincenti (1998), ces textes n’ont pas connu le bonheur de l’édition. Une authentique popularité cependant pour le Pasquale Paoli è a Rivuluzione di l’89 (1989) du regretté Andria Fazi, humaniste, professeur d’histoire au Lycée Fesch et chaleureux tribun autonomiste qui avait fait son delenda est Carthago du discours politique en langue corse. Ses collègues de l’Assemblée de Corse ont en sa mémoire fondé un prix annuel qui récompense la meilleure copie de corse au baccalauréat.

C’est à la fois peu de choses et beaucoup pour une expression récente qui aspire à devenir plus populaire. Ajoutons que le lectorat n’a pu s’agrandir en si peu de temps pour plusieurs raisons, dont la moindre n’est pas l’attentisme des divers niveaux d’autorité et d’initiative en matière de politique de la langue. On comprendra alors que la création en langue corse ait d’abord de plus en plus consciemment recherché une forme mieux adaptée que le roman aux conditions et contraintes de la situation.

 

Un elzévir pour la Corse

L’initiative prise par Kyrn avec deux pages « In Lingua corsa » confiées chaque mois à des écrivains corses a certainement fait sortir de l’exception le corse écrit. La plupart des auteurs âgés de plus de quarante ans aujourd’hui sont passés par cet atelier d’écriture mensuel inauguré par R.Coti et Francescu Mattei en août 1975. Une expérience plus littéraire que journalistique à ses débuts, malgré ce qu’affirmait le journal : « il fallait avant tout réunir des collaborateurs aptes à aborder l’actualité en langue corse (...), aligner les chroniques en langue corse sur l’ensemble de la partie rédactionnelle (...), faire en sorte que progressivement tout ce qui est traité en français puisse l’être également dans notre langue » : des objectifs qui n’ont jamais été sérieusement programmés et sur lesquels les collaborateurs du journal ne se sont jamais fait d’illusion. Quoi qu’il en soit, la rubrique sera tenue par Coti et Thiers à partir du mois suivant. En 1976 les rejoindront pour des contributions sporadiques Ghjuvanteramu Rocchi et G.G.Franchi, puis Ghjacumu Fusina. Au fil des parutions de Kyrn, les rédacteurs de Rigiru ont ainsi acquis ou conforté une notoriété régionale due moins à la lecture des textes publiés qu’à la mention régulière dans un média qui a fait longtemps figure de voix de la Corse. Peut-être y ont-ils également contracté le souci d’une écriture à la portée du public.

En se conformant aux directives imposées par la rédaction, ils ont aussi développé une catégorie de textes apparentés entre eux par les contraintes formelles et en définitive par l’orientation stylistique et sémantique . G.Fusina, rapidement devenu un collaborateur régulier et fécond de cette rubrique, a donné ses lettres de noblesse à un genre né empiriquement dans ces années-là. Il en a expliqué la filiation en le comparant à l’elzeviro italien des premières décennies de ce siècle. Il le baptise elzeviru et en définit l’identité et la portée dans la préface de ses Prose elzevire (1989) qui rassemblent une centaine de textes publiés dans Kyrn devenu hebdomadaire à partir de 1987 : « Rédigé dans une certaine hâte, portant la marque du contexte, ce n’est pas tout à fait de la prose littéraire, ni de la prose vraiment journalistique. C’est une prose résolue, indépendante et libre. Si elle ne ressemble pas vraiment à l’elzeviro italien, elle lui emprunte au moins la notion d’une matière hybride, littéraire et journalistique. Une prose ambiguë par conséquent, déroulée au fil des semaines, d’un thème à l’autre, des sujets d’une variété infinie, soumis à l’inspiration de l’auteur et au temps qui passe toujours trop vite » (traduit du corse). Deux ans auparavant cette spécificité de la prose n’avait pas encore arrêté le regard du critique littéraire qui rassemblait dans E Sette chjappelle (1987) les vers et proses publiés de 1974 à 1985. L’autonomie de la prose avait ainsi cheminé dans la conscience des auteurs depuis les recommandations d’un D.A.Geronimi qui souhaitait en 1975 au cours d’une conférence à Cervioni son développement « à voline più », en complément d’une production poétique déjà abondante.

 

Paroles, lettres et textes

Sur toute la période diverses tentatives sporadiques ou discontinues en avaient préparé l’apparition grâce aux efforts d’une poignée de militants ou par l’effet d’une volonté solitaire mais tendue, comme ce fut le cas pour le projet « Paroli sciolti » porté par R.Coti. Une Lettera misinca qui instaure débats et circulation d’idées entre une dizaine de militants culturels sur quelques mois de 1976 en prépare la définition. En février 1978, un prospectus en annonce la création. « Paroli sciolti » publiera les textes devenus introuvables et des inédits, préfigurera la création d’une maison d’édition et de diffusion hors du circuit marchand, appuyée sur le réseau des associations et foyers ruraux et s’étendant par capillarité jusqu’au coeur de la société corse. La finalité de cette opération est collective et populaire et vise à promouvoir une culture et une littérature ouvertes et non élitaires, attentives à abolir la concurrence oral-écrit qui entrave les littératures instituées. Le projet est inauguré cette année-là par deux livraisons. R.Coti signe un essai de seize pages sur l’Etre militant : Intornu à l’essezza (1978) est une réflexion dense sur les notions de « peuple corse » et de « culture corse ». Le niveau de langue utilisé est exigeant comme l’effort demandé au militant. A Cunfina (1978), un conte de S.Valentini qui sera réédité en 1989, unit dans une atmosphère envoûtante le merveilleux des légendes de l’Urnanu et des silhouettes tirées du fonds magico-religieux pour être confrontées aux problèmes de la spoliation de la terre. A défaut de réaliser un ambitieux programme que la réalité socio-économique de l’île ne pouvait favoriser, « Paroli sciolti » toucha une partie de ses objectifs en devenant une collection des éditions Cismonte è Pumonti.

Privé d’une politique d’équipement linguistique adaptée et d’incitations résolues à la création et à la diffusion, l’effort pour le développement de la prose devait rester longtemps encore marqué par la discontinuité, la précarité et pour tout dire l’inefficacité. Ce sont des caractères qui affectent encore cette question et relativisent la portée des quelques résultats enregistrés depuis. Toujours est-il que même dans ce contexte peu favorable les difficultés réelles n’ont pas empêché la création ni tari la source, la question de la diffusion restant encore pendante aujourd’hui, à peu près dans les mêmes termes que tout au long des vingt-cinq dernières années.

 

Un miracle et des oeuvres : ceux de 1970

Dans cette période de créativité un peu brouillonne et naïve mais réelle et désintéressée, se sont affirmées et développées des expressions nées avec le « miracle de 1970 ». D’autres, plus jeunes, les ont rejointes pour des parcours plus ou moins éphémères. D’autres enfin, apparues ces toutes dernières années, laissent entrevoir un avenir d’essor, de maturité et -pourquoi pas ?-... d’espoir.

A la veille des changements limités mais notables qui marqueront les années postérieures à la mise en place d’institutions régionales et une affirmation plus marquée de leurs compétences en matière culturelle, la prose corse peut compter sur un groupe d’écrivains dont la plupart ont entre vingt et quarante ans. G.M.Arrighi, rédacteur de U Ribombu et de Cuntrasti oeuvre dans le domaine de la critique littéraire, historique et culturelle. P.Marchetti fait de même avec des billets d’humeur que publie Kyrn et qui seront rassemblés plus tard dans la plaquette Impinnatelle (n°10 de « Paroli sciolti »). Ce seront les dernières affirmations d’une belle plume de libelliste corsophone qui préférera se tremper dans des eaux moins insulaires pour déplorer l’abandon de... l’italien ! G.G.Franchi prend la direction de Rigiru nouvelle manière tout en continuant à écrire des nouvelles qui seront livrées en 1992 en version bilingue dans le recueil Isulitudine, et collaborera par la suite aux activités pédagogiques du CRDP de la Corse, apportant une contribution notable avec son Prosa d’oghje (1998) qui retient douze auteurs de proses littéraires réparties entre les catégories : « rumanzu », « racontu », « nuvella-assaghju », « fola » et teatru ». Quant à G.Fusina, il rentre en Corse en 1982 et ajoute à ses nombreux talents littéraires des compétences administratives qui l’ont sans doute quelque peu détourné d’une oeuvre qui pourrait être plus féconde. D.A.Geronimi continue une réflexion de théoricien qui s’exprime moins dans des écrits que par des conférences choisies. F.Perfettini trouve à sa retraite de l’EN une liberté de parole et d’action dont il use pour rappeler les Corses au respect de leur langue. Il avait pris la suite de Marchetti et Thiers dans la chronique « In quattru è trè sette » de Kyrn, milité pour Scola Corsa di Bastia, puis pour Basta à vulè qui fait la chasse aux gallicismes (en particulier dans son Dizziunariu di i scumpienti, 1997). Il a édité une méthode audio-visuelle pour affirmer la primauté de l’oral sur l’écrit et publié ses réflexions sur la Corse comme elle va dans un essai bilingue Ch’ella vi sia cuncessa (1980). G.Thiers se veut attentif à une réalité langagière qui influera, par la sociolinguistique, sur ses options en matière de pédagogie. Son attitude face à la langue et ses choix en matière littéraire en sont profondément infléchis, comme on peut voir dans les proses qu’il publie dans Kyrn et Rigiru. Des poètes généreux comme G.T.Rocchi n’apportent à la prose littéraire qu’une contribution limitée, préférant l’animation, le conseil pédagogiques et la production de textes pour l’école. On notera toutefois la production d’une série E Centu fole  dont l’intérêt n’est pas exclusivement didactique. Plus généralement, on constatera que la mise en place d’un enseignement du corse dans le cycle préélémentaire et élémentaire a favorisé l’émergence d’une riche littérature enfantine dont la génération de 1970 n’avait pas prévu l’essor et de très nombreuses productions conservées dans les écoles.

Quoi qu’il en soit, la verve et l’aisance que Rocchi montre dans le maniement de la nouvelle sont pourtant réellement prometteuses. Son Furestu dont la publication court sur plusieurs numéros de Rigiru développe un apologue passionné de la communauté de destin, face à une démographie insulaire composite. Le texte porte la marque d’une élaboration discontinue, avec certaines pistes narratives débouchant sur des friches. L’action se fonde sur l’évocation du regroupement hasardeux des membres d’une famille et tout gravite autour de la figure de Ghjuvacchinu, un paterfamilias avisé qui prévient tout drame et opère toutes les conciliations. A l’évidence Rocchi n’a pas tout dit dans son oeuvre de poète lyrique, de parolier et de pédagogue.

Quant à R.Coti, il continue sans se lasser une oeuvre de récupération des signes et du sens de l’identité corse. Les éditions Cismonte è Pumonti ont aussi publié une habile transaction entre oral et écrit intitulée U Rivaritu Antonu (1982-1983), trois cassettes audio de contes et chroniques construits comme des nouvelles morales où l’auteur se présente comme le scribe d’un sage qui égrène toute la mémoire de la communauté. Coti se donne aussi comme modeste comptable des « jours perdus » (I Ghjorna persi) d’un temps biographique qui émiette, à mesure que les individualités sombrent dans l’oubli, les derniers pans d’une culture communautaire aujourd’hui enfouie au plus profond de chacun d’entre nous. Son oeuvre féconde et diverse est tout entière tendue dans cet effort pour redonner vie et signification au soubassement collectif de notre expérience individuelle du monde et rendre sa fonction ontologique à la culture populaire. Cette quête d’un temps corse ne repose pourtant sur aucune nostalgie régionaliste. Coti s’est aussi attiré le reproche d’élitisme linguistique. Or cette oeuvre est sous-tendue par une cohérence parfaite entre la forme et le fond, la langue et le monde qu’elle exprime. On s’en persuadera en comparant par exemple la recherche lexicale de U Vangonu neru, avec les variations du vocabulaire dans Una Spasimata (1985), roman qui relate la socialisation d’Andria en milieu urbain. La nouvelle vit d’un langage incantatoire, souvent sombre et mystérieux, conforme au terroir évoqué où «la nature se venge de l’homme», où « lorsque le soleil se couche, nous ne sommes plus maîtres de ce monde » (traduit du corse), mais où la culture permet à l’homme de résister et de trouver les permanences indispensables au combat pour la vie. Le roman, tout au contraire, insère de subtiles variations sociolinguistiques qui coïncident avec l’itinéraire moral du jeune héros, sans toutefois céder à la tentation du réalisme langagier. Andria est confronté dans l’univers urbain au métissage des existences et des expériences, rencontrant des profils culturels rassurants ou édifiants mais aussi découvrant sous les visages de stéréotypes patelins, les faciès hideux de l’imposture et du vice. Aussi comprendra-t-on que l’univers littéraire de Coti se soutienne par ces innombrables figures contrastées qui tantôt cristallisent tous les attributs de l’identité culturelle et de ses vertus et tantôt campent en des personnages détestables -et littérairement fascinants- les menaces qui compromettent l’humanité dans l’homme.

 

A leva di l’ottanta ?

C’est encore la rubrique « In Lingua corsa » de Kyrn qui va accueillir les écrits de P.Vachet-Natali, par ailleurs auteur de Sfiacculate (1989), ou ceux de Leone Alessandri, Prix de Corse 1987 avec Filette Orezzinche. On note au fil des livraisons et à partir de 1982 des textes d’inspiration diverse dus à quelques élèves du lycée de Bastia. Ceux-ci se retrouveront d’ailleurs pour animer la revue de la jeunesse universitaire cortenaise Cismonte.

Le plus fécond de ces jeunes prosateurs est Ghjuvanluigi Moracchini de Vintisari qui publie son premier texte dans Kyrn en 1977 « U Cipressu », un récit fantastique, sombre et farouche. Il collaborera très régulièrement au mensuel jusqu’en novembre 1981, avec une inspiration à la fois très personnelle et très populaire qui sollicite les croyances du Fiumorbu pour y lire des leçons universelles. Ses personnages sont terrassés par la vie et les autres, silhouettes livrées à la desespérance et à l’anonymat des modernes sur lesquels pèse une obscure fatalité qui n’est peut-être que la vie elle-même. Les rituels anciens que laissent entrevoir sporadiquement ces existences sans éclat ouvrent sur la mémoire communautaire. Le fonds magico-religieux de la Corse traditionnelle prend alors la dimension d’un tragique envoûtant. Cette sensibilité d’équilibre entre tradition et modernité, s’exprimant dans un style sobre et dense, avait doté la prose corse de pages très originales et prometteuses lorsqu’à vingt et un ans elle se tut brusquement, sans doute à cause d’études qui menèrent le jeune homme loin de la langue corse. Plusieurs longues nouvelles inédites et un texte remarqué au concours « Misteri da impennà » de RCFM font regretter un silence qui ne peut être que provisoire, bien qu’il dure depuis plus de dix ans ! Cette prose neutre et forte, sans rhétorique voyante et libérée des entraves puristes décrit la désacralisation des valeurs humaines universelles ou insulaires. Paradoxalement, elle trouve ses harmoniques les plus belles dans une culture corse toujours mise en arrière-plan d’une douleur et d’un spleen profonds.

Comme lui attirée par le légendaire traditionnel qui gravite autour de la figure du mazzeru sollicitée et élargie jusqu’à la dimension tragique par la génération de 1970, Flavia Mazelin a écrit de nombreux poèmes et contes fantastiques habités par un bestiaire allégorique et inquiétant. Quelques-uns seulement ont été publiés sur support ronéo (I Detti di Flavia, Scola Aperta, 1981). Cette conscience forte et inquiète de la jeune corsitude, donnera plus tard un roman désenchanté en français, Ecce Leo. Elle réserve à des jours plus favorables plusieurs nouvelles et romans en français et en corse que l’édition serait bien inspirée de nous donner à lire.

 

Ainsi les jeunes auteurs qui venaient à peine de quitter les bancs du lycée en 1980 (F.Ettori) ont pu constituer une relève qui ourdit une fronde contre les aînés de 1970. Le groupe de Cismonte éleva ainsi une critique tonique qui n’a pas su se matérialiser dans une production nourrie ni s’exprimer dans un corps théorique résolu. Aussi le terme de « a leva di l’ottanta » («la génération de 1980 ») utilisé par ces jeunes auteurs apparaît-il davantage comme l’expression d’un désir de prendre de légitimes distances que comme une réalité littéraire analysable dans des faits ou des productions.

Il faut dire que comme la plupart des étudiants qui ont investi l’expression écrite en langue corse, ce groupe s’est trouvé moins disponible pour la rédaction d’écrits littéraires que ses aînés. Son activité de plume s’est plutôt manifestée, comme indiqué plus haut, dans les travaux et exercices exigés par la mise en place de la filière d’études corses et par la préparation individuelle des concours de l’enseignement et du CAPES de corse créé en 1991. Une perspective s’ouvrait qui permit à ceux qui avaient fait le choix du corse de faire valoir professionnellement des compétences acquises par leurs études. L’étape est historique mais en l’absence d’une presse et d’une critique littéraires éveillées, l’opinion n’en soupçonne pas généralement la signification collective. La confiance qui pousse un groupe non négligeable de jeunes à envisager leur avenir individuel et professionnel à travers la langue corse manifeste une rupture fondatrice dans les attitudes linguistiques de la communauté et pour ainsi dire un tournant dans la « pensée corse ». C’est l’énergie ainsi libérée qui a inspiré dans plusieurs disciplines un grand nombre de mémoires et de travaux universitaires qui concourent à l’édification d’une pensée critique en langue corse. Ces textes conservés pour la plupart dans la bibliothèque du Palazzu Naziunale de l’Université de Corse attendent l’étude d’ensemble qui indiquera les choix linguistiques et conceptuels d’une génération dont l’effort a été jusqu’ici méconnu. On devine en elle cependant une force considérable si l’on songe qu’elle a dû construire un édifice linguistique pratiquement sans instruments de référence et souvent dans une atmosphère d’incrédulité, de reproche et de dérision.

 

Des nouvelles à la radio...

Entre-temps la première organisation de médias régionaux de service public dans les années 1982-1984 avait agi comme un stimulant important des genres de la prose corse. L’influence de la télévision régionale s’est rapidement amoindrie du fait d’une mise au pas d’ensemble orchestrée de Paris et de Corse. Elle a repris avec la détermination intelligente d’une jeune équipe dirigée par Francescu Diani, dans la production d’émissions corsophones de visée anthropologique et sociologique. Quant à l’information télévisée, elle donnera toute sa mesure lorsque la station reverra son option d’une rédaction aux moyens étriqués et d’un « 6 minutes » plutôt pâlot.

La station régionale de Radio-France « Radio Corsica Frequenza Mora » (RCFM) a fait d’emblée un choix d’enracinement dans le terroir -y compris linguistique- qui l’a propulsée au premier rang de l’écoute insulaire. La faveur qu’y a trouvée la prose en langue corse surtout dans la première décennie de la radio est pratiquement liée à la personnalité et à l’action d’un animateur. Ce succès a d’ailleurs considérablement décru dès que ce dernier est devenu journaliste. Petru Mari, originaire de Ficaghja et bon connaisseur d’une réalité de terroir où il a longtemps oeuvré au sein d’un foyer rural, réalise dès ses débuts radio des interviews et des carrefours qui généralisent dans le public l’intérêt pour la langue corse et la culture de l’oralité qu’elle exprime. Mari y ajoute une créativité personnelle intarissable, écrivant puis interprétant au jour le jour fole, stalvatoghji et chroniques satiriques ou cocasses. Mari a recours à la traduction pour enrichir son stock et faire face à l’urgence quotidienne. Il privilégie les créations qui conservent les caractères de l’oralité et ce faisant oeuvre pour un discours radiophonique qui conquiert rapidement le public. Ses papiers sont innombrables et empreints d’une verve et d’une fantaisie parfois déroutantes, mais qui engendrent toujours l’intérêt chez l’auditeur. Sans doute faut-il être quelquefois bien informé du détail de la chronique micro-régionale pour en apprécier toute la saveur, mais ces émissions sont très suivies et c’est sans doute ce qui compte d’abord pour cet infatigable travailleur de la parole médiatique. Deux recueils de proses sont le fruit de cette expérience : Scritti d’altrò (1986) adaptés de J.Steinbeck, I.Calvino et W.Allen et, retravaillés et enrichis longtemps après leur diffusion à l’antenne, les observations critiques sur la Corse d’un Diodoru di Sicilia (1995) tour à tour malicieux, cynique ou déconcertant.

L’influence de Mari sur l’essor de ce genre a été déterminante au cours des dix dernières années. Il est en effet l’artisan et le maître d’oeuvre du concours de nouvelles radiophoniques organisé en 1988 par RCFM et les principaux médias de Corse. La première et deuxième éditions, thématiques, rencontrent une véritable audience auprès du public et les journaux en publient des échos et des extraits. Les textes primés sont ensuite édités : Misteri da impennà (1989), Rise da impennà (1990) mais on sent déjà lors de l’adaptation radiophonique, hâtive et terne, que le coeur n’y est plus. A la troisième édition l’intérêt s’est carrément émoussé : « Tuttu da impennà » se traîne et dès que Mari n’en est plus le soutien, l’initiative est vouée à la disparition. La direction de RCFM abandonne l’entreprise.

 

La Méditerranée à bord de la littérature

Le Centre Culturel Universitaire (CCU) et la BU de Corte publieront les inédits de ce concours interrompu (Ci sò, 1995). Le concours sera repris par le CCU (Avviate, 1996) et élargi en biennale de proses littéraires à partir de 1997. Il a donné lieu à deux éditions. La première (1996-1997) a permis un dialogue Corse-Sardaigne et l’édition des dix textes en version quadrilingue (Vicini, 1997), puis la deuxième (1998-1999) a adjoint une troisième situation insulaire : les Baléares (Scunfini, 1999). Cette collaboration interinsulaire ne favorise pas encore un échange assez important pour que l’on puisse parler d’une prose littéraire des îles de Méditerranée occidentale, mais la perspective est désormais ouverte, qui rompt symboliquement l’isolement de ces expressions jusqu’alors enserrées dans les complexes de la minoration. L’apparition timide de la nouvelle corse dans des recueils de textes méditerranéens ainsi que la mise en place à l’université du site InterRomania et d’un serveur de textes littéraires s’appuyant sur un réseau international de correspondants annoncent peut-être un essor dans cette direction.

L’opinion a saisi les enjeux de ce mouvement culturel d’affirmation insulaire et d’ouverture euro-méditerranéenne. Dans la quarantaine de concurrents qui bon an mal an envoient leurs textes au jury de Corse présidé par A.Di Meglio (premier prix de la nouvelle, pour les deux éditions du concours RCFM) on relève la participation de soutien manifestée par l’indéfectible présence de Roccu Multedo, des « anciens de 1970» tels que S.Casta ou G.G.Franchi, et d’autres, de la même génération littéraire, soucieux de transmettre l’héritage oral autant que de l’enrichir par la création : L.Marcellesi, P.Leca, G.Biancarelli et P.Franconi. On remarque aussi un groupe d’auteurs déjà présents dans la période des années 1970 mais qui affirment dans le maniement de la prose une personnalité littéraire nouvelle et prometteuse : ainsi L.Santucci, P.Ottavi, anciens rédacteurs de Rigiru, C.Bartoli, collaborateur de Kyrn, P.Gattaceca, plus connue comme poétesse et chanteuse, G.P.Orliac, L.Giammari et P.M.Santucci. Le groupe des « nouveaux » -dont la moyenne d’âge tourne autour de trente-cinq ans- est représenté par A.Di Meglio, P.Zarzelli, P.Desanti, P.S.Parigi, G.Benigni et d’autres dont la participation est plus épisodique (A.Filippi et A.Salducci). Parmi les plus jeunes se signalent les plumes féminines de Sonia Moretti, de Gilda Emmanuelli et Stella Medori et les premiers pas de M.Ventura, étudiant en licence de corse. La prose recrute majoritairement dans le milieu des études corses, mais on trouve parmi les noms cités des artisans, des commerçants et un ingénieur agronome.

Ces expériences de promotion de la prose relativisent le poids des conventions littéraires et les canons des genres en deviennent moins contraignants. Si le souci d’être lu demeure une motivation principale de l’écriture, l’extrême exiguïté du lectorat en langue corse n’est plus alléguée comme la raison principale des silences de l’écrivain. La disponibilité d’un genre aux contours souples et aux contenus fort variés, la nouvelle, n’est pas pour rien dans la créativité qui semble animer la prose corse d’aujourd’hui et attirer des auteurs de plus en plus nombreux en dépit du tarissement régulier dans la transmission de la langue. Ces textes prennent la dénomination générique de « nouvelles » et le terme n’a plus l’acception particulière référée à la seule tradition française, celle d’un texte court, construit sur la préparation d’une conclusion surprenante et reposant sur une sollicitation subtile des ressorts du dramatique.

 

Et le roman ?

L’accès au roman semble moins exceptionnel. Le genre n’apparaît plus ni comme la seule consécration pour la prose écrite ni comme le résultat d’un sacrifice d’écrivain. Il s’est d’ailleurs publié en treize ans quatre fois plus de romans qu’au cours des trente-trois ans qui séparent les deux romans de Dalzeto en langue corse. La période où se dessine pour ainsi dire « l’essor » nouveau commence avec U Cimiteriu di l’elefanti (1984), l’unique roman de M.Poli salué comme une performance collective par une revendication d’identité culturelle en quête de reconnaissance. De cette époque aussi date le profond Una Spasimata (1985) qui a pâti des préjugés qui accompagnent d’ordinaire la lecture superficielle de Coti. Il reste que le passage à des écrits de volume plus important n’a pas modifié profondément les thématiques ni les constructions. Ed’eo mi sentu chjamà (1994) et Ghjulia de B.Vidal-Mattei exploitent avec succès la veine mémorialiste. La trame romanesque est surtout prétexte à brosser tableaux et portraits. Avec I disgraziati L.Marcellesi rouvre en de belles pages lyriques et dolentes une blessure de la mémoire des Corses : les déportations pénitentiaires. L’auteur a préféré le ton de la chronique, mais au fil de cette cinquantaine de pages s’échafaude ce qui aurait pu être la scène d’un roman âpre, tendre et puissant. On voit même poindre une timide contestation du genre, comme chez G.Thiers qui a voulu parler de « récit » à propos de sa Funtana d’Altea (1990). Il a pourtant cédé à l’appel du roman pour désigner A Barca di a Madonna (1996). L’acelli di u Sariseiu (1997) de S.Casta est bien un roman, intelligent et magistral. Il est pourtant passé à peu près inaperçu. Il est vrai que comme G.G.Franchi avec Forme et primure di a puesia d’oghje (1992) et Prosa d’oghje (1998), son auteur s’est surtout attaché ces dernières années à rédiger pour le compte du CRDP des anthologies littéraires pour les classes de lycée (Lingua viva, 1992 et 1994). Il est vrai aussi que la difficulté d’une langue exigeante et en recherche systématique de sputichezza (« pureté ») aurait découragé le public, si celui-ci avait eu la compétence corsophone requise. Le texte est puissant et subtil à la fois. La forme linguistique elle-même concourt au climat. Avec un référent médiéval qui pourrait être épique, Casta met en oeuvre les ressorts spécifiques d’une volonté d’élucidation caractéristique du roman d’analyse contemporain.

Plusieurs romans donc, et si l’on prend en considération les longues nouvelles de Coti on frise la dizaine ! C’est en définitive beaucoup pour une langue que l’on dit en voie de disparition, sans assise institutionnelle ni valeur économique. La publication de ces quelques romans semble avoir suffi à libérer de l’obsession du genre des écrivains qui s’investissent dans les autres formes de la prose.

La nouvelle est pour eux une forme malléable et souple, adaptée à la diversité des inspirations et des personnalités. Les éditions Albiana ont rassemblé poètes et prosateurs d’aujourd’hui en deux petits volumes : huit poètes pour D’Oghje sì... d’odiu nò (1997) et dix-huit nouvellistes dans A Prosa faci prò (1997). Cette dernière anthologie, inévitablement arbitraire et incomplète, est cependant significative des tendances de la prose contemporaine. On y retrouve la plupart des auteurs déjà mentionnés. Depuis cette date trois d’entre eux justifient particulièrement leur mention dans cette anthologie. D.Verdoni, rédactrice en chef de Bonanova, coordonne les travaux et signe des éditoriaux denses et pertinents. Sonia Moretti, aussi à l’aise dans l’expression poétique que dans la prose, en français comme en corse, écrit régulièrement avec aisance et succès. Quant à G.M.Comiti, il est incontestablement devenu en deux ans le meilleur représentant de la nouvelle corse. Incisifs et nerveux, ses textes toujours construits à la frontière du réel et du fantastique, sont conduits avec une maîtrise achevée des procédés de la narration et des effets dramatiques. On se demande pourquoi il a attendu d’avoir la quarantaine pour révéler le talent du prosateur sous la virtuosité du linguiste et du didacticien bien connu. M.J.Vinciguerra souligne de surcroît le profit éthique de ces sept récits réunis dans le recueil Da una sponda à l’altra (1998). Les traductions française et italienne ne sont sans doute pas à la hauteur de l’original corse, mais le but annoncé est de faciliter l’accès de ces nouvelles aux non-corsophones. Sans doute s’y ajoute-t-il le désir plus ou moins conscient d’exorciser la triglossie corse...

 

2. paul-michel filippi : la corse, une province romanesque

 

Au XIX° siècle, quand Flaubert, Maupassant, Mérimée, et d'autres, évoquent la Corse dans leurs romans ou leurs récits, ils nous en renvoient l'image d’une terre exotique, mystérieuse, primitive, un rien étrangère. Chez Rinaldi, Susini, Pancrazi, et d'autres, dont nous aurons à épeler les noms, les narrateurs nous entretiennent d'une terre dont ils se sentent toujours, de quelque façon, originaires, pour y être nés, y avoir vécu ou, plus largement, parce qu'elle est le lieu, de la géographie et de la mémoire, où ils situent la source de ce qui les comble ou les a blessés. Mais, hormis cette référence à l'île, rien ne réunit ces différents auteurs sous une quelconque bannière. Tout au plus pourra-t-on repérer, dans quelques textes, des perspectives et des lignes de fuite  communes, qui permettent, dans les représentations proposées de l'île, de distinguer une vision aimable, parfois magnifiée, de la Corse, ou au contraire, la désignation d'un monde hostile d'interdits et de contraintes.

 

La Corse, dans ses replis.

L'île des femmes. Marie Susini et Marie Ferranti.

Amie d'écrivains et de philosophes comme Albert Camus ou Jean-Toussaint Desanti, membre des jurys du Prix Femina et de l’Académie européenne des sciences humaines, Marie Susini eut une pleine carrière de femme de lettres. Dans son œuvre, deux romans (Plein soleil et La fiera), une pièce de théâtre (Corvara ou la malédiction) et un récit autobiographique La renfermée, la Corse, évoquent l’île de son enfance. Enclose dans un univers de montagnes "barricadé par la mer", l’existence des personnages a quelque chose de la théâtralité austère d’un drame antique, dont les rôles auraient été depuis toujours distribués. Les acteurs les récitent, quand, recommence l'éternelle représentation du jeu de la vie et de la mort. Auront un moment miroité, sous la lumière hébétée du jour, de fugitives promesses d’amour ou de délivrance, qui ne se réalisent jamais. Les notions de devenir, d’espoir, se dissipent dans la référence à ce passé qui pèse sur un avenir déjà joué. « Il n’y a pas de hasard » dit un des personnages de Corvara. Ce qui arrive est inscrit dans un ordre contre lequel il est vain, indécent de protester. L'écriture, dans son dépouillement, est un élément de la dramaturgie, l’envol attendu de la phrase se brisant dans la répétition de constats désolés, la narration étant toute entière rythmée par ce tempo de plainte hésitante. D’un texte à l’autre, se retrouvent les mêmes noms de lieu ou de personnages et cette répétition ajoute, pour qui fréquente l’œuvre, à cette impression de permanence des paysages, des attitudes, des existences que la mort guette. Monde sévère, plus redoutable encore pour les femmes ensevelissant leurs rêves et leurs émois dans le fatalisme ou une religiosité qui endort les âmes et les corps.

Dans le premier roman de Marie Ferranti, Les femmes de San Stefano (1995), on retrouve le même territoire cerné de silences, mais ici le désir s'assouvit dans un irrésistible élan qui bouscule les convenances, et s'éteindra en remords.

 

La Corse entre réel et imaginaire : Rinaldi, Giudicelli, Pancrazi, Ottavi

Un portrait de Marie Susini par J.N Pancrazi

« A la soirée d’hommage à Marie Susini, je ne serais, au fond, sur la scène du théâtre crypte d’Ajaccio, qu’un bateleur du deuil, un camelot du regret, galvaudant le souvenir de sa rigueur ardente, de ses silences d’écoute sacrée qui, avec le bleu calme de son regard, et son maintien de brahmane émacié et solitaire, faisaient, où qu’elle apparût, de la Corse autour d’elle, une lointaine part de l’Inde. » Long séjour.

Après le troisième roman d'Angelo Rinaldi, le nom ni l’adjectif « corse » ne sont plus mentionnés, s’effaçant de la surface du texte. L’île toute entière est rejetée dans l’allusion, le là-bas. Pourtant cette Corse reniée devient le rivage vers lequel le narrateur se trouve sans fin ramené, dans une errance de la mémoire qui interdit l’oubli et rend improbable un définitif exil.

"On ne ruse pas avec les îles; on ne s'en arrache pas, quand on y parvient, sans que quelque chose au fond de soi, se brise à jamais." (L'éducation de l'oubli)

Dans ce là-bas,  le lieu de toutes les misères est une ville, "quartier délabré de Gênes à la dérive", recroquevillée sur son périmètre d'étroites ruelles, de mensonges et de préjugés, où « chacun est contraint d’avancer masqué » (La dernière fête de l’Empire). Là-bas de l’enfance bousculée, des désillusions déjà fades après la flamme des désirs ou des amours plus frôlées que vécues. Dans le désordre du souvenir, que la phrase, dans ses sinuosités, épouse et restitue, la mémoire, à cause d'un rapprochement inattendu, d'une connexion fortuite, débusque soudain la révélation d'une autre trahison, d'une nouvelle lâcheté, qu'il aurait fallu oublier. Emerge des entrelacs de l’écriture une représentation cruelle de l'île innommée. Quelques-uns des motifs qui ornent l’image traditionnelle de la société corse, comme celui de l’amour filial ou de la fierté, de la générosité, se trouvent caricaturés, à travers des formules cinglantes. Les charges sont rageuses. Elles foisonnent dans l’œuvre, adoucies parfois par de brèves notations peut-être plus glorieuses; ainsi pour le voceru de la Maison des Atlantes improvisé par une femme illettrée, et dont le narrateur admire l’étonnante poésie:

« Scrivere voglio in Venezia

E manderemo la misura

D’argento sia la cassa

D’oro chiave e serratura ».

 

Une lettre de Rinaldi "il y a des honnêtetés qui dans la fiction sont des mensonges"

Vision de l'île outrée, dira-t-on, amusés, irrités, voire, pour certains, réjouis. Serions-nous allés à l'essentiel, en ignorant ce qui, dans toute œuvre, distingue le réel de son évocation, et que le texte marque parfois avec plus d’évidence? Ainsi pour le Vizzanova (pour Vizzavona)  des Dames de France. Le léger travestissement graphique crée, entre la réalité et sa représentation roma-nesque, un infime interstice dans lequel se loge tout entier l’univers de l’auteur. Les exemples sont nombreux où, dans une géographie plus symbolique que scrupuleuse, le lieu mentionné devient le territoire des « neiges éternelles », de la pureté, du bonheur enfin permis. Dans un parcours que nous pensions reconnaître, Rinaldi nous a conduits où nous ne soupçonnions pas d’arriver.

La référence à la Corse apparaît donc comme élément d'une stratégie de l'écriture dans laquelle l'île devient décor (au sens presque théâtral du terme) dont la fonction est d'être indice d'une réalité qui est celle d'une œuvre avant d'être celle du monde. Les lieux, comme les personnages peuvent jouer ce rôle. Dans Une affaire de famille, de Christian Giudicelli, c'est la silhouette noire de la grand-mère qui suggère et impose, dans la texture de la narration, l'imprécise et obsédante image d'une île, la Corse peut-être, la Corse sans doute, présence tout à la fois désignée, reconnue, et incertaine. Dans L’heure des adieux de Jean-Noël Pancrazi, le roman a pour cadre une île où, dans une atmosphère d’absurde fin du monde, les personnages essaient de vivre dans une dignité aristocratique le drame de devoir vieillir, de devoir mourir, de ne plus être aimé. Des allusions nous renvoient à la Corse, que la mention récurrente dans le texte à un "volcan oublié", nous interdit pourtant d’identifier. Chez le même auteur, Long séjour, à la tonalité apparemment plus réaliste de chronique autobiographique, nous parle d'un père qui va mourir, et des malentendus qui séparent les êtres. L'itinéraire du narrateur dans les rues et dans les alentours d'Ajaccio semble pourtant initiatique autant que réel. Comme chez Giudicelli, Rinaldi ou Susini, l'écriture, annexant le monde, l'a pétri, transformé.

Ainsi, le roman sur la Corse, tout à la fois,  nous accueille et nous égare. De façon parfois presque provocatrice. Antoine Ottavi dans L’île de Saveria, évoque la laideur de certains paysages corses. Rude coup pour Kalliste ! Il suffit, pour que la beauté dégénère, que la lumière qui la révèle joue sur des angles inattendus et disloque l’équilibre toujours fragile de l’harmonie. Il suffit, en somme, d'un autre regard. Le paradoxe sera qu’à côté des représentations répertoriées de l'île, prendront place désormais dans notre imaginaire, celles que les textes de Rinaldi, d'Ottavi, de Pancrazi, de Giudicelli, de Marie Susini  ou de Marie Ferranti nous imposent, quand, dessinant le réel dans la luminosité particulière de l'oeuvre, l'écriture l'éclaire de lueurs qu'il devient difficile d'effacer.

 

Le roman sur la Corse, et l'histoire. Du lyrisme à l’analyse.

S'intéresser à la Corse, province romanesque de la littérature française, incite aujourd'hui presque inévitablement, à regarder vers ces îles voisines que sont la Sardaigne et la Sicile, avec lesquelles s’est constitué un maillage de relations culturelles qui ouvre le champ des analyses à des mises en regard éclairantes. En Sardaigne, et davantage encore en Sicile, de Sciascia à Lampedusa, le texte littéraire renvoie presque inévitablement à une remise en cause d'une réalité sociale que l'on entend dénoncer. Dans les œuvres que nous avons mentionnées, l’objet de l’écriture est d’abord l'observation méticuleuse, l'analyse, jusque dans ses plus infimes oscillations, de l'amas de désirs, de regrets, d'intimes échecs ou de rares victoires, que chacun, dit-on, porte  en soi. Il ne s’agit pas tant d’évoquer les désastres d’une société que ceux de l’âme. Il ne s’agit pas, chez Rinaldi, d’entreprendre l’examen d’une réalité sociale particulière. L’histoire (on entend ici celle de la Corse d’aujourd’hui) est absente de son oeuvre, absence que l’analyse se doit de constater sans trop épiloguer sur ce qui n’est pas, même si ce silence peut apparaître signifiant, et participer, en creux, à une définition de l’œuvre que tout texte propose. Il en est de même dans la trilogie de Marie Susini. Mais La renfermée, la Corse, récit autobiographique qui renvoie à un amont de l’écriture où tout s’est joué, s’ouvre sur quelques pages qui fustigent les assauts dévastateurs d'un tourisme tapageur et vulgaire qui aurait fait perdre à l’île sombre son authenticité. Dans sa véhémence, ce texte manifeste  l'extraordinaire ambiguïté de la relation que le créateur entretient avec les mondes et les évènements qu’il a créés ou recréés. La référence à l’histoire, aux problèmes qui se nouent dans l’actualité, deviennent éléments d'une perception égotiste, lyrique (lyrique ne signifiant pas, nécessairement, enchantée) du monde. Dans L'heure des adieux de Pancrazi, l’allusion évidente aux évènements d’aujourd’hui, s'exalte dans une vision manichéenne qui fait de l’île le lieu d’une épopée bouleversée où le mal (incarné par les indépendantistes) triompherait du bien, de la beauté et de la poésie. Chez Antoine Ottavi, dans le climat onirique du texte, un pointillé de dialogues évoque explicitement la situation actuelle de l’île. Après quelques analyses, parfois énoncées en sèches formules, les deux personnages de Joseph et Vanina décideront de fuir la Corse, et de l’abandonner à ses défaillances, à ses fantasmes.

 

Le souci de comprendre la situation corse dans sa complexité, se manifeste dans des romans comme Ecce Leo de Flavia Accorsi (1994) ou Les chemins de l’orgueil de Pesnot et Alfonsi, portant comme (ambitieux?) sous-titre Le roman de la Corse (1995). Le premier relate à la première personne une sorte d’éducation politique désolée et amère d’un jeune Corse d’aujourd’hui. Le second, écrit par deux journalistes, adopte les techniques et le ton du reportage. Il s’agit de faire découvrir au lecteur les arcanes de la lutte des clandestins corses contre le pouvoir de l’état français. Roman de l’instant, où la fiction se veut photographie, à peine retouchée, du réel. La Corse  est là, démasquée affirment les auteurs. Ce n’est pas une absolue certitude.

Quand le roman historique retourne vers le passé de notre île, il permet encore, à travers le jeu suggéré des analogies, de parler du présent, comme le fait Pierre Rossi, dans Les conjurés d’Aleria, où le titre lui-même se charge de ces références implicites. Ce cheminement vers une vérité passée prend le ton plus intime de la chronique familiale dans des œuvres comme La maison des Viale de Paul-Michel Villa, ou La terre des Seigneurs de Gabriel-Xavier Culioli, où, à travers la restitution nostalgique de ce qui fut, le projet perceptible du texte reste l’évocation d’une relation privilégiée avec une terre à laquelle on se sent appartenir, et dont on sonde les profondeurs. Une autre littérature, celle des contes, des légendes, veut atteindre les strates les plus enfouies de notre imaginaire.

 

L’île berceau

Mal Concilio de Jean Claude Rogliano, paru chez Belfond en 1975 renvoyait à cette Corse de la tradition, de la légende, de la magie. Il inspira au groupe Canta u Populu corsu et à Jean-Paul Poletti une chanson devenue célèbre. Le lecteur corse y retrouvait des stéréotypes culturels qui lui étaient familiers et que véhiculait, plus dilués, le concept de « l’âme corse », alors dans l’air du temps, concept par essence anhistorique, mais qui, dans un effet de contraste, venait suggérer l’opposition d’un monde révolu ou menacé, à un présent, celui du lecteur, celui de l’Histoire. L’Histoire paraissait en somme absente du récit, mais ce récit la sollicitait. Dans son dernier roman, Visa pour un miroir (1998) Jean-Claude Rogliano ouvre la perspective du récit vers le monde d’aujourd’hui, à travers l’évocation d’un voyage en Roumanie. Mais la Corse redevient vite la terre où, lesté d’une expérience acquise hors de l’île, le narrateur se replie pour réfléchir (ou rêver ?) sur ce que nous sommes.

 

Un polar corse ?

La Corse n’est pas toujours, dans la création littéraire contemporaine, matière de l’œuvre, et qu’anime, avec plus ou moins de force, le souffle de l’auteur, alors démiurge plus que copiste. Chez Elizabeth Milleliri, dans Caveau de famille comme dans Comme un chien dans la vigne, l’île apparaît davantage comme le cadre d’une fiction qu'actionne la mécanique huilée du roman policier. De cet arrière-plan surgissent, dans de brèves et précises notations, des allusions à la situation de l’île et à l’indéfectible attachement des narrateurs pour leur terre. Le « polar corse », en récupérant éventuellement des œuvres plus anciennes comme le Corsica blues de Jacques Mondoloni, tend d’ailleurs à s’établir comme genre avec, entre autres, la collection « Misteri » .

 

Du corse au français : Rinatu Coti et Ghjacumu Thiers.

Il y a, pour ainsi dire, profusion d’œuvres en langue française sur la Corse. Tout ne survivra pas, on s’en doute bien. Le fait paraît révélateur d’une réalité linguistique et culturelle nouvelle, que l’on interprétera de manière contradictoire. One court pas grand risque à avancer que l’acte d’écrire en français, serait-ce sur la Corse, et serait-ce pour la chanter, reflète avec moins d’évidence l’implication communautaire que le choix du corse chez un auteur. Cela étant, il faut relever un fait qui paraît significatif : des écrivains de langue corse reconnus, comme G.Thiers ou R.Coti, recourent au français à des moments donnés de leur œuvre. Coti, dans Le Chancelier nu, choisit le français pour nous présenter un dialogue entre deux personnages, Le Chancelier Nu et Dame Crapaud. Sous une forme métaphorique, est conduite une quête vers les obscures et inévitables questions que l’être humain rencontre, et auxquelles il tente d’apporter réponse : pourquoi la mort, pourquoi le mensonge à côté du  vrai, pourquoi le sang des victimes et la paix des bourreaux ? Le texte, souvent cruel, parfois cocasse, est d’un pessimisme dense que tempèrent, dans ses vertiges, l’expression d’une confiance jamais lasse dans « l’émotion et la tendresse des hommes », et la joie obscure et profonde de la création:

J.Thiers a lui choisi de publier en 1992 Les glycines d’Altea une « adaptation » de son roman A funtana d’Altea (Prix du livre corse 1990. Le roman devait ensuite être traduit en italien sous le titre Il canto di Altea, prenant en quelque sorte l’itinéraire de la triglossie à rebours. Une édition en roumain suivra sous le titre Parfum de glicine (1996). L’adaptation française, remaniée, réécrite, est devenue -pouvait-il en être autrement ?- une autre œuvre, jouant sur les mêmes thèmes une partition sensiblement différente. J.Thiers voulait-il élargir, ce faisant, le cercle relativement étroit de ses lecteurs corses ? Peut-être. Mais par ce choix, dans l’écriture, du français, un auteur profondément engagé dans la vie culturelle de l’île, témoignait que l’on pouvait désormais passer du domaine de l’alternative (cette langue-ci, ou cette langue-là, et à jamais) à celui de l’alternance (cette langue ou cette autre, comme il me semblera). En 1993, Thiers le confirmait en publiant une sorte de divertissement historique et littéraire, au titre bouffon et énigmatique Les Potirons, l’Inspecteur et le Gecko, relation, au ton voltairien, de quelques épisodes joliment cyniques de la francisation de l’île, et des dégâts notables qui en résultèrent. Dans son propos, l’oeuvre atteste de la réalité du conflit diglossique. En choisissant le français pour le dire, elle proclame, dans la langue que l’on n’attendait pas, la nécessité d’y mettre un terme.

Ce jeu de la création, souvent brillant, sur des claviers différents prouve d’abord que les langues ne sont que des outils entre les doigts des écrivains, et que dans l’espace littéraire, il n’en est point de mineures. Le mérite des œuvres ne tient pas au génie des langues, ou à des hiérarchisations par avance proclamées, mais au talent des auteurs. En fin de compte, et quelle que soit la langue choisie, la seule véritable patrie de l’écrivain n’est-elle pas l’écriture ?

 

3. françois-xavier renucci : ghjacumu thiers ou la méthode et le trouble

G.Thiers est l’auteur de deux romans en langue corse : A Funtana d’Altea (1990) et A Barca di a Madonna (1996). Cet écrivain polygraphe présente une profonde cohérence de pensée. Les recherches universitaires sociolinguistiques, les poèmes, le théâtre, les articles de circonstance (recherche littéraire, analyse sociologique, discours culturel, billets d’humeur), ainsi que les textes fictionnels ont un point commun : la question de la langue, le rapport entre la parole corse et le monde réel. Ces différentes pratiques d’écritures conjuguent un souci rigoureux de proposer une méthode avec une mise au jour d’un trouble.

 

Une dialectique entre le présent et le passé

Altea et la Madone sont des figures qui appartiennent à la mémoire corse de l’après guerre. Elles apparaissent dès le titre et signalent ainsi le premier pôle de la dialectique que met en place G.Thiers. Le second intervient dès les premiers mots du roman et se poursuit tout au long du texte puisque A Funtana d’Altea se déroule à la fin des années 1980 et A Barca di a Madonna durant l’année 1992. Le poète et personnage principal de A Funtana, Brancaziu, se remémore durant trois jours d’entretiens avec une journaliste italienne son enfance bastiaise entre le quartier d’A Funtana Nova et la Traverse. Maria Laura, héroïne tragique de A Barca, enquête sur le passé de sa famille en 1947 et particulièrement sur sa mère morte en couches en juillet 1948.

Le souvenir du passé et la prise en compte de ses conséquences sur le présent structurent donc chacun des deux romans. Cependant ceux-ci ne se réduisent pas à des chroniques réalistes ou nostalgiques. Il faut donc ajouter que le récit du passé se fait sur le mode de la reconstruction et de la reviviscence. Le passé n’apparaît pas comme un objet fini, complet, transmis sans problème entre les générations et traversant sans altération les âges. Brancaziu et Maria Laura fournissent des efforts parfois douloureux pour révéler (au prix du fantasme quelquefois) les secrets enfouis par la famille ou par soi-même. Le poète a-t-il vraiment connu une certaine Altea dans son enfance? Maria Laura est-elle vraiment née d’un viol collectif sur sa mère lors de la procession de la Vierge Marie en 1947? De la découverte du passé, plus ou moins reconstruit, dépend la vie des personnages imaginés par Ghjacumu Thiers. C’est pourquoi le terme de reviviscence convient ici pour désigner l’enjeu de la prise de parole des personnages. De la véracité et de l’efficacité de leurs discours dépend la valeur de leur vie et de leur histoire. La dialectique entre le passé et le présent apparaît donc comme une obsession vitale et aussi comme une passion régressive voire mortifère. Ces personnages « sacrifiés » sont cependant porteurs de valeurs positives.

 

Mythe, doute romanesque et identité collective

Il est possible de relire A Funtana d’Altea et A Barca di a Madonna comme un tout, un « corpus légendaire », comme dit D.Verdoni. Cette optique permet de concevoir les deux textes dans une évolution et une relation. Le deuxième roman est une épure du premier dans le sens où il affine son style, radicalise la dialectique fantasmée entre le passé et le présent et accroît le caractère dramatique voire tragique de l’histoire présentée. Cette évolution tend à faire de A Barca et de A Funtana un corpus cohérent. Leur caractère légendaire implique une forte relation entre ces deux romans et la collectivité qu’ils décrivent.

En effet, la communauté corse dont sont issus Brancaziu, poète « micro-régional » bastiais et Maria Laura, mariée et vivant sur le Continent, est un des thèmes importants. Le terme de « mythe » semble adéquat pour caractériser ces fictions car les personnages qui produisent les discours présents dans chaque roman tendent à créer du vrai avec des mensonges, des fantasmes, des approximations. G.Thiers prend acte du fait que la Corse a vécu depuis deux cents ans une histoire collective difficile conduisant à des problèmes identitaires. C’est pourquoi il construit des personnages dont la parole est emblématique de la communauté qu’elle décrit. Du travail de ressassement et de désenfouissage de la mémoire collective qu’opèrent les personnages sortent des textes hirsutes, contradictoires et déroutants, auxquels la qualité de roman convient parfaitement.

Défini comme le lieu du possible, le roman est un genre qui accepte toutes les métamorphoses requises par le sujet réel qui l’occupe. G.Thiers construit ses récits dans le but évident de troubler, de faire douter le lecteur. Peut-on faire confiance à des personnages parfois si affabulateurs ? Signalons aussi que l’usage de l’humour et de l’ironie, particulièrement dans A Funtana d’Altea, vient soutenir cette pratique du doute. En quoi le doute du lecteur face au récit fictionnel peut-il se répercuter dans la relation entre l’individu et sa communauté ?

Petite communauté oscillant entre nation et bidépartementalisation, la Corse trouve dans ces deux textes fictionnels une réalisation qui pose des questions au lecteur. Pourquoi la mémoire collective est-elle si difficile ? Comment la reconstruire ? Comment en faire une force qui ne soit pas sclérosante ? Que faire de notre présent ? Ces questions s’accumulent à la lecture des deux romans. Les trajectoires mythiques de Brancaziu et de Maria Laura ouvrent des perspectives chronologiques et spatiales qui placent la Corse, le temps de la fiction, dans une histoire propre revisitée et un contexte méditerranéen et européen à la fois ouvert et conflictuel. G.Thiers paraît ainsi avoir animé deux personnages dont les paroles s’offrent comme des miroirs à reconstruire, sans cesse, sans que l’on puisse jurer de l’image qu’ils présenteront. L’aspect déceptif, en construction de la vérité collective poposée par ces deux romans fait écho ainsi à la pensée d’un Frantz Fanon lorsque celui-ci écrit : « Il ne suffit pas de rejoindre le peuple dans ce passé où il n’est plus mais dans ce mouvement basculé qu’il vient d’ébaucher et à partir duquel subitement tout va être mis en question. C’est dans ce lieu de déséquilibre occulte où se tient le peuple qu’il faut que nous nous portions (...) »