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Francese

Un univers sans romanesque ?

Un regard critique sur I Misgi

 

 

     L'écriture romanesque n'est pas faite pour organiser le monde et lui attribuer un semblant de cohérence. Elle parcourt le réel, selon des itinéraires qui en révèlent parfois l'harmonie, parfois l'étrange cruauté ou l'inconcevable ridicule. Dans son dernier roman I Misgi, Thiers nous met en présence d'un univers d'où le romanesque semble avoir définitivement reflué.

        Dans une ville innommée, des immeubles ramassés autour d'une cour, a corte, épicentre de l'oeuvre. Dans les premiers chapitres, c'est à travers le regard d'une toute jeune enfant qui ne sait pas encore parler et rêve d'écrire, que ce monde nous est présenté . La fillette, encore un bébé, mais la conscience déjà en éveil, écoute, regarde, enregistre. Il y a ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, et ce qui est énigme qu'elle va vouloir patiemment dénouer et comprendre. Autour ou près d'elle, des personnages perpétuent des rites dont l'enfant, redoutable dans son innocente candeur, restitue en quelques lignes la pompeuse et dérisoire majesté. Ainsi pour cette Signora Fadani qui « fala » jouant sans fin, devant un public comme elle convaincu de la grandeur de la représentation, le même rôle dans ce théâtre d'ombres : « Fala (...) Fala per falà. Fala è tuttu u carrughju stà in affaccu. Ognunu cappia ciò ch'ellu facia è a guarda chi fala » Concision et brièveté du trait où l'humour vient désamorcer le pathétique pour en faire en fin de compte une évidence permanente et discrète qui s'installe au cœur de notre lecture et, sans que nous ayons toujours pleinement conscience, la gouvernera désormais. Concision que l'on retrouve dans ce vertigineux constat que la petite narratrice établit avec le sérieux des enfants qui posent sur nous, notre monde, nos manières et nos agissements leur regard innocent et grave: « Quì da banda di i nostri carrughji, hè l'usu di lampà si ». Car tout tombe dans la cour: les poubelles expédiées par les fenêtres et les corps qui s'y écrasent (accident ? suicide ? ou pire encore ?) et, tout cela fait le même bruit en atterrissant: « Padapà » . Quelle narration tragique pourrait tolérer ce « Padapà » ? Pourtant, par sa trivialité, il vient ourler ce dont il rend compte, la grisaille, le fatalisme, le désespoir, d'une ironie qui les tient à distance, histoire sans doute d'éviter que le pathétique vienne prendre la pose dans l'écriture. Refus d'une sorte d'esthétique de l'émotion, retrouvée tout au long de l'œuvre et que nous laisserons le lecteur découvrir dès les premières lignes, surprenantes, du roman.
     Sous leur apparence presque banale, les personnages vont presque tous apparaître, au fil de la narration, lestés d'une part irréductible et souvent inquiétante de mystère. Qui est-elle Caccara Rosa, grand-mère belle, parfumée, et peut-être amoureuse (a-t-elle réellement vingt-six ans ou alors, est-elle bien grand-mère?) qui est-il exactement, Orsu Dumenicu, qui a traversé le cauchemar de la guerre (celle de quatorze, la grande) en y grappillant quand même un peu de bonheur, qui était-il, Loulou, qui essaie, se bat, frôle le triomphe et...Padapà, et Antò Dumè, le rouquin, descendu de son village, et dont la malédiction a peut-être été de se croire maudit puisqu'il était rouquin. Quand l'image des personnages commence à apparaître, comme une photographie dans le bain du révélateur, la voilà qui se trouble, se transforme. Une mosaïque de détails, de notations faites comme au détour d'une phrase, remodèlent sans fin les figures du puzzle que nous étions en train de reconstituer. La narration alors se fait enquête qui, pas à pas, cerne les indices, révèle les ambiguïtés, les contradictions, les doutes, pour faire lentement émerger la vérité, vérité d'une existence avec ses aléas, ses épreuves, ses essais et ses échecs, et où l'exceptionnel, même s'il est parfois atteint, ou frôlé, reste le bonheur. Dans son parcours méticuleux, le récit restitue des propos, des allusions, des faits apparemment anodins, cocasses, ou sordides, et nous fait mieux percevoir ce près de quoi nous vivons sans y prêter le plus souvent une excessive attention : le silence des êtres que l'on blesse, distraitement, ou en le sachant, ou la cruauté banale, médiocre, presque allant de soi d'un peu tout le monde, comme celle, évoquée en quelques courtes lignes, sans pathos, indignation ni emphase, de ces enfants qui noient consciencieusement dans l'eau du port les chatons que des adultes aimables leur ont demandé de tuer en leur donnant le sac en plastique qui contient les petits chats et le mode d'emploi. Le mal ? le bien ? On ne sait plus trop, on s'y perd un peu. De légères translations déplacent les références et les repères. Les catégories se brouillent. L'humour de la narration, par petites touches, sans y insister, rehausse l'évocation du quotidien pour lui donner des reliefs inattendus. Nous parlant de l'émission de radio Reine d'un jour (gros audimat dirait-on aujourd'hui) la narratrice fait, à propos des candidates, ce constat d'une merveilleuse et sereine lucidité : « Si sciglianu povere è senza risolse, è quantu ellu era pussibile, s'elle ùn avianu più nè babbu nè mamma, nè altra famiglia, per u ghjocu era megliu. Quella chì vincia si capisce ch'ella era quella chì a so sorte era pessima più chè tutte l'altre cuncurrente » La misère noire comme facteur de réussite ! Il apparaîtrait déplacé de se scandaliser. Peut-être, dans cet univers, le lecteur voudra-t-il voir dans certains personnages la représentation du Juste. Ainsi pour les moines, Fra Antonello et Fra Klaus, que préoccupe la souffrance des hommes plus que la gloire de Dieu. Ou Frida, la belle Allemande, qui trompe un peu son mari, mais avec tellement de tact que ça en devient une vertu.

U catenacciu
     Dans la ville innommée, se déroule la sombre cérémonie du Catenacciu. Respectée, certes, mais un peu chahutée, sifflée, si le cortège tarde à se mettre en place. Le texte nous fait participer à la procession, aux côtés du pénitent. Quel forfait vient-il donc expier cet homme que nous croyions connaître? Il ne semble pas le savoir lui même, ne pouvant décider s'il vient demander pardon à Dieu et aux hommes d'un crime qui s'inscrit dans une fantasmagorie incertaine, ou s'il se cache sous la cagoule et la bure pour échapper à un tourment qui le poigne presqu'autant qu'il le terrorise. Il essaye de trouver dans les souvenirs qui se pressent en lui un indice qui lui permettra de comprendre où est sa faute. Mais le pénitent n'ira pas au bout de son calvaire. Une défaillance, l'épuisement, et l'homme s'effondre. C'est dans « a corte » où on l'a ramené que la vérité lui apparaîtra, sans être pour lui salvatrice.

     La boucle est fermée. La petite fille des premiers chapitres retrouve son rôle de narratrice un moment cédé à d'autres. Il lui reste à narrer quelques histoires qui viennent comme se greffer sur le récit central. Elles prolongent et accentuent, dans des tonalités différentes, cruelle ou amusée, une résonance, dont nous laisserons le lecteur décider si elle est désespérée ou heureuse, peut-être simplement lucide ? Elle semble en tout cas vouloir en finir avec un tambour qui ne cesse de nous répéter qu'avant, n'est-ce pas, la vie était si belle. Dans le propos de certains personnages, surtout des femmes, des murmures commencent à s'entendre. On emprunte à la terminologie communiste pour évoquer des situations apparaissant comme inadmissibles et que chacun admettait. Prise de conscience politique ? Peut-être juste la traduction, dans des formules un peu figées, qu'il est temps que certaines choses changent enfin. Ce que dit, sans véhémence, la petite narratrice, après l'évocation, d'une violence extrême, du châtiment infligé par son père à sa fille qui a failli : « Ô Ma, s'o ingrandu eiu, mi possu sbaglià ma ùn mi lasceraghju micca fà... ci vole à rispettà à l'altru è chì puru s'ellu hè una femina, hà dirittu à pensà è à sceglie a so vita cum'ella vole ella » Il y a tant de choses qui ratent. Padapà. Se pourrait-il que le remède à toutes les complications mauvaises de l'existence, soit quelque chose de simple, comme cette grâce de l'amour accordée à Caccara Rosa, et dont l'enfant est le témoin émerveillé ? Nous laissons le livre sur cette note d'harmonie qui n'efface pourtant pas les grincements, les tumultes et les rumeurs que le roman de Thiers, dans une écriture toute d'économie, de précision, parcourant toute la gamme de la langue, de l'injure à la prière, nous a fait entendre.
 

Paulu Michele FILIPPI