GHJURNATA DI U LIBRU CORSU BUCUGNANU

Scontri di 31.08.2016

En clôture de la « Journée du Livre Corse », à l’invitation du Foyer rural de Bucugnanu et des éditions Albiana , G.Thiers a récemment donné une conférence sur la langue et la littérature corses.

Langue et littérature ? Un couple problématique dont le conférencier a délibérément orienté l’évocation principalement sur la thématique de la création, puis de la lecture. Dans l’optique de cette causerie, lire est d’abord posé comme « consommation » des œuvres, une fois réalisée leur « production » (écriture et édition). De l’ensemble des lectures émerge alors progressivement le « lectorat » des ouvrages distribués dans le circuit éditorial.
Cet angle d’attaque implique une évaluation d’abord quantitative, à côté -et bien souvent en premier lieu- de la nature intrinsèque, qualitative, des œuvres en question. Ainsi considéré, le livre devient en effet un produit désacralisé, relevant dès lors des lois du marché, de la distribution, de l’offre et de la demande. Il va sans dire que ces considérations, juxtaposées à la valeur culturelle et littéraire du livre, font accroître les difficultés de production, de diffusion et de consommation d’un catalogue éditorial insulaire qui ne saurait rivaliser avec ceux des entreprises éditoriales nationales ou internationales. Et, bien entendu, l’obstacle est majeur lorsque la langue de rédaction pâtit, comme le corse, des limites imposées aux productions rédigées dans une langue minorée ou de moindre diffusion.
Une telle situation entraîne un déséquilibre -quantitatif et probablement qualitatif- entre les ouvrages insulaires écrits et édités dans les deux langues généralement connues de ces bilingues que sont les Corses : français et corse. Les politiques publiques insulaires et les initiatives privées ont entrepris d’atténuer l’importance de cet écart, en particulier depuis les trente dernières années. Parallèlement, l’érosion continue de la pratique orale du corse a pu faire lever de sérieuses inquiétudes sur la pérennité de la production littéraire dans cette langue, bien qu’un nouveau lectorat corsophone soit de toute évidence induit par les changements intervenus dans le statut officiel et culturel du corse. Les initiatives visant à élargir son usage à l’école et dans l’espace public ainsi que sa valorisation symbolique ne sont en effet pas sans conséquence sur la création littéraire et la réception des ouvrages édités.

Parvenue à ce point, la réflexion rencontre d’autres paramètres qui réclament un approfondissement de l’examen proposé. Comment la notion de littérature vit-elle en nous pour la Corse ? Comment se caractérise-t-elle pour l’opinion générale et d’un point de vue critique plus spécialisé?
On constate alors que, assez spontanément, les productions culturelles et littéraires sont envisagées et jugées comme procédant d’un processus culturel unitaire. L’opinion générale n’ignore pas l’existence de la division entre productions orales et écrites, ni la hiérarchisation des œuvres rapportées à des genres différents. Cependant on constate que le plus souvent les jugements émis introduisent généralement un rapport de continuité entre l’œuvre individuelle et l’existence d’un sentiment collectif désigné par la notion de « culture ». On note aussi que cette affirmation ne tarde pas à rassembler différentes expressions sous la dénomination de « culture populaire ». Cette globalisation conduit aussi à utiliser de manière spécifique l’idée de « littérature populaire » dans un sens spécifique dont l’acception renvoie moins à un degré de la hiérarchie des genres littéraires qu’à l’affirmation d’un imaginaire culturel et social commun à la création et à la réception de l’œuvre. Le chant corse est le plus souvent considéré et salué ainsi par le public, mais également par les auteurs de textes eux-mêmes qui se voient moins comme paroliers que poètes à part entière !
Cette affirmation est tout à fait légitime et recevable, mais la difficulté pointe dès que l’on considère le climat intellectuel général dans lequel s’exprime cette pensée. Les conditions de sa reconnaissance éventuelle par la critique spécialisée ou plus généralement par l’opinion publique posent problème car les institutions culturelles sont fondées sur la hiérarchie. La culture littéraire qui participe de la formation des membres de la communauté renvoie à des genres différenciés et cette référence perdure dans ses jugements personnels et jusque dans l’évaluation que le citoyen fait de ses propres productions.
Il devient dans ces conditions malaisé de parler de « littérature chantée » ou de « chant littéraire ». Plus recevables seraient les dénominations de « poésie orale », « poésie chantée » mais on ne tarde pas à percevoir le retour de classement hiérarchique, ces catégories relevant alors de notions telles que « littérature orale », «littérature populaire », « oraliture » dont la recevabilité ne parvient pas à effacer la connotation minorante.
Tant il est vrai que persiste une référence intellectuelle et sociopolitique héritée de l’histoire littéraire francophone. Le français y occupe la place centrale et les genres littéraires y sont étagés en fonction de la prose littéraire dont l’excellence culmine avec le roman depuis le 19ème siècle. Il n’est pas difficile de vérifier la permanence mentale de cette hiérarchisation culturelle dans le discours et les pratiques du sujet francophone, quels que soient les choix et les affirmations du sujet individuel : auteur, éditeur, lecteur, critique ou autre acteur du circuit du livre.
L’exposé conduit ainsi l’intervenant à proposer une réflexion tenant compte de l’existence d’une double référence linguistique et littéraire (corse et française). On doit selon Thiers se la représenter comme toujours active dans l’imaginaire du sujet individuel, quand bien même le projet de création met en avant l’un ou l’autre constituant : français ou corse.
S’il est délicat d’accepter d’emblée l’influence permanente de cette dualité chez la plupart des Corses, on peut vérifier l’hypothèse de cette présence active chez les auteurs connus pour leur écriture bilingue. Ce groupe comprend diverses options, attitudes, discours et comportements vis-à-vis de la/des langue/s employée/s. Ces définitions mériteraient une étude détaillée qui ne peut se faire ici, mais il est possible d'avancer quelques pistes pour un examen approfondi à venir.

Si l’on peut donc se satisfaire d’un balayage rapide, on pourra percevoir des différences d’attitudes mais aussi des évolutions, des retours, des hésitations et des options contraires dans le temps, et généralement une contradiction structurelle entre ce qui est pratiqué et ce qui est déclaré.

  • On pourra observer en particulier le cas des auteurs qui ont opté d’emblée pour une édition totalement ou partiellement bilingue ; pour un bilinguisme différé (d’abord en corse puis en français ou inversement) ou une édition monolingue (soit corse, soit français). Il ne sera pas sans intérêt de confronter la réalité éditoriale de ces ouvrages à l’intention explicitée par leurs auteurs dans les notices de présentation ou lors d’entretiens ou de rencontres.
  • Un certain nombre d’auteurs se sont dans un premier temps signalés par le choix délibéré d’une écriture corsophone, puis sont passés à une expression complémentaire ou supplétive en français. Ils ont en général dû expliquer leur évolution d’attitude ou ressenti, sans sollicitation externe, le besoin de la justifier.
  • Un autre groupe d’écritures et de discours se distingue par la permanence du choix de la langue de rédaction. Il compte surtout des ouvrages parus exclusivement en français et seulement quelques titres uniquement disponibles en corse.
  • Dans cette dernière catégorie, un rapide examen général démontre que les auteurs corses publiant en français se réclament d’un patrimoine culturel connecté au terroir et à la langue corse, éléments constitutifs d’un imaginaire commun que reconnaît la partie corse de leur lectorat et que rencontre l’ensemble francophone. Il n’en est pas de même des quelques titres en corse : leurs auteurs rejettent toute imprégnation du français et lient authenticité et unicité dans l’expression de leur univers culturel d’inspiration.
  • S’il est aisé de reconnaître dans cette dernière position les conséquences du conflit des langues et l’action de « l’idéologie diglossique » selon Robert Lafont, une lecture attentive des œuvres ne tarde pas à faire apparaître le terreau où se nourrissent les imaginaires des auteurs corses contemporains et, si l’on veut resserrer le champ, les ouvrages édités dans les trente dernières années.

On doit alors exprimer de manière sereine et déterminée le constat qui s’en déduit. Les œuvres corses -et tout particulièrement la poésie et la prose littéraire- trouvent leurs références dans la littérature des programmes de formation scolaire et universitaire en vigueur en France et essentiellement transmis par l'institution. On observe aussi que les produits de cette conception hiérarchisée sont en rapport dialectique avec la production à l’échelle francophone et internationale. Le lectorat comme les auteurs sont donc ainsi confrontés à une complexité d’inspiration qui traverse l’ensemble des courants littéraires à l’échelle la plus large. Le rangement des productions sous diverses étiquettes toutes réductrices procède d’une volonté explicite de minoration ou de ghettoisation.
Concernant la Corse, l’oscillation entre les deux langues du répertoire insulaire représente bien entendu une hésitation, mais aussi une ressource générée par la complexité actuelle. Cette situation héritée de l’histoire du peuple corse implique une confrontation de l’identité insulaire avec les divers aspects de l’altérité. Si l’on accepte une telle orientation pour la lecture des titres du catalogue corse, il appartient au regard critique d’interpréter la signification collective des ouvrages écrits par les Corses d’aujourd’hui. On tentera d’en comprendre le sens et la portée à partir d’un imaginaire personnel en relation -d’accord ou de contestation- avec les traits culturels définissant les contours et la teneur de l’identité corse. Sans oublier, dans cette acception de l’identité, le réseau abondant des stéréotypes perpétués, exploités voire créés par la littérature elle-même et l’ensemble des expressions médiatisées qui influencent la sensibilité créative des auteurs et le jugement de leur lectorat.

 

Quoi qu’il en soit, il convient de souligner le paradoxe apparent d’une langue, le corse, dont la pratique orale accuse une érosion régulière, dont la lecture et l’écriture connaissent parallèlement un développement tout aussi régulier. On ne s’étonnera donc pas de relever dans le journal des parutions une production qui est loin d’être négligeable, surtout si l’on compare la période actuelle (depuis 1970) à celle des quarante années précédentes, en particulier pour la prose romanesque.
On ne saurait évidemment pas s’en tenir au seul aspect quantitatif. Or l’occasion est belle, en cette « Journée du Livre Corse » animée par ALBIANA d’observer, d’un point de vue évoqué précédemment, le contenu et la signification des trois dernières parutions en langue corse de cette maison d’édition.
À première vue, à l’exception du choix de la langue corse, rien ne paraît unir un recueil de poèmes de forme traditionnelle, des poèmes d’orientation pédagogique destinés aux classes enfantines et un roman sollicitant des événements politiques des années 1980. Ces trois ouvrages de qualité en langue corse composent pourtant une trilogie significative des orientations d’une création littéraire explicitement impliquée dans l’effort collectif d’une communauté, le peuple corse, attaché à pérenniser sa langue et son patrimoine pour en faire les fondements culturels de son développement.

Una rima, duie rime

L’auteur, Tittò LIMONGI, professeur des écoles en classe bilingue, est également connu pour la virtuosité de ses improvisations et de ses répliques dans l’art traditionnel de la joute poétique du “chjama è rispondi” (cf.Chjama è rispondi. 13.07.2011 in Pianellu: https://www.youtube.com/watch?v=b9CmAAJwf1Y)
Le présent recueil, fin et soigné mais discret et d’aspect modeste se révèle à la lecture comme un manuel éducatif et poétique destiné à la découverte, en langue corse et par le corse, de l’environnement de l’enfant. Une cinquantaine de poèmes simples, mélodieux et attentifs aux diverses manifestations de la vie des êtres, des choses, des idées et des sentiments composent un parcours essentiel. « L’amichi », « U tempu », « À a scola », « A festa », « A mo vita » en jalonnent les étapes. L’attention studieuse y côtoie une délicieuse malice appliquée aux difficultés de l’analyse linguistique ramenée, dans le savoureux poème « A frasa », à la familiarité des choses domestiques :

V'aghju da dì una cosa
Chì si passa in una casa
Una casa generosa
Chì tutti chjamemu frasa.

Custì cummanda u sughjettu
À unu o parechji verbi
Ch'ùn li mancanu rispettu
Puru essendu nantr'à nerbi.

I verbi sò più cuntenti
Quandu venenu ingiru
i s'amichi cumplementi
Mentenendu u so rispiru.

In u gruppu numinale
Hè u nome upatrone
Hè quellu chì conta è vale
È ch'à stu gruppu impone.

Da ch'a maiuscula hè posta
A frasa, sin'à u puntu,
À riceve hè disposta
È à tutti dà appuntu.

Ainsi, pour peu que le lecteur accorde son attention à cet aspect de l’engagement linguistique, culturel et citoyen d’un jeune insulaire, typique de l’esprit et de la foi d’une génération, l’expression en langue corse ne saurait traduire autre chose qu’un projet d’avenir collectif.

In cor’di Cirnu 

Carlu PIRODDI de Tarranu, né dans l’Alisgiani il y a près de 87 ans, partage cette foi en l’avenir de la langue et de la culture corses. Il appartient pourtant à une génération dont l’inspiration est d’ordinaire plus tempérée, voire entravée par une nostalgie plus ou moins lourde. Son recueil rassemble plus de soixante compositions poétiques dont certaines comptent plus de quinze strophes. Cette facture apparente l’ensemble à la technique de l’improvisation traditionnelle que d’ailleurs certaines des pièces transcrivent, dans la thématique mais aussi dans une forme (strophe et mètre) commune à tous les poèmes ici réunis. Trois sections d’importance comparable intitulées « U mio veculu », « A lingua di a puesia », « L’umana isula » recentrent sur un triptyque la problématique d’une identité personnelle et collective qu’évoquent continûment les poèmes dans leur déroulé page après page. Une grande diversité thématique donne à l’ouvrage une triple tonalité. L’évocation mémorielle sous-tend en effet la chronique quotidienne du présent, tout en filant l’expression d’une pensée politique de ses fondements historiques à sa projection dans une géopolitique des îles de la Méditerranée. Cette structure d’ensemble est d’autant plus intéressante qu’elle ne semble reposer sur aucun artifice rhétorique mais sur une indéniable conviction culturelle. Chacune des pensées, émotions et références qu’évoquent ces poèmes trouve sa justification dans la description des personnes et des faits. Tout particulièrement lorsque la référence est celle du terroir, du village, où l’auteur puise son imaginaire, vit et pense le monde et les gens à partir de la pieve de Castagniccia, un observatoire de l’univers et des temps. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas : aucun trait de campanilisme, pas de regret nostalgique, pas de lamentation sur les valeurs d’un passé révolu. Lorsque le poème approche ces références patrimoniales, il semble qu’elles constituent toujours une assise assurée pour l’évaluation du présent et la construction d’un avenir national pour la Corse.

Chì ùn sia fattu di guai

Le troisième ouvrage considéré est le roman de Marceddu JURECZEK. Une oeuvre passionnée, émouvantet, à l’écriture très moderne. On pourrait croire que ce genre n’a pas grand-chose à voir avec l’inspiration, la sensibilité, la verve et l’univers de la poésie dont nous venons de parler. Il est vrai que les portraits des personnages, la construction du récit et le cheminement de l’action narrée imposent au discours romanesque l’invention d’une vraisemblance qui paradoxalement nous rapproche du réel et semble interdire l’évasion du rêve poétique. À ces considérations génériques s’ajouterait la préférence pour le français, tenu pour une langue mieux outillée pour cette construction selon un stéréotype encore assez vivace,  et par ailleurs plus abordable pour un lectorat qui n’est guère habitué à la lecture du corse.
Or à propos du choix du corse pour la rédaction de son livre, Marceddu JURECZEK, présent durant l’échange, fait état de son embarras pour l’écriture littéraire en français. « Mon français me paraît « corseté » dit-il. Dans cet ouvrage, cette option majoritairement corsophone se révèle particulièrement heureuse puisqu’elle entraînera la juxtaposition des deux langues en quelques passages déterminants pour une action qui suit l’enchaînement des événements dramatiques de Bastelica-Fesch. La distribution du corse et du français recoupe alors la bipartition des enjeux (état-nation français d’une part, nationalisme corse à l’opposé) qu’elle incarne et spectacularise dans la scénarisation d’un impossible dialogue et sa conclusion tragique : plusieurs victimes sont abattues lors des affrontements
Les 19 chapitres de ce roman de 187 pages relatent l’histoire d’Andria qui revient à Aiacciu après dix ans d’absence, sans avoir ni souhaité ni réfléchi ce retour. Cet événement coïncide avec l’enterrement de son père car le parcours de la décennie écoulée est pour le jeune homme d’abord marqué par la mort de la mère, l’éducation assurée par la tante Cuntessa, et pour finir la rupture avec le père coupable de maltraitance envers son fils. Une formation universitaire conduit Andria à un poste d’enseignant de français dans la région parisienne. S’ensuit une vie épanouie dans la capitale et désormais marquée par une liaison homosexuelle avec Yacine. Le moment du retour est tout entier marqué par la présence de l’image paternelle flottant au-dessus du cadavre dans la chambre mortuaire, les retrouvailles avec la cité et la vie ajaccienne et l’apparition intermittente d’autres paysages. Ceux-là nous orientent vers la campagne, suggérée par de brèves mais fortes notations poétiques et en particulier le sentier qui longe l’écoulement du fleuve et que l’on remonte enfant en compagnie de son grand-père, et de son père parfois, lorsqu’il n’est plus incarcéré pour des actes terroristes et que la main qu’il pose sur votre épaule vous rassure et vous réconcilie avec une image tutélaire n’inspirant d’ordinaire que terreur et répulsion.
Le temps de son enfance n’a en effet laissé à Andria que les souvenirs douloureux d’années de soumission et de châtiments physiques car il est le fils d’un militant nationaliste résolument impliqué au cœur même de la tragédie de Bastelica-Fesch. L’homme s’est toujours montré inflexible pour tout ce qui fait la dignité de la nation corse, et la noblesse des comportements qui sont réputés en composer le code d’honneur et en tout premier lieu, la pratique de sa langue.
La narration joue sur les différents niveaux d’une chronologie accélérée au rythme des événements de la crise politique, et freinée bien souvent par la description des rues et des aspects d’une ville qui se montre alors comme le palimpseste présent d’une riche histoire faite surtout d’un esprit et d’une culture populaires. Par-delà les mutations d’un paysage urbain, elle reste gravée dans les ruelles, sur les murs, dans l’euphémisme espiègle du nom corallien du réseau des égouts à l’ancienne. Elle sommeille aussi parfois, sur le ronronnement d’une portée de chatons nouveau-nés, dans l’ombre d’un néflier d’une cour intérieure. Tant il est vrai que la culture persiste et s’enracine dans le présent aussi, malgré les désordres et les bouleversements de toute sorte.
Pour finir Andria va redécouvrir avec étonnement la foule venue pour les obsèques du père. Il y retrouvera des attitudes et des mots en apparence superficiels et vains car confondus avec les conventions des rites d’une sociabilité issue de la tradition et de l’habitude, bien qu’il ait rompu avec les traditions religieuses et malgré ce qu’il conserve d’une croyance en la présence sépulcrale des morts aux côtés des vivants. Il ne tarde pas à se sentir gagner par une étrange paix totale qui s’étend jusqu’à un ciel tel qu’il n’en a jamais vu sur le continent. Puis son regard s’élève jusqu’aux faîtes des toits, avant de s’arrêter sur le vieux pont d’où partent les chemins non balisés. Soudain, l’invitation d’un des siens le retient ; ce seront des retrouvailles sans hypocrisie ni lamentations et, pour tout dire, la joie d’être parmi les siens.
C’est alors que l’attention d’Andria se porte sur la banalité des paroles échangées. Elles ne lui apparaissent plus comme des platitudes ou des formules d’évitement mais au contraire comme l’acceptation de l’ordre naturel des choses de la vie. Une sorte d’art de vivre concrétisé par des gestes simples mais si symboliques… En particulier si on les rapporte aux relations de refus du père qui ont jusqu’alors marqué sa vie. Et revient l’image lumineuse de toujours: le chemin qui mène au fleuve où père et fils s’en vont pêcher la truite…
Ce roman est aussi un conte pris entre temps présent et passé, nostalgie, espoirs et déceptions, cris d’indignation et de révolte. Des pleurs aussi, mais contenus, sans l’hyperbole de la lamentation. Un récit où se croisent le moment présent de la narration principale, le vécu ancien du héros et des événements révolus –Bastelica-Fesch et ses conséquences- mais déterminants pour l’histoire de la Corse et de son peuple. Une opposition entretenue d’un bout à l’autre du récit. Si bien qu’opposition et contraste paraissent constituer la structure même du roman: déchirure de la relation entre un père militant et un fils qui a tenté de faire table rase de sa culture pour chercher la liberté hors de l’île. Une tentative bien illusoire lorsque se fait entendre le chant de la poésie, l’appel enchanteur du trou d’eau où l’on va, père et fils, dénicher la truite sous les galets dans le fleuve.
À croire qu’il suffirait d’une scène mi-réelle mi-rêvée, un doux songe poétique et lancinant pour effacer tous les échecs. Collectifs et singuliers. Une leçon de la culture corse ?

Trois ouvrages bien différents les uns des autres, mais dont la profondeur créative qui incite à leur rapprochement ne manque pas de démentir ceux qui s’empressent de proclamer la mort de la langue corse, l’abandon et l’inutilité dont elle pâtirait.

La discussion qui a suivi l’exposé a permis d’approfondir, de discuter et d’illustrer d’exemples plus nombreux les propos du conférencier. La ressource de la traduction a naturellement été évoquée notamment avec la participation de Stéphanie PADOVANI, conseillère pédagogique à qui l’on doit plusieurs traductions de livres pour enfants de l’italien au corse. On a aussi abordé la question du contact des langues corse et française. Celle-ci pourrait en théorie qui pourrait offrir, comme dans les situations créoles (cf.Chamoiseau, Confiant) des perspectives pour la création insulaire, mais en Corse, la connotation de dérision semble ne pouvoir engendrer que des pièces d’un genre mineur.
Lorsque par ailleurs l’échange revient sur la réalité éditoriale, les participants s’accordent à reconnaître qu’il est aujourd’hui impossible de soutenir la création par une édition uniquement financée par les ventes et la distribution dans le circuit commercial de l’édition.
Une remarque a encore fait rebondir la réflexion avec la participation active de l’auditoire.
Achille MARTINETTI, maire de Bucugnanu, a rappelé que la plupart des romans de Jérôme FERRARI, quoique écrits en français, renvoient à un univers mental et culturel authentiquement corse. On voit par là comment l’attribution du qualificatif « corse » ne saurait se limiter aux seules productions en langue corse. Il a aussi signalé en parallèle comment A Barca di a Madonna de G.Thiers fait écho à un événement sociopolitique et religieux de l’Après 39-45. Le passage de Notre-Dame du Grand Retour à Bucugnanu a alors suscité en particulier le témoignage du public d’une comédienne d’Aiacciu qui était une enfant en 1947. Une conclusion du plus grand intérêt dans un climat d’échange et d’émotion.

N.B.On trouvera en annexe quelques documents concernant les ouvrages de Raphaël CONFIANT et G.THIERS