Fabien LANDRON
Teatru
Testa di Ramu/e/e
(Gabriele Benucci/Andrea Gambuzza, Ghjacumu Thiers – « Quaterni teatrini » Albiana - CCU)
ou la “Méditerranéité” en trois textes
Fabien Landron, Università di Corsica Pasquale Paoli, UMR CNRS 6240 LISA
C’est le 10 novembre 2015, à l’occasion d’une stonda culturale organisée par le Centre Culturel Universitaire de l’Università di Corsica, qu’était présenté un livre édité dans la collection des « Quaterni teatrini » de la maison d’édition Albiana en collaboration avec le CCU. Ce remarquable ouvrage rassemble trois versions d’un même texte de théâtre, Testa di Rame (ou Ramu), en trois langues : la langue corse, l’italien standard et le dialecte livournais. Si le texte initial (en livournais) a été écrit par Gabriele Benucci et Andrea Gambuzza, la traduction en langue corse a été assurée par le Professeur Ghjacumu Thiers. À la fin de l’ouvrage figure un texte inédit, joué pour la première dans une version non-définitive par la troupe du Teatrinu au cours de cette stonda culturale : Sottu à l’acqua de Paulu Michele Filippi, une comédie – « un intermède », selon les termes de l’auteur – inspirée de la situation évoquée dans Testa di Rame.
Nos propos se réfèreront principalement à Testa di Rame, que nous entendrons bien sûr comme œuvre de théâtre, comme spettacolo teatrale vivant, mais aussi comme “projet global”, à travers ce magnifique objet-livre qui offre une expérience de lecteur tout à fait originale autour d’un dialogue entremêlé entre trois langues : le corse, l’italien et le livournais. La présentation de l’événement sur le site internet de l’Università évoquait « de belles ressources pour la coopération artistique et historique entre les deux rives ! » Nous ajouterons à ce projet réjouissant l’adjectif “linguistique”, tant cet aspect nous semble prégnant dans l’approche d’un triple texte faisant écho aux similitudes de l’Histoire et des histoires des deux régions méditerranéennes que sont la Corse et la Toscane (et, plus précisément, l’îlot linguistique et culturel que peut représenter une ville comme Livourne).
Les modestes propos de cette communication ne sont pas ceux d’un linguiste, ni d’un spécialiste de théâtre, au sens scientifique des termes. Néanmoins, ils sont ceux d’un enseignant d’italien formé comme un linguiste, d’un insulaire, d’un Corse, d’un chercheur en études italiennes, spécialisé dans les Arts (le cinéma principalement), d’un auteur d’ouvrages bilingues qui s’est posé (et se pose encore) de nombreuses questions quant aux choix de traduction de termes et d’expressions d’une langue à l’autre, impliquant de facto l’idée de la réception par un public francophone, italophone ou corsophone. Les point que nous aborderons serviront peut-être de début à une réflexion plus approndie sur le formidable objet qu’est ce recueil de textes en langues différentes (…mais le sont¬-elles tant que ça ?).
En effet, cet aspect, compte tenu des enjeux actuels (politiques, linguistiques, culturels, intellectuels) en Corse, nous semble tout à fait essentiel car ce livre multilingue convoque notre “méditerranéité”, c’est-à-dire, en d’autres termes, l’ouverture naturelle de l’insularité à l’Ailleurs et à l’Autre. C’est, d’une certaine façon, une “italianité” non polémique de la Corse, qui n’écrase pas les singularités linguistiques, culturelles, historiques, etc. mais, au contraire, valorise les différences et, plutôt que de les opposer, les lie, les maille, les insère dans un continuum où le dialogue entre les langues est au cœur de la question. Et cela pose un “problème” (le terme, négatif, est sans doute mal choisi)… d’identité. Pour reprendre les propos du Professeur Ghjacumu Thiers dans un essai qui a beaucoup compté dans l’Histoire de la sociolinguistique en Corse et en Méditerranée, Papiers d’identité(s) : « c’est un paquet encombrant, l’identité. » « Encombrant », sans doute, mais pas forcément problématique (et nous reviendrons plus tard sur la notion « positive » de l’échange entre les langues). Plus loin, voilà ce qu’on peut lire, à propos de la problématique de la langue italienne vis-à-vis du corse : « Pour ma part, j'estime qu'il y a là une référence capitale pour le dynamisme de la question identitaire corse. C'est d'abord pour elle-même que la connaissance de l'italien doit être développée en Corse. Une série de facteurs convergents (effacement des séquelles de l'occupation fasciste, développement des échanges culturels et universitaires, jumelage de villes, intégration réussie des immigrants venus de la péninsule italienne) renforcent progressivement l'ancien prestige de la langue aux yeux de la population corse. On perçoit nettement la levée des obstacles qui empêchaient les générations précédentes de comprendre et/ou de reconnaître l'intérêt primordial que représente pour la Corse le voisinage immédiat d'une civilisation à l'héritage grandiose. » L’ouvrage dont il est question – cet objet-livre mêlant langues italienne, corse et livournaise – nous semble correspondre parfaitement à la fameuse « levée des obstacles » qu’évoquait le Professeur Thiers.
Concernant la question de la traduction du texte initial dans une autre version, il va sans dire que le processus de réécriture du texte en corse n’est pas simplement une opération de traduction d’une langue A à une langue B. Il prend en compte l’aspect culturel, historique, sociétal de deux réalités différentes géographiquement et paradoxalement similaires : la libération d’un port méditerranéen (celui de Livourne ou celui de Bastia, selon le cas et le texte) par des palombari (en italien) ou scafandrié (selon le gallicisme présent dans la langue corse). Et pourtant, le propos reste le même. Voilà donc un magnifique symbole de la proximité entre deux cultures (et le terme englobe différents aspects : sociétal, humain, linguistique, etc.) qui tient compte tout autant des spécificités locales. Mais qui n’empêche pas le dialogue interculturel dans l’aire tyrrhénienne, bien au contraire !
D’ailleurs, la réunion des trois textes dans un même ouvrage autorise une expérience de lecteur tout à fait originale puisqu’elle permet de découvrir le récit théâtral à travers la lecture des trois textes en alternance – un passage en corse, puis en italien, puis en livournais – sans véritable problème de compréhension. Les textes, malgré leurs différences, peuvent s’entremêler, s’enlacer, pour ne faire qu’un.
Il est intéressant également d’observer le montage du livre : le texte en italien est au centre, comme encadré par les textes des langues minorées (le corse en premier, le livournais en troisième). Comme nous le savons, l’usage des langues régionales est répandu en Italie et celles-ci cohabitent relativement sans difficulté avec l’italien standard car le locuteur maîtrise très souvent les deux langues en présence. Les parlers régionaux sont néanmoins considérés comme des langues minoritaires vis-à-vis de l’italien moderne dont le rôle a été d’offrir une unité à un pays qui n’existe finalement que depuis un siècle et demi. Bien sûr, d’un point de vue technique, un dialecte local peut être classé comme une langue. La différence souvent opérée entre les deux termes tient à la reconnaissance politique : une langue serait, en quelque sorte, un dialecte qui a politiquement réussi. Et donc, l’accession d’un dialecte au rang de langue serait arbitraire et résulterait de facteurs politiques plutôt que linguistiques.
Et puisque l’on parle de diglossie : que représente la coprésence d’une langue dite “haute” – ici l’italien standard – et d’une langue mineure (le livournais) ? La pièce écrite en livournais est la preuve que la maîtrise des deux systèmes linguistiques est encore attestée chez la majorité des habitants : le dialecte est encore fréquemment parlé dans les interactions quotidiennes de la sphère familiale ou privée. Au niveau de l’écriture du texte et de sa réception par un public, l’usage de la langue dite minorée répond au besoin d’interaction avec le récepteur sans recours à un filtre intellectuel artificiel ou inutile.
Dès lors, la maîtrise (active ou passive) de la langue régionale apparaît ainsi comme un élément constitutif de l’identité régionale. A ce sujet, nous pouvons citer Nello Bruno, enseignant de langue sarde de 1996 à 1999 :
Le besoin linguistique est, parmi les besoins de la personne, un besoin primaire totalisant parce qu’il réunit en soi le besoin d’appartenance à un groupe, d’autoaffirmation, d’identité, d’estime de soi, d’intégrité, de compréhension et de connaissance du monde, de mémoire, de communication et de socialisation.
Nello Bruno parlait, dans ce cas, de la langue sarde. Mais cela semble s’appliquer aux parlers de l’aire linguistique romane. La langue régionale peut ainsi devenir, pour chaque locuteur, un symbole ostentatoire de l’appartenance à un groupe et une affirmation de sa diversité face à l’Autre. Dès lors, sauver la langue de l’oubli peut être le prétexte d’une série de débats et de mesures visant à indiquer la langue comme marqueur de l’identité de tout un peuple, au-delà de la fragmentation dialectale pouvant apparaître comme un frein à l’unité. À ce propos, Nello Bruno ajoutait :
Nous croyons en la langue comme lentille focale de la culture et de l’identité d’un peuple. Un peuple qui perd sa langue perd irrémédiablement son droit à s’appeler de cette façon. C’est la langue qui véhicule la culture et le savoir d’un peuple.
L’enseignant cite aussi le « besoin de langue », preuve de l’existence d’un peuple et qui porte le débat concernant le bilinguisme sur le terrain politique. L’usage des langues minorées répondrait à une volonté d’authenticité qui pourrait aussi servir un message plus “politique” sur la vitalité et la sauvegarde nécessaire de l’idiome régional.
La langue régionale donc fait partie du patrimoine ; elle est un élément affirmé de la corsité, de la toscanité. Elle peut être un élément de reconnaissance de la part du spectateur car elle permet de placer l’œuvre dans une aire géographique et linguistique bien définie, accentuant le caractère régional de l’œuvre. Le choix du livornese (puis du corse) rend plus “vraie” l’histoire qui, par définition, est reconstituée. Et au sujet des choix “régionalisants” dans l’écriture et du dialogue entre les langues, les subtilités linguistiques dépassent le simple fait de langue : l’expression « Maremma Maiala » (en livournais, à la page 115) devient « Porca miseria » (en italien, à la page 67 et en corse, à la page 19).
Cette expression toute toscane fait référence au littoral du sud de la Toscane, la Maremma. Ce n’est pas un blasphème, mais certaines sources affirment que le terme Maremma remplacerait Madonna. Nous pouvons cependant remarquer un usage intéressant d’un régionalisme qui ancre le discours dans une aire géographique déterminée tout en l’enrichissant. Ce sont ces subtilités que l’échange entre les langues nous fait comprendre. Une autre piste de réflexion pourrait être la présence, dans la pièce, d’une tirade autour de l’exclamatif régional « Deh ! » qui engage un discours sur l’emploi d’expressions intraduisibles et pourtant à elles-seules riches de sens.
La langue régionale signifie également la prise en compte des pratiques langagières réelles et donc de l’alternance langue régionale/langue standard dans une situation diglossique non conflictuelle. La langue régionale serait donc la langue de la transmission, de la communication directe et affectée. Elle serait admise communément comme “la langue du cœur” facilitant les confidences, face à une norme standardisée plus froide et artificielle pour les locuteurs natifs des zones à l’identité régionale fortement marquée. La langue régionale, la langue “populaire” (dans son sens premier) est celle de la confiance que l’on accorde à l’interlocuteur et elle invite à la familiarité, et facilite l’ironie, ou la macagna dans le texte en corse, notamment dans des contextes dramatiques. Le choix d’un texte originel en livournais, mais aussi celui d’une traduction en corse étaient donc appropriés. Cet effet prend donc en compte la présence d’une instance spectatorielle mais aussi l’empathie que cette dernière peut éprouver vis-à-vis d’une des personnages de la fiction. La complicité entre le public au sens large, qu’il maîtrise ou non la langue régionale garantit « l’établissement entre le destinataire et l’un ou l’autre personnage d’un courant de contiguïté », comme l’affirme (certes à propos du cinéma, mais l’observation vaudrait tout autant pour le théâtre) l’universitaire Jean-Pierre Esquenazi. Celui-ci indique également que l’une des conditions « de l’appropriation du récit par le destinataire est liée à la relation privilégiée que ce dernier doit nouer avec l’un des personnages (ou parfois avec un ensemble de personnages) pour se sentir directement affecté par le récit, y être effectivement sensibilisé. » Cela indique la dimension interactive de la lecture du film, à travers la prise en compte d’un spectateur-récepteur. L’un des intervenants, lors de la stonda culturale, disait d’ailleurs que : « U teatru hè fattu pè esse ghjucatu, micca pè esse lettu. »
Pour autant, raconter/jouer en langue régionale pourrait constituer une limite à l’accessibilité de l’œuvre. Mais nous croyons que son usage, dans une pièce, par définition “jouée” ne limite pas a priori la portée du texte ou de la pièce au seul public qui la comprend. Les questions qui en découlent seraient : quels sont les liens entre texte et jeu théâtral ? Comment la langue écrite devient discours oral ? Qu’est-ce que cela apporte ou enlève au texte initial ? Sur la quatrième de couverture du Quaternu teatrinu, nous lisons : « un testu di teatru hè un testu strosi, t’hà u statutu di un scrittu destinatu in fattu à esse parlatu, un scrittu in aspettu di una voce, un fiatu, un ritimu. » À cela s’ajoutent le jeu, l’occupation de l’espace, le renvoi virtuel ou physique au public. Et c’est de cette interaction, de ce travail collectif, de cette choralité, que naît la magie de la transmission où la langue n’est qu’un vecteur parmi d’autres. L’auteur de la pièce délègue à ses comédiens (mais aussi au metteur en scène) la transmission de son propos (dans une langue, qu’elle soit nationale, régionale, locale, voire étrangère) à un public. Une dernière question s’imposerait donc : à quel public ce livre s’adresse-t-il ? À un public corse, livournais, italien ? Tentons une parade et disons qu’il s’adresse au... Méditerranéen qu’il y a en chacun de nous.