VOILÀ LA QUESTION

Rosa Alice Branco

 

Je me rappelle surtout de la gare avec le brouillard des sens, si tôt le matin. Les gens s’accoudaient dans la cafétéria autour des tasses bouillantes. Pourquoi étais-je là, à cette heure, mélangée à toutes ces odeurs du petit matin, pourquoi ce jour-là ?

Un appel tardif trois jours auparavant, un ami d’un ami, un poète qui ne connaissait rien et personne à Porto, si je pouvais, oui, bien sûr.

Comment se reconnaître dans cette gare, parmi tous les arrivants. Que porter ?

- Je porte une question.

- Moi, pas de réponses.

 

Ce matin-là, j’étais un peu inquiète. Le train faisait ses derniers pas dans la ligne numéro 7. Sa question, serait-elle reconnaissable ?

Mais oui, il était là avec son chapeau et sa gabardine grise, très maigre, des lunettes et une moustache. À première vue, il aurait pu être n’importe quel fonctionnaire public, comme ceux qui peuplaient cette heure, mais sa question, bien logée dans la partie gauche de son cerveau, se donnait à voir comme un nénuphar.

Je me suis déguisée parmi la foule. Je me demande si je voulais seulement me préparer pour ses pétales ouverts, ou si j’étais un peu troublée par le fait qu’il aurait pu reconnaître parmi les réponses que je ne portais pas, les réponses semées en vrac dans mon corps.

Soudain, une main sur mon épaule m’a fait retourner.

- C’est bien vous !

- Puisque vous le pensez.

 

Tout au long de ces jours, j’ai compris bien des choses, surtout que je ne comprenais rien de ces choses que je pensais avoir si facilement comprises. Je me disais que c’était à lui de comprendre et pas à moi, que je ne jouais aucun rôle dans sa question, mais n’y a-t-il pas toujours en nous une question cachée, même dans l’abîme des parties endormies ?

Nous étions tous les deux penchés sur le fleuve, ce beau Douro qui traverse ma ville et il me posait des questions sans réponse. Comment lui expliquer la lumière sur le fleuve, pourquoi elle est toujours changeante, pourquoi le visage des pêcheurs, cette brillance souffrante.

Nous écoutions le bruit des petits bateaux qui partaient vers la mer avec une petite lampe dans leur queue comme des lucioles marines, et je me rappelais des femmes des pêcheurs englouties par leurs maisons, femmes inclinées vers le sol, vers les poissons : seules leurs écailles brillent dans la maison, seul encore frais le sang dans leur corps, et pourtant morts.

Tout ce que j’éprouvais, parce que je l’avais vécu depuis toujours, comment l’expliquer à cet homme caché dans sa gabardine grise,  avec son immense cerveau vide d’émotions et plein de nouveautés ?

Je reviens aux femmes toujours en noir, mais comment lui faire sentir leur tristesse de la mer dans le défi de leurs hommes ? Chaque nuit ! Lui dire que ce n’est pas pour elles que les bateaux partent et qu’ils reviennent à l’aube ; qu’elles sont plus effacées que la craie sur le tableau noir, où les enfants viennent apprendre ce qu’elles ne peuvent pas leur donner.

 

Il me disait qu’un seul nom ne suffisait pas pour tout ce qu’il ressentait. Un de ces jours il s’était présenté à mes amis comme Alexandre Search.  Toute la soirée il avait parlé de la mort et il avait avoué qu’il était «comme un aveugle enchanté par la beauté», «un étranger toujours où je serais».

Et hier, il s’appelait Ricardo Reis. Assis sur l’herbe de la forêt, il me disait :

- N’entrelaçons pas nos mains. Ne perturbons pas la nature. Est-ce qu’il y a du désir dans la nature ? Viens, assieds-toi  simplement  auprès de moi et écoutons.

Et pourtant il  n’écoutait rien, sinon sa ferme volonté d’écouter.

Quand nous nous promenions sur les rochers devant la mer, les palmiers ouverts comme des branches d’oiseaux sur l’embouchure du Douro, il me disait :

- Je suis cette pierre, ce palmier. N’interroge jamais le bruit de cette vague, la forme de cette goutte d’eau. Les choses sont ce qu’elles sont et c’est comme ça qu’elles doivent être, parce qu’elles le sont.

Ce jour-là, il s’appelait Alberto Caeiro. Il m’a dit, presque en silence, que Caeiro était son maître, car il était le seul qui ne posait pas de questions. Il était dans le monde comme une goutte dans la mer. Et puis, soudain, il me demanda :

- Ce fleuve est très grand, n’est-ce pas ? Tu m’as dit qu’il naît en Espagne. Sais-tu quelle est la date de son anniversaire ? Le fleuve de mon village est bien plus beau que celui-là, car il est simplement le fleuve de mon village.

 

Quand il a commencé à se faire appeler par tous ces noms, comme Alexandre Search, Ricardo Reis, Alberto Caeiro, ou Álvaro de Campos (qui se disait ingénieur), je pensais qu’il était complètement fou, et en même temps, j’éprouvais une sorte de fascination pour cet inconnu, toujours plus inconnu, comme s’il était vraiment l’autre, la troisième personne du singulier en personne. Je voulais le percer, ouvrir avec mon bistouri cet être-là, anonyme. Maintenant il était devenu la question que je ne tenais pas dans ma main. Et pour être juste, je ne pouvais pas dire, simplement, que tous ces noms qu’il s’appropriait, et tout ce qu’il disait, étaient des mensonges. Mais c’était comme si en disant  : - Je suis cette pierre -, il pouvait entrer dans le  cœur des choses, éprouver les sensations du palmier penché sur l’embouchure du Douro.

Sa raison lui disait que ce n’était pas par la raison qu’il pourrait rejoindre les choses qu’il voyait. Et il avait raison, comme toujours. Il savait tout, mais je commençais à percevoir qu’il ne pouvait rien ressentir. Il faisait un immense effort pour habiter la transparence du monde qui lui dévoilait tout son opacité.

Je ne fus pas surprise quand il m’a avoué un beau jour, en fumant sa cigarette (toujours sa cigarette) à la table du café, avec son verre (il y avait toujours un verre devant lui) :

- Je ne suis que la distance à moi-même et aux choses.

Et il m’a montré un poème écrit par lui-même (signé par le nom de sa carte d’identité : Fernando Pessoa), où on peut lire dans la première partie :

Tout ce que je pense

Tout ce que je suis

Est un immense désert

Où moi-même je ne suis pas.

 

Je me suis alors rappelée qu’Álvaro de Campos (le crois-je déjà à ce point ?)

m’avait dit :

- Je ne sais pas. Il me manque un sens, un tact pour la vie.

J’ai essayé de penser que tout cela était des artifices de poète et qu’il voulait m’égarer avec tous les visages qu’il m’offrait. Mais je savais aussitôt que je choisissais le chemin le plus simple et le plus stérile.

 

Le dernier jour nous nous promenions au long du fleuve, à la lumière fuyante de la tombée du jour, quand il m’a avoué :

- Álvaro de Campos m’a dit que Fernando Pessoa n’existait pas.

Et, cette fois-ci, je l’ai cru.

Il n’était que l’observateur de lui-même dans la perspective de tous ses noms. Je cachais mes larmes derrière mes yeux, car j’éprouvais son effort gigantesque et inutile pour essayer que les choses le touchassent de leur innocence.

Sa question, c’était finalement comment éprouver ce que la raison lui commandait de ressentir. La question de «Search», celui qui cherche toujours.

Il était venu à moi comme un arrache-cœur qui voulait à tout prix voler mon intimité avec les choses et la faire sienne.

 

Bien plus tard, quand Fernando Pessoa est parti avec sa gabardine grise et que j’ai commencé à lire les poèmes manuscrits qu’il m’avait laissés, j’ai trouvé qu’Álvaro de Campos avait écrit dans la première partie d’un poème :

Je ne suis rien

Je ne serai jamais que rien.

Je ne peux vouloir être que rien.

Cela mis à part j’ai en moi tous les rêves du monde.

 

J’ai compris, alors, que tout ce qu’il n’était pas, il l’avait magnifiquement rêvé, car il était fait de la matière des rêves.

 

Quelques fois, moi aussi, je perds la réalité de notre rencontre à Porto, mais je ressens que s’il n’y avait personne, ce jour-là, à la gare de Porto, et si je continue sans réponses, du moins je porte toujours  sa question, et c’est cette question qui allume ma vie. Alors, est-ce vraiment moi la voleuse ?