DA LEGHJE-1-La Fontaine Neuve et la Vieille Fontaine

DA FIGHJÀ : Intervista G.S.Bartoli –filmettu in facebook.com/ville.bastia

nuvembre di u 2018

 

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 La Fontaine Neuve et la Vieille Fontaine

 

(texte dans : JP.Castellani  et L.Sebbar, Une enfance corse, Ed.Colonna, 2010)

 

Il y avait trop de librairies dans mon enfance bastiaise pour que j’aie pu m’y sentir à l’étroit. Aussi, en dehors des lectures et des jeux violents, mes jours doivent-ils s’être passés à trier ces personnages qui dans mon souvenir peuplent aujourd’hui ruelles et places en arborant une joie de vivre et une détresse que rien dans leur existence, misère ou aisance, ne pouvait leur autoriser. J’ai dû aussi passer bien du temps à reconnaître les espaces des maigres errances qui m’ont mené du labyrinthe des quartiers du centre ville aux promontoires ruraux de E Ville et de La Corniche, vers le Cap Corse. Parfois aussi, quelques expéditions périlleuses jusqu’aux quartiers aux confins de la campagne, à Lupinu, qui ne supportait pas encore l’extension des quartiers sud de Bastia. Lorsque, franchie la vieille bastide, nous pénétrions, la peur au ventre et le défi aux lèvres, dans le fief de San Ghjisè, là-haut nous attendaient les bandes rivales. Les prévenait de nos incursions une population adulte, nostalgique de ses propres combats de rues, et vigilante sur des traditions qui imposaient d’en découdre avec les cagnette di A Piè. Cette dénomination générique confondait superbement les fils des bourgeois établis sur A Traversa et les immeubles cossus de A Piazza San Niculà, avec les garnements qui gardaient la rue, dont beaucoup vêtus de haillons. Oui, à peu près comme dans des faubourgs misérables d’autrefois et des favellas d’aujourd’hui.

 

Le souvenir stylise, effaçant des recoins où pourrissent des immondices que les services de la voirie municipale -deux spazzì seulement munis de rustiques bruyères- avaient depuis longtemps renoncé à supprimer. C’est pourquoi, au moment où la saisit ma mémoire, A signora Fadani ne paraît pas incommodée par l’odeur nauséabonde qui stagne dans notre rue.

Peut-être la personne que je vois emprunter d’un pas fier et décidé la descente de A Funtana Nova  où ma famille « exploitait » –comment le mot ne serait-il pas impropre  ?- un commerce d’alimentation, n’avait-elle que la trentaine dans les années 1950 où mon regard émerveillé l’attendait des heures durant avant l’extase que suscitait toujours en moi son apparition.

Aujourd’hui elle se rend chez Ventimilla, le tapisser-peintre-encadreur. La veille, elle a annoncé qu’elle exposerait l’oeuvre à l’admiration de tout le quartier, mais n’en a pas voulu dévoiler le sujet.

Elle viendrait de La Traverse, autrement dit du Boulevard Paoli, artère principale de la ville, et franchirait Funtana Nò pour descendre au Mercà, sur la place de l’Hôtel de Ville. Elle devait avoir sa demeure -à n’en pas douter riche et élégante- près des fastes surannés mais bien réels de « L’Hôtel de France » dont le directeur, malgré la décrépitude de l’entreprise, portait encore superbement la réputation, par ses manières et les propos élégants -bien que fortement convenus- dont il inondait les passants qui traversaient la portion de trottoir de lauze bleue sise devant son établissement. Un jour où la curiosité avait porté mes pas jusque dans cette portion de territoire bastiais interdite à l’enfant, je crus avoir entrevu un visage de jeune nègre enturbanné sous le porche, dans l’entrée de l’hôtel, mais ce n’était peut-être qu’une de ces statues de faïence qui sont l’icône de l’impeccable service garanti à la clientèle. Oui, elle descend vers A Funtana Nò. A signora Fadani –c’était son nom- fut dans toute la période de mon enfance la seule représentante de cette classe supérieure des sgiò (littéralement, les seigneurs) qui emplissait tous les discours et les conversations des gens comme nous –ceux des quartiers- mais que nous n’avons à vrai dire jamais pu réellement rencontrer, tant il est vrai que le respect dont nous les créditions verbalement se trouvait régulièrement écorné par les anecdotes innombrables et rien moins qu’honorables qui couraient à leur sujet au revers de chaque compliment . Quel que fût le sujet, l’expression « Pidochju rifattu » venait invariablement énoncer le jugement général du collectif sur l’individu en question. Ni u sgiò Fraticci, chapelier élégant mais aux moeurs douteuses et à l’origine incertaine, ni A signora Lonnet n’auraient pu soutenir publiquement la mise en cause d’une aristocratie qu’ils ne revendiquaient pas explicitement mais qui un jour s’était établie, on ne sait trop comment, dans la rumeur. A bien y repenser je remarque aujourd’hui qu’on nommait Françoise Lonnet Madama Lonnet plus souvent que A signora Lonnet, l’écart dans la synonymie indiquant très nettement la distance sociale entre la supériorité alléguée et la position constatée de facto. Françoise Lonnet exerçait en effet, de toute évidence olfactive, une activité liée à la gestion d’un élevage de bovins rue de l’Impasse -car il y avait encore, à l’époque, quelques champs, jardins, étables et cabanes d’ouvriers agricoles en pleine ville. Les vaches des  Lonnet paissaient donc paisiblement du côté de la caserne de gendarmerie Sainte Ursule, entre la Traversa et le quartier de A Marina, sans se soucier des prétentions de classe de leur propriétaire qui s’en venait faire ses emplettes coiffée d’un petit chapeau rond de feutre gris, piqué d’une plume d’aigrette et orné d’une voilette à mouches vaporeuse et coquette qui ne parvenait pas à atténuer des effluves tenaces de bouse épaisse et bien grasse épandue dans cette enclave de pâturages bastiais.

Du même pas rapide et assuré, A signora Fadani progresse dans sa descente vers les quartiers populaires de la ville. Elle longe d’un côté les grilles de la Pension Emmanuelli dont les hauts murs et les glycines entrelacées dissimulent aux regards de la rue la vie bien normée d’une institution réputée dans tout le département pour ses bonnes manières et l’excellence de ses résultats obtenus à l’examen du Brevet d’Etudes du Premier Cycle du Second Degré. Elle néglige, sur le trottoir d’en face, l’attitude de la rousse et plantureuse coiffeuse qui la salue d’une sobre inclinaison de tête pour, une fois la dame passée, s’épancher en commentaires aussi sonores que le vacarme d’un quartier animé des mille voix d’une gouaille populaire, trépidante et mal arraisonnée à la vie d’une ville que les discours de ses édiles prétendent élégante et policée. Elle laisse sur sa droite le dédale des ruelles qui de A Funtanichja partent à l’assaut de la vieille ville, Terranova, où grouille une population miséreuse, et toujours prête à cacher sous les lazzis et la macagna, les sombres tragédies de ses immigrations, les infirmités et les malheurs nombreux de sa vie insalubre. Elle ne voit même pas, sous le platane luxuriant du « Bon Pinard », la statue obèse et informe de Ochjibullitu, un ancien marin qui s’est échoué là et que toute la rue a pris en charge sans ostentation. Les aventures de ses escales planétaires ne sont rien à côté de son dernier tour de force. Au terme d’un de ces paris que la clientèle multiplie pour oublier la lourde mélancolie de ses jours sordides, l’aveugle vient en effet d’avaler trente oeufs à la coque, sans laisser paraître le moindre embarras. S’il pleut, on se mettra à quatre pour le rentrer, sur sa solide chaise, à l’abri de la cantine. Elle laisse donc sur sa droite tout mon quartier, sa chronique et ses personnages que mon souvenir aujourd’hui ne détaillera pas. J’ai trop peur que mon lecteur n’y voie que la corsisation bastiaise d’une littérature mondiale où la vie des villes est pittoresque, truculente et trempe dans la misère.

Elle ne regardera pas les tapis du marchand juif, n’entrera pas dans le fournil des Forest, ne s’attardera pas chez le matelassier pour prêter l’oreille aux racontars qui courent à propos de la cantine que tient Mariuccia ; j’éprouve de l’émoi quand une de ses serveuses entre dans notre épicerie et c’est moi qui veux la servir.

Elle passe devant l’Alimentation François Thiers qu’elle salue d’un hochement de tête, promesse d’une visite qu’elle rendra tout à l’heure, en revenant du Marché. Carrughju Napuleò, elle oubliera d’acheter un verre de jujubes à l’infirme de guerre qui réchauffe deux moignons étalés au soleil ; de s’arrêter chez le glacier toscan qui, en hiver, comble les trous en vendant des lupins grillés et, brûlante, de la tourte de pois chiches qui vous grille le palais ; de donner la pièce au vieil Auvergnat, l’artiste barbu qui gratte son banjo désaccordé pendant que sa compagne, coiffée d’un énorme béret basque de l’époque de la Guerre, tend la sébile en glapissant un air des années 1920 d’une voix improbable.

Elle reviendra en fin de matinée. Elle tire de son sac un cadre tout doré. Elle s’est fait tirer le portrait chez Catani et Ventimilla l’a encadré. Elle jouit de la surprise qu’elle provoque en exhibant l’oeuvre. Les adultes font cercle avec admiration. Au-delà des mots. Elle seule parle, commente, explique sans fausse modestie. Je ne comprends pas les mots qu’elle dit. Je jette un regard par dessus une épaule d’adulte. C’est bien elle, dans une pose de dame et sans chapeau. La chevelure lâchée. Elle a le sourire noble, le regard profond et le front immense. A signora Fadani me paraît satisfaite de l’effet qu’elle a produit. Toute l’épicerie se tait, déférente et ravie sous les chapelets de figatelli pendus au plafond. Moi, je ne comprends pas vraiment pourquoi, mais je suis content moi aussi. Je regarde avec volupté. Je ne sais pas pourquoi la dame parle d’opéra. Je crois bien qu’on évoque les soirées du Théâtre d’avant les  Bombardements de 1943. Elle prend une pose, superbe et vulgaire, que je reconnaîtrai un jour dans la Chanteuse au gant de Degas. Je ne sais plus si elle a chanté ce jour-là...

A signora Fadani a relevé son face-à-main qui pend au bout d’une longue chaîne d’or et bat les plis de sa jupe de taffetas bleu-nuit, déplie les deux verres du lorgnon rabattus l’un sur l’autre, le porte à son œil droit en fronçant fort le sourcil et se met à scruter l’énorme tranche de gruyère. Elle soulève la mousseline, puis de l’ongle long du petit doigt, elle découpe lentement une carotte dans la pâte du fromage, la porte à sa bouche... Je regarde du côté de mon père. Je crois qu’il n’a pas vu.

 

Les bourgeois des champs n’ont pas la désinvolture futile des bourgeois des villes. A L’Alzetu, au-delà de A Funtana vechja où une bouche de satyre prodigue l’eau de A Piattaccia dans les fougères tremblotantes et le cresson bleu, a signora Paulina est l’âme maîtresse du hameau des sgiò. Dans mon enfance, je ne lui ai jamais remarqué un nom de mari. Elle possède la plupart des terres qui plongent vers la mer jusqu’au-dessus de Petranera. Vers le Pignu, son patrimoine s’étend presque jusqu’aux Nivere, les glacières où l’on a conservé longtemps la glace pour les rafraîchissements des Bastiais aisés. Mais chez A signora Paulina la vie n’est pas moins austère que chez ses fermiers. Je n’ai jamais su si l’existence l’avait vouée à la lésinerie ou à la tristesse. Ce doit être au fond un peu la même chose : j’ai toujours entendu dire que, jeune, elle avait aimé un pâtre charmant et que la famille avait obligé le berger à s’exiler.

C’est sans doute pourquoi, en promenade sur la route de La Corniche qui surplombe Bastia,  j’ai si souvent rencontré la vieille femme regardant vers le large, derrière Capraia, L’Elba et Monte Cristo.

Des bateaux chargés de rêve ont toujours longé le littoral bastiais. Je ne crois pas qu’elle ait pu un jour s’y embarquer.