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Francese

LITERATURA E SUCETA: Mediterraneu è identità

L'accent du voisin: colloque Université Euro-arabe, Carghjese, 1996

Je suis né en Europe lorsque l’Europe n’existait pas. Dans la maison familiale à Bastia, sur le balcon du 5e étage d’un immeuble qui surplombe le boulevard Paoli, on voit encore sous le renflement d’une gouttière, l’inscription suivante tracée par une main enfantine à la mine de plomb: « Souvenir du 8 mai 1945; l’Allemagne a capitulé ». Capitulé... C’est un mot bien terrible, plein de bruit et de fureur, et qui traîne après lui des échos de naufrage, puis le silence.
En ce temps-là, l’Europe n’existait pas. Il paraît qu’elle s’est construite depuis, mais d’autres prétendent qu’elle est morte et certains croient qu’elle n’en finit pas de naître... En tout cas, lorsque j’entends parler d’Europe aujourd’hui, je ne tarde pas à entendre aussi parler de l’Allemagne. On craint généralement que l’influence de celle-ci ne devienne prépondérante dans l’Europe de demain, avec les pays du Nord, l’ancienne Tchécoslovaquie et la Pologne qui risquent de tomber entièrement sous son contrôle. La France, l’Italie et l’Espagne manifestent l’intention de contrarier cette pespective défavorable pour elles; l’un des moyens envisagés est la création d’une véritable politique au sud de l’Europe.

C’est ainsi que dans les discours qui parlent des espaces où nous vivons, nous qui nous disons Méditerranéens, nous remarquons que beaucoup de gens disent « l’Europe du Sud » là où les organisateurs de ce colloque disent « Méditerranée ». Souvent aussi on borne cette Europe méridionale aux terres continentales situées au dessus des colonnes d’Hercule, du détroit de Messine, des Balkans et du Bosphore. A croire que l’Europe du Sud est une affaire de bornages, de détroit et d’étranglements...

Comme à Carghjese où nous sommes, à Bastia, où je suis né et où je vis, il y a la mer. C’est un bout de Méditerranée et on l’appelle la Tyrrhénienne. Comme celle où se trouve ma ville, les terres qu’on voit en face d’elle sont des îles: Capraia, Elba, Monte Cristo. Toutes italiennes. J’aimerais être autorisé à dire, par métaphore, qu’aucun Bastiais n’y est jamais allé.

A Corti, où je travaille, on n’a pas vue sur la mer, mais on rencontre des Méditerranéens et pas seulement dans les couloirs ou les amphis de l’Université. Au Centre Culturel Universitaire dont je m’occupe, on essaie de se hisser pour voir la mer. Ce n’est pas difficile parce que la montagne, âpre et belle, exhausse l’université. Alors on dialogue avec d’autres cultures du sud et on tente de faire des réalisations ensemble en privilégiant les actions structurantes qui visant les moyen et long termes sont productrices d’identité durable. Là-dessous je crois qu’il y a le rêve inavoué d’un promontoire. Oui, je crois qu’on veut bâtir un promontoire et lorsque ce sera terminé, on lui donnera un nom sonore. Ce sera un lieu dans lequel, comme dit le Bréviaire méditerranéen: de Predrag Matvejevic, « l’extase ou le sacrifice ne tiennent pas uniquement à la beauté ou au désespoir: il s’agira peut-être là aussi d’un élan ou d’un vertige auxquels la Méditerranée n’a pas osé donner de noms, que les cartes elles-mêmes passent sous silence ». Ce promontoire, nous l’appellerons comme le point où aboutira notre quête: nous l’appellerons Méditerranée..

 
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Mais en attendant, la Méditerranée n’existe pas. On dit qu’elle se fait. Si bien que la quête dont je parle est un peu curieuse puisqu’au fond elle cherche ce qu’elle est en train de construire. Au début nous nous sommes un peu étonnés d’apprendre qu’il fallait construire la Méditerranée parce que d’ici on a toujours cru la vivre, spontanément, comme une évidence géographique, historique et culturelle. Mais le terme révèle lui aussi sa nature problématique pour peu que l'on tente d'en préciser les contours, les contenus et l'implication concrète dans nos entreprises. A un séminaire de l’Université Euro-Arabe il y a deux ans j’avançais que « pour nous, Corses en mal d'historicité, le mot est une référence commode à des civilisations prestigieuses du passé, et au premier rang de celles-ci, la civilisation gréco-latine. En nous disant méditerranéens, nous accrochons ce que nous croyons une nouvelle arme à notre panoplie de dominés retrouvant leur fierté. Nous nous gratifions symboliquement d'un héritage dont nous usurpons peut-être l'usufruit et, depuis une vingtaine d'années, le terme devient un enjeu pour le présent et pour l'avenir car il définit une aire ou des parentés culturelles longtemps occultées semblent promises à des retrouvailles pleines de félicité. Pourtant, à y regarder de plus près, on se rend bientôt compte que le mot appartient à une rhétorique, souvent incantatoire, du désir. Loin donc de définir un espace serein et une terre fertile, la Méditerranée est davantage un paysage mental et idéologique qu'une aire culturelle de référence, réellement disponible pour qui se réclame d'elle.
Ainsi, je me représente l'allusion a la méditerranéité de la culture corse comme une facon de dessiner la planète mentale avec des couleurs méditerranéennes qui restent à inventer, à matérialiser par des actes et à faire émerger jusqu'a la conscience. Rouvrons le Bréviaire qui nous dit que « La Méditerranée ne s'hérite pas, elle s'acquiert. C'est une distinction, non un avantage. Il n'est pas question seulement d'histoire ou de traditions, de géographie ou de racines, de mémoire ou de croyances: la Méditerranée est aussi un destin. » Un destin à construire, une histoire faite des obstacles qu’il nous faut franchir, des conflits qu’il nous appartient de maîtriser, des oeuvres communes qu’il nous faut créer et des circulations de sens qu’il nous faut inaugurer.

Il nous faut d’abord agir sur nos conditionnements culturels et idéologiques en modifiant la perception que nous donnent de la Méditerranée les ensembles politiques à partir desquels nous en postulons l’existence. Je ne sais pas s’il convient-pour cela de déchirer les cartes du géographe, du diplomate et du marchand, mais je suis convaincu que pour nous libérer de ces idées reçues on doit idéaliser encore un peu plus la Méditerranée. Sans doute n’est-ce pas raisonnable, mais c’est indispensable.
La Méditerranée doit être plus qu’une région de l’Europe, plus que l’aire d’application d’un faisceau de programmes européens, quels qu’en soient l’étendue et les bénéfices concrets. La Méditerranée en devenir ne peut avoir de destin à la hauteur de nos désirs que si elle émerge à notre conscience comme un berceau de civilisation, un monde où les mots Orient et Occident se dévoilent sans cesse l’un à l’autre en acceptant l’idée qu’ils trouvent là le point de leur contact. Tout n’a pas pris naissance en Méditerranée mais bien des idées et des oeuvres s’y sont rencontrées et ont désiré s’y perpétuer en devenant civilisation.
En Méditerranée nous sommes tous des êtres dérivés, des fabrications de l’histoire et des alliages; nous ne sommes pas des êtres purs. Nous sommes faits de composantes impures et mêlées que des travaux érudits savent ou sauront caractériser dans leur formulation historique. La conscience plus ou moins claire des brassages et des métissages qui nous ont façonnés aurait dû nous inculquer surtout inhibitions et complexes. Au lieu de cela, l’idée de notre méditerranéité nous flatte et nous rend fiers. C’est parce que dans nos cultures respectives nos livres et nos mémoires nous disent que nous sommes ainsi depuis si longtemps que l’impur apparaît paradoxalement comme l’assurance de la vitalité et de la perpétuation des identités. La conscience de la Méditerranée se fonde ainsi précisément sur l’idée que l’alchimie de tout ce que je suis par héritage et de tout ce que j’emprunte par acculturation favorise un accroissement de la puissance d’être. Or c’est précisément ce sentiment qui s’appelle civilisation. C’est une idée capitale, qui porte en soi une haute valeur éducative et éthique et qui pourrait peut-être permettre de vivre avec plus de sérénité le rapport nord-sud que l’on a bien du mal aujourd’hui comme hier à envisager autrement qu’à travers le schéma dominant-dominé.
Oui, il est indispensable de raisonner ainsi en idéalisant la Méditerranée, mais ce n’est pas raisonnable car on peut craindre justement que cette idéalisation pour laquelle milite ce que je viens de dire ne soit devenue pour ainsi dire une chimère.
On peut en effet le penser si on se reporte au réel des politiques territoriales et à leurs entours culturels et idéologiques, qu’ils s’agisse des Etats ou des revendications des groupes qu’on appelle les minorités. La Méditerranée telle qu’elle va ne paraît pas animée par l’esprit de rencontre, d’échange, de partage, et de fusion des cultures, si l’on n’y met la méthode requise, c’est-à-dire si l’on oublie de disposer tous ces phénomènes en perspective et que l’on veuille essentialiser dans une mosaïque d’identités closes ces affirmations multiples. Si l’on arrête le mouvement du regard qui doit aller sans cesse du même à l’autre, si l’on oublie cette dialectique de l’un et du multiple, il est bien vrai que s’instaure alors un mouvement inverse, un rebours de l’histoire, fait de dissociations et d’éclatement en blocs animés par des dynamiques autonomes et aspirant à des destins et à des langages séparés et autosuffisants..

La Méditerranée envisagée de ce point de vue est une zone humide vulnérable, un ensemble sensible, menacé d’inexister du fait de la convergence de causes externes et de causes internes. Les unes sont essentiellement représentées par une politique européenne dominée par les Etats du Nord et les autres peuvent être identifiées aux déséquilibres de toutes sortes entre les différentes régions du sud (avec la disparité de leurs statuts politiques, leurs problèmes démographiques et économiques, leurs traditions culturelles et s’agissant de régions toujours dépendantes, les aires d’appartenance auxquelles elles correspondent dans les Etats du Nord).
Car bien des ambitions latentes sont en réalité des rémanences de l’ordre colonial. Elles devront s’éteindre parmi les Etats réellement intéressés à la création d’une politique du Sud méditerranéen, mais qui n’ont pas renoncé à y jouer le rôle de grande puissance du fait de leur passé colonial. Rien n’irrite davantage l’Italie, l’Espagne et le Portugal que de voir leur voisine persister dans l’idée que le Maghreb et l’Afrique noire font d’une certaine manière encore partie de son territoire et que sous son contrôle l’unité existait entre Alger, Rabat et Tunis! L’Europe en gestation -celle des anciennes puissances coloniales en devenir!- chercherait à s’appuyer davantage sur son Sud, sur ces régions qui ont été ses colonies alors même qu’elle ne veut plus être puissance coloniale, mais puissance coopérative, mais elle n’a pas encore inventé l’attitude politique susceptible de la débarrasser de ces préjugés et de ces réflexes... Parallèlement, la décolonisation n’a pas su trouver une alternative à la civilisation européenne. Cette remarque vaut pour les pays décolonisés qui ont accédé à l’indépendance comme pour les situations animées de mouvements d’émancipation. Les droits politiques, les institutions, le principe de la souveraineté et jusqu’aux formes d’expression de la culture participent d’une attitude mimétique.
Un désir énervé de changement plane sur ces paralysies du sens et il n’y a pas à proprement parler de prise de conscience et de formation d’une opinion. Dans ces conditions, le doute pèse sur les projets qui requièrent des énergies collectives pour la construction de nouveaux rapports de culture et de sens. L’heure n’est pas au partage et le réel se caractérise par une forte émergence du moi, qu’il s’agisse de cultures entières en phase d’ascension économique ou de repliement, ou de l’isolement du sujet individuel à l’intérieur des communautés où l’affirmation de valeurs collectives enregistre un discrédit important du fait de l’échec du politique. C’est le règne de l’ethnocentrisme et de l’égocentrisme.

Quant à la différence qui campe au sein-même de l’identité méditerranéenne et en fonde l’originalité polynomique, elle n’est plus utilisée à des fins positives pour manifester l’originalité des produits culturels, créer autour d’eux une appétence et instaurer des échanges concrets et réguliers entre les situations concernées. La valeur négative que prend alors le culte exacerbé de la différence joue à plein en éternisant les conflits. Or lorsque type d’affrontements perdure, il entraîne dans l’histoire un enkystement de sens où les forces de création, qu’elles soient individuelles ou collectives, finissent par s’enliser dans une guerre de tranchées. L’idéologie ne tarde pas alors à prendre le pas sur le sens vivant.
Il n’est cependant ni sain ni efficace de jeter l’anathème sur le besoin de se différencier.. Comme les cultures qui la composent et la travaillent de l’intérieur, la Méditerranée a besoin de rivages qui ne coïncident pas forcément avec sa géographie. En se dotant des limites au-delà desquels s’étend le territoire de l’autre, la Méditerranée fabrique des étrangers, comme le font toutes les affirmations identitaires. Or cette figure de l’étranger indispose et culpabilise la conscience identitaire lorsque celle-ci entend à la fois cultiver son image propre et refuser enfermement et exclusion. Il convient à ce propos de redessiner la figure de l’étranger qui vit au coeur de l’imaginaire social de nos contemporains. Campant aux confins de ma culture, la silhouette de l’étranger m’en manifeste la finitude, mais aussi le territoire et par là même, m’en confirme à tout moment l’existence, l’étendue et le dynamisme. Il me faut donc rendre grâces à l’étranger car c’est lui qui au moins partiellement me donne vie, culture et avenir. Il faut se représenter ce paradoxe de l’étranger et inventer le système des relations qui découlent de son existence.
On ne peut cependant accepter l’existence de l’étranger sans vouloir en transformer la nature. De mon point de vue de sociolinguiste, il faut mettre en circulation un sens et des mots nouveaux pour parler de ceux qui habitent les territoires qui s’étendent au-delà de chez moi. On n’a que faire du sang pur qui coule pour défendre les limites, c’est du sens nouveau qu’il faut à la frontière. Dans les moments difficiles de l’histoire, on a peur de la frontière dont le franchissement est séparation et perte des repères d’identité. Mais dans le cours habituel des choses que postule notre action culturelle, la frontière se montre telle qu’elle est: lieu de passage, signe de contiguïté, promesse de participation et d’échanges. Franchir une frontière est l’acte fondateur d’une expérience de la diversité réellement vécue. Il est utopique de chanter la frontière vaincue. Il est sain de se prononcer résolument pour le principe de la frontière vécue. Il faut entrer dans le territoire des autres pour découvrir que la couleur même de la réalité extérieure est différente de ce qu’elle est chez soi.
Mais il faut pour cela que l’étranger devienne un voisin et que se substitue le principe de voisinage à celui d’extranéité. Cela veut dire qu’on n’a plus peur de son voisin. La tolérance vis-à-vis de l’autre ne suffit pas, elle ne suffit plus. Il est fondamental de savoir que tout près de moi s’étend un territoire où ce n’est pas moi qui ai la préférence et le pouvoir de décision, mais mon voisin.

Dans une telle situation, les langages et le faire particuliers qui sont ceux de la création artistique et littéraire unis à une action culturelle ouverte représentent des enjeux importants. Ce sont des modalités originales de transformation du réel des rapports entre peuples et régions contigus. C’est un rêve bien naïf que de croire le culturel susceptible de réussir où le politique échoue ou piétine. Il ne s’agit donc pas d’en exagérer l’importance mais d’en caractériser la nature qui lui appartient en propre en mettant en lumière son rôle de médiation et les effets qu’il peut produire dans l’invention d’un nouvel imaginaire méditerranéen.

 
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Je me lève tôt le matin et quand je vais acheter mon journal, il fait encore très sombre dans la banlieue de Bastia où j’habitude. Les travailleurs immigrés s’acheminent vers leur lieu de travail. Moi, je marche vers le centre commercial et j’entends de la nuit monter des voix qu’on n’entendra plus dans la journée. Elles parlent des langues que je ne comprends pas mais que je crois pouvoir localiser grosso modo. Celles-ci viennent du Maghreb: je ne pense pas que ce soit de l’arabe littéraire. Celles-là, portugaises, sardes ou siciliennes, je les comprends mieux. Il y en a d’autres sans doute, dont les éclats ne me parviennent pas. Ce sont les voix de mes voisins, mais dès qu’il fait jour, je ne les entendrai plus, et s’ils parlent, ils vont avoir un accent étranger.
Je me dis souvent que nous devrions inventer l’accent du voisin...