Qu'est-ce que la littérature corse ?

par Emmanuedda VALLI, doctorante

Force est de constater la non-évidence et la difficulté, voire l’impossibilité de définition de la littérature - et, par extension, de la littérature corse - sans doute bien plus hétérogène et poreuse que ne le laisse entrevoir les anthologies, notamment.

Pour envisager de répondre à cette interrogation, il faudrait au préalable pouvoir répondre à « qu’est-ce que la littérature tout court ? ». Or, c’est le tonneau des Danaïdes. Quiconque s’est déjà penché sur la question le sait, tenter d’y répondre renvoie à une sorte de circularité spéculative. C’est sans fin.

Poser la question en ces termes, fait référence à la nature, à la réalité substantielle de la littérature. Or, il s’agit d’une production sociale.
La littérature, tout comme le souligne Calvet pour les langues, « n’existent pas en dehors des rapports historiques et sociaux, elles sont le produit de pratiques sociales ».
« Les langues n’existent pas en dehors de leurs locuteurs (…) sans locuteurs, il n’y aurait pas de langues, c’est l’évidence. » En tant que pratique éminemment sociale, comment la littérature pourrait échapper à ce constat ?

On peut donc avancer que la littérature n’a pas de réalité substantielle, intrinsèque, sinon sociale et qu’elle existe à travers un système de représentations, qui structurent la réalité des individus, à travers celle du groupe.

Dans un article intitulé « Où est la littérature ? » , l’auteur avance que « poser une telle question présente bien sûr l'avantage d'éviter l'essentialisme, et de rappeler que la littérature est d'abord ce qu'on considère comme tel ; demander où est la littérature ? , c'est une façon d'attirer l'attention sur la sélection et l'évaluation que comporte tout discours sur la chose littéraire qui (implicitement le plus souvent) distingue, classe, trace des frontières : la littérature, ce qui en est, ce qui n'en est pas. »

Il faut retenir que toute tentative de réponse constitue nécessairement un choix de la part de celui qui aborde la question. Les critères d’objectivation seront donc différents selon l’agent littéraire que l’on interroge : le lecteur, l’écrivain, l’éditeur, le chercheur, le critique, l’enseignant ou le ministre de la culture, par exemple.

Il convient donc d’éviter l’essentialisme à tout prix. Et au risque de soulever un truisme, nous pourrions dire que la littérature, c’est d’abord ce que chacun reconnait comme tel. Ainsi, il en irait donc de même pour la littérature corse.

Pour ne citer que deux exemples, certains reconnaitront la littérature corse d’expression corse et/ou d’expression française, lorsque d’autres reconnaitront seulement la littérature corse en langue corse.

La réponse quant à sa reconnaissance, en tant que pratique sociale, pourra alors varier selon qui est interrogé parmi les agents, puisque certains ne reconnaissent pas Angelo Rinaldi comme écrivain corse, par ex.

C’est donc l’individu qui reconnaît le groupe et le groupe qui reconnaît l’individu.

Dans une tentative d’objectivation de la littérature corse, si l’on exclut le critère linguistique pour préalable – tout en tenant compte du fait que le corse détient le pouvoir de représentation symbolique –, alors on doit pouvoir opposer d’autres caractéristiques exclusives.
Pourrait-on trouver des composantes non strictement représentatives mais caractéristiques de la production corse ? C’est-à-dire, qui permettraient de la différencier des autres productions, de manière constitutive, en faisant ressortir les caractères distinctifs, particuliers, qui lui appartiendraient d'une manière exclusive ?

Par exemple, la tendance consiste à opposer, par réflexe presque conditionné – la littérature corse à la littérature française. Donc, à une littérature stato-nationale, dite dominante. Rappelons ici ce que Benedict Anderson mettait en avant dans L’imaginaire national, c’est-à-dire le rapport entre l’émergence des états-nations et l’avènement de l’imprimerie. Et donc, du rôle prépondérant joué par la littérature.
La France est un territoire géographique et politique, ce qui n’est pas le cas de la Corse, qui est un territoire géographique, non reconnu politiquement. Ce qui explique sans doute ce réflexe, qui consiste à opposer une littérature comme la littérature corse - en recherche de reconnaissance - à une littérature institutionnalisée.

Face à la profusion d’éléments à prendre en compte – c’est inexhaustible – il semble risqué de vouloir objectiver la littérature corse avec des critères aussi formels que la langue, par exemple.
C’est pourquoi nous avons envisagé une approche en deux temps, qui sera développée plus avant dans le présent travail :

D’une part, en tentant de dégager des caractéristiques qui seraient propres à la littérature corse et lui permettrait de se différencier de la littérature française ou d’une autre littérature stato-nationale. Des caractéristiques, qui justifieraient donc le mot « corse » dans littérature corse, en dehors de la langue. Un imaginaire particulier ou une vision singulière du monde exprimée par ses écrivains, par exemple.
Comment savoir si l’on peut ou si l’on doit considérer comme critère d’objectivation des micro-particularismes, que l’on retrouve englobés, ailleurs, dans des catégories plus générales. Tels que, par exemple, le brocciu et autres nourritures terrestres locales, certaines espèces particulières de la faune – comme le mouflon, la truite macrostigma, la sittelle corse – ou de la flore – comme l’arba muvrella, la nepita – l’architecture, les traditions culturelles et religieuses, etc.

Par ailleurs, opposer des micro-particularismes est-ce toujours objectiver, selon qui écrit ?

Nicolas Feuz, un jeune écrivain Suisse a récemment publié Les bouches. Il s’agit d’un polar dont l’action se passe à Bonifacio et où l’on peut retrouver les familles Spano ou Sorba, par ex. Sans entrer dans un autre débat sur le genre du polar, pourrait-on dire que cet ouvrage mériterait sa place dans la littérature corse plutôt que suisse ?

Si la littérature corse est écrite par des Corses, qu’est-ce qu’un Corse ?

Vit-on une Corse différente de celle de Jérôme Ferrari, prix Goncourt 2012, lorsqu’on s’appelle Marc Biancarelli, qui a écrit en corse ou bien Angelo Rinaldi qui dit que « la langue corse sert à siffler les chèvres » ?

Tant d’interrogations qui possèdent autant de réponses que les personnes qu’elles questionnent.

D’autre part, afin de réfléchir à la place de la production d’expression française dans l’objet littérature corse, nous avons choisi de comparer le texte du Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, primé par le Goncourt – prix national – en langue française – dont la pratique n’est pas minorée, donc – avec celui du recueil de nouvelles Prighjuneri, de Marc Biancarelli – en langue corse, dont la pratique est minorée. Afin de tenter de saisir, là encore, des différences significatives en dehors de la langue.

La minoration linguistique – collective – qui impacte la Corse, pourrait-elle donner une teinte singulière à sa production, que l’on ne retrouverait pas ailleurs ? Constituer un motif identitaire, qui rendrait la provenance du texte identifiable, par exemple. L’insularité engendrait-elle concrètement une vision différente du monde ou un imaginaire spécifique ?

L’étude des textes révèle la présence d’un invariant, qu’il s’agisse de la production en langue corse ou des textes francophones : C’est l’angoisse de la mort, à travers des thématiques comme la solitude intrinsèque de l’Homme, la vanité de l’existence et la rupture des mondes, notamment. Ce que Fernando Pessoa a appelé l’« intranquillité ».

Si la minoration peut représenter un vecteur additionnel d’intranquillité, l’analyse des textes met également en évidence que les deux tendent à se confondre dans leurs effets. C’est pourquoi, nous postulons que la minoration pourrait représenter à la fois un poison - dans la difficulté de traduction, la diffusion problématique des œuvres, le lectorat limité en nombre, etc. - et un contre-poison - un tremplin sécuritaire ou un stimulus de la création, par exemple. La création étant le but de la pulsion de vie - théorisée par Freud - la minoration pourrait finalement constituer un ressort, permettant de supporter l’intranquillité, en la déplaçant la tension psychique vers un but plus élevé. C’est ce que l’on appelle la sublimation.

(-) x (-) = (+) La minoration, en tant que multiplicateur d’intranquillité, pourrait permettre à l’écrivain, à travers ce choix, de supporter l’angoisse de la mort.

De façon très imagée, ce serait comme « soigner le mal par le mal ». En le combattant avec ses propres sources. Sur le même principe que la vaccination ou l’homéopathie, qui sont des doses infinitésimales de certains médicaments susceptibles de provoquer chez un sujet sain des symptômes analogues à ceux de la maladie que l’on veut traiter.

À notre sens, la minoration, pourrait permettre de sublimer l’intranquillité, puisqu’elle pourrait être un stimulus à la création. Comme la réaction épidermique à un vecteur exogène, qui augmenterait la tension psychique. La création étant le but de la pulsion de vie, théorisée par Freud. En cela, elle permettrait de supporter l’intranquillité en la déplaçant vers un but plus élevé. C’est ce que l’on appelle la sublimation. Qui pourrait être illustrée par le fait d’ « articuler sa souffrance », si l’on en croit Houellebecq – que je cite – dans « Articuler » : « Si vous ne parvenez pas à articuler votre souffrance dans une structure bien définie, vous êtes foutu. La souffrance vous bouffera tout cru, de l’intérieur, avant que vous ayez eu le temps d’écrire quoi que ce soit. »
Il poursuit dans le texte « Survivre », avec une belle illustration de l’intranquillité : « D’une manière générale, vous serez bringuebalé entre l’amertume et l’angoisse. Dans les deux cas l’alcool vous aidera (…) N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas. »

Pour terminer d’illustrer l’intranquillité de l’écrivain, avec cet extrait de « Frapper là où ça compte » : « Respectez les philosophes, ne les imitez pas ; votre voie, malheureusement est ailleurs. Elle est indissociable de la névrose. (…) Le travail permanent sur vos obsessions finira par vous transformer en une loque pathétique, minée par l’angoisse ou dévastée par l’apathie. Mais, je le répète, il n’y a pas d’autre chemin. Vous devez atteindre le point de non-retour. Briser le cercle. Et produire quelques poèmes, avant de vous écraser au sol. Vous aurez entrevu des espaces immenses. Toute grande passion débouche sur l’infini.
(…) votre mission la plus profonde est de creuser le Vrai. Vous êtes le fossoyeur, et vous êtes le cadavre. Vous êtes le corps de la société.
(…) sachez que vous serez très seuls. La plupart des gens s’arrangent avec la vie, ou bien ils meurent. Vous êtes des suicidés vivants. »

Certes, c’est une vision assez sombre de l’écrivain. Pour autant, elle illustre bien notre propos : L’écrivain est un homme intranquille et seul. Mais l’est-il davantage qu’un autre sujet ou en a-t-il seulement davantage conscience ?

Nous reviendrons dans le détail sur l’intranquillité inhérente à l’Homme et, par extension, au créateur. Que celui-ci soit écrivain de langue corse, insulaire ou bien faisant partie d’une littérature institutionnalisée.

Que ce soit en langue corse – dont la pratique est minorée – ou en français, dans un texte primé par un Goncourt, peut-on vraiment établir des différences caractéristiques entre tous ces textes, qui permettraient de dire que l’un est davantage de la littérature corse que l’autre, en dehors de la langue ?

Il semble difficile d’objectiver la littérature, en dehors du critère linguistique.

L’angoisse de la mort, la solitude de l’individu - c’est à dire de « l’'être humain considéré isolément dans la collectivité dont il fait partie » - pourrait trouver une forme d’apaisement à travers l’acte de création mais également à travers la lecture d’œuvres littéraires, en ce sens qu’il existe dans la littérature une sorte de continuité. En effet, il semble, que la littérature, en établissant un lien entre toutes les productions – bien au-delà de la seule intertextualité – sans permettre forcément de les différencier de manière objective, donne à réfléchir à la fois sur le groupe et sur l’individu. Tel un objet fractal qui aurait la capacité de changer le regard, dans un découpage de plus en plus fin de l’observation de l’humain.

Alors que peut cette interrogation sur l’essence de la littérature ? Que peut la littérature ? « Faire mûrir l’esprit » disait l’écrivain américain Jim Harrisson, décédé le 28 mars dernier.

Elle représente une sorte d’espace métaphorique de projection des questionnements identitaires et existentiels. Elle est le lieu des luttes pour le pouvoir, la reconnaissance et la postérité. Un lieu privilégié pour étudier les rapports intersubjectifs. Un espace allégorique de l’humaine condition, qui permettrait à l’homme de survivre à sa condition à travers le collectif. À travers la postérité de son œuvre.

Une conférence donnée par Jean-Philippe Domecq, portait sur la création et l’angoisse de la mort, à travers la figure de Kafka et le « trouble de la postérité ».
Il disait que « le désir d’une survie passe par l’angoisse de la mort, c’est à dire que c’est l’angoisse de la mort qui en est véritablement le ressort.
Chaque artiste laisse derrière lui des formes qui vivent au-delà de lui, au-delà de son laps de temps (...) Il laisse une trace de sa petite personne mais surtout de l’œuvre.
(…) Un nom flèche un territoire mental, un type d’être. Telle est sa survie.
(…) Seul le mouvement Dada a envisagé qu’il n’y ait rien au-delà de son propre mouvement, dans l’Histoire.
Il citait également cette phrase du Journal de Kafka, que je trouve très juste : « Écrire, c’est mettre quelque chose à l’abri de la mort ».

Ce qui fait écho aux propos de Maurice Blanchot lorsqu’il dit : « Ce rêve traditionnel prêté aux créateurs où l’art semble une manière mémorable de s’unir à l’histoire ».

Albert Einstein disait : « La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ». Partant du postulat que nous ne sommes pas totalement fous, si l’on admet que le but n’est pas de répondre à « Qu’est-ce que la littérature ? » ou « Qu’est-ce que la littérature corse ? », la répétition a forcément un sens. Conscient ou inconscient.

Cette spéculation circulaire semble renvoyer à la vanité de l’existence, à l’image de la naissance et de la fin des mondes, que l’on retrouve aussi dans le Sermon sur la chute de Rome, par exemple : L’homme bâtit sur du sable. Si tu veux étreindre ce qu’il a bâti, tu n’étreins que le vent. Tes mains sont vides, et ton cœur affligé. Et si tu aimes le monde, tu périras avec lui.
(…) Plus loin, il dit :
La course des astres n’est pas troublée, la nuit succède au jour qui succède à la nuit, à chaque instant, le présent surgit du néant, et retourne au néant, vous êtes là, devant moi, et le monde marche encore vers sa fin mais il ne l’a pas encore atteinte, et nous ne savons pas quand il l’atteindra.

De façon assez curieuse, la quête de l'ethnographe se retrouve racontée dans les mêmes termes que celle de l'écrivain ; l'ethnologue est le sujet d'une « expérience centrale » qui le « dégage de son temps » (…) ; comme Orphée se retournant sur Eurydice, il « fait l'expérience de son pouvoir de volatilisation qui supprime par l'étude, l'objet de son étude »

Dans Vivre ensemble, La signature humaine 2, Todorov établit un parallèle entre Le Dépeupleur de Beckett et l’allégorie de la caverne de Platon, qu’il est intéressant de citer ici : Tout est dit depuis le début, cet espace est « assez vaste pour permettre de chercher en vain », et « assez restreint pour que toute fuite soit vaine » : le trait commun est la vanité des efforts. Si l’on continue de chercher, ce n’est pas par espoir lucide, mais à cause d’un « besoin de grimper », qui trouve sa finalité en lui-même. Il faut donc aussi admettre que « le mot lumière est impropre » ; il s’agit plutôt d’un éclairage qui non seulement obscurcit mais brouille par-dessus le marché ».

Il pourrait en être de même pour toutes les tentatives d’objectivation de la littérature, qui rebutent tant la lectrice passionnée que je suis.

Blanchet, dans Le livre à venir, se demande « Où va la littérature ? » : La littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition.

Alors puisqu’en dehors de la langue, il semble compliqué d’objectiver la littérature corse ou une autre littérature, souhaitons seulement que si un jour elle disparaît une autre la remplace. Cela jusqu’à l’extinction de l’humanité. À moins que d’autres espèces n’apprennent à écrire entre temps, bien sûr !

Consulter une étude interessante sur l'autotraduction