Révolution corse et pensée politique

Scontri di 30.10.2013

 

 

Dans son ouvrage Essai sur la Révolution , Hannah Arendt se livre à une comparaison entre la Révolution française (1789-1799) et la Révolution américaine (1775-1783), marquant clairement sa préférence pour la seconde. Selon cet auteur, les différences essentielles seraient les suivantes : en premier lieu la Révolution française – du fait de la prégnance de la question sociale – aurait été essentiellement fondée sur la notion d’égalité, tandis que la Révolution américaine – compte tenu de la plus grande homogénéité du peuple – aurait davantage prôné l’idée de liberté ; en second lieu le modèle américain, sous l’influence de Montesquieu, aurait produit une forme d’autorité caractérisée par l’équilibre des pouvoirs alors que le système révolutionnaire français aurait privilégié des notions abstraites, porteuses d’absolu, telles que la « volonté générale » ; en troisième lieu enfin, la Révolution française aurait consommé une rupture avec la tradition alors qu’à l’inverse la Révolution américaine aurait préservé la continuité de la tradition.

Cette analyse d’Hannah Arendt paraît pouvoir être très exactement transposée à la comparaison entre Révolution française et Révolution corse.

Liberté et égalité

Les Corses du début du XVIIIe siècle connaissaient de graves difficultés économiques du fait du système colonial génois, comme le montre Salvini dans la Giustificazione. Toutefois, le peuple y était socialement plus homogène que la société française d’Ancien Régime. Salvini reproche d’ailleurs à Gênes d’avoir ravalé les grandes familles corses au rang des couches les plus populaires ! Aussi, c’est bien la question nationale – et non la question sociale – qui est placée au centre de la problématique par les textes politiques de l’époque : le maître mot est « liberté » (« libertà »), dont on relève un nombre conséquent d’occurrences dans la Giustificazione. S’agissant à l’inverse des révolutions française et russe, comme l’observe Hannah Arendt, la passion égalitaire prédomine et conduit à la tyrannie et au parti unique. Toujours au sujet de ces deux dernières révolutions, l’auteur estime « plausible d’expliquer le nouvel absolu, la révolution absolue, par la monarchie qui le précédait, et de conclure que plus le souverain est absolu, plus la révolution qui le remplace le sera aussi ». Or les Corses n’avaient pas connu la monarchie absolue. Ils entreprirent donc, comme plus tard les Américains, la « fondation de la liberté » sans tomber dans « l’anarchie du “tout est permis“ », pour reprendre les mots d’Hannah Arendt.

Notions abstraites ou pratiques d’équilibre

En Corse, « le lien direct d'homme à homme est privilégié, le rapport indirect, par des moyens abstraits et impersonnels, la loi, le règlement, l'argent, y est déprécié » (Max Caisson). À la différence du modèle français, la Révolution corse – comme plus tard l’américaine – recherchera des équilibres politiques entre les différences forces existantes, plutôt que de promouvoir des idées abstraites. On a pu à cet égard reprocher à Paoli d’avoir pris en compte les partis, au dépens d’une conception absolutiste de l’Etat, mais pouvait-il en être autrement compte tenu de l’organisation traditionnelle de la société insulaire ? Dans son Essai sur la Constitution de la Corse, Marie-Thérèse Avon- Soletti écrit : « Pascal Paoli devra toujours composer avec ces corps intermédiaires (notamment avec les clans). Certains intellectuels contemporains, soutenant que leur disparition aurait permis au Général de réaliser son programme de gouvernement, critiquent sa politique d’unité. (…) dans la réalité, cette disparition aurait détruit les fondements mêmes de la société et sacrifié les Corses, sans construire rien qui atteigne un tant soit peu ce prix ». Dans la Constitution même de l’Etat corse, Paoli a recherché un certain équilibre des pouvoirs : comme le furent les pères fondateurs américains, Paoli et ses conseillers étaient des lecteurs de Montesquieu.

La place de la tradition

Ici encore, la Révolution corse préfigure davantage la Révolution américaine que la française : nulle rupture avec la tradition n’y est opérée. Nous venons de le voir s’agissant du rapport aux partis et à l’organisation traditionnelle de la société. Mais la question religieuse est encore plus significative à cet égard de l’esprit révolutionnaire insulaire. Si la modernité corse – particulièrement précoce – consacre la séparation entre politique et religion, cette dernière ne sera pas pour autant l’objet d’une politique d’exclusion de la société. À l’inverse, dans la Révolution française – comme dans la Révolution russe –, on refuse désormais toute référence à une autorité transcendante, à un système de valeurs admis jusqu’alors. Pour Hannah Arendt, la rupture avec la tradition ouvre la voie à un déracinement de l’homme et serait à l’origine des totalitarismes. La Révolution corse se garde – comme ultérieurement la Révolution américaine – de consommer cette rupture. Ce furent du reste des ecclésiastiques qui élaborèrent la doctrine révolutionnaire dès le début du soulèvement (Congrès des théologiens d’Orezza). Paoli instituera la tolérance religieuse – attitude audacieuse en ce mitan du XVIIIe siècle – sans pour autant tenter d’éjecter le fait religieux. La laïcité insulaire se tiendra éloignée des attitudes extrêmes. Plus tard, les Corses s’insurgeront contre les persécutions issues de la démarche révolutionnaire française. La révolte dite de A Crucetta en constituera une parfaite illustration.
Mais ce qu’il convient surtout de relever, c’est le caractère précurseur de la Révolution corse, tant au plan théorique qu’au plan pratique.

Jean-Guy Talamoni