LA REVOLUTION DE CORSE ET SES DEBATS THEORIQUES

Scontri di 30.10.2013

     La révolution corse, comme d'autres révolutions ou luttes de libération, est souvent envisagée comme un bloc — c'est ce que disait Clemenceau pour la révolution française. C'est explicable dans la mesure où, confrontée à un ennemi extérieur, elle est conduite à insister sur l'unité des Corses et à dissimuler les oppositions. Pourtant comme tous les mouvements révolutionnaires, la Résistance par exemple, elle est à la fois unie dans l'immédiat et divisée sur l'organisation future du pays après la victoire. Parmi les révolutions du XVIIIe siècle, elle présente l’originalité de ne pas avoir eu de période de préparation idéologique. On parle pour d’autres révolutions de précurseurs. Des analyses critiques de l’état de la société française et de nombreux projets de réforme ont été présentés bien avant qu’elle ne se déclenche.

      Rien de tel en Corse, même si des individualités brillantes ont une analyse de fond, comme les prêtres balanins étudiés par Taddei. C’est en acte que les Corses ont d’abord été révolutionnaires, en renversant par la force dans leur île, sauf dans les villes côtières, un pouvoir “ légitime ” selon la théorie dominante du droit divin, puisque anciennement établi. Au départ, il s’agit d’une révolte habituelle contre l’impôt, et personne ne prévoit de rompre totalement avec Gênes. Les groupes dirigeants et cultivés mettent plus d’un an à entrer dans l’action. C’est la faiblesse des belligérants (Les Génois ne peuvent reconquérir l’intérieur, les Corses ne peuvent prendre les villes) qui prolonge l’affrontement et amener les Corses à créer un Etat. Une fois celui-ci constitué, il faut trouver une explication théorique à ce choix pratique. Dans une première étape, les Corses cherchent à montrer à l’Europe qu’ils ne représentent pas un danger pour les pouvoirs établis, et que leur révolte ne vise qu’un Etat particulièrement tyrannique, celui de Gênes. Mais leurs propos les plus modérés ne pourront jamais effacer l’acte révolutionnaire originel qui a chassé le Prince, menace potentielle pour tous les Etats en place fondés sur l’idée de droit divin. Une deuxième étape marque un changement profond, avec l’affirmation paoliste que les peuples sont « légitimement maîtres d’eux-mêmes », ce qui rompt totalement sur le fond avec l’idée de droit divin. La Corse dès lors ne se présente pas comme une exception, mais comme l’avant-garde d’un mouvement qui concernera nécessairement tous les peuples. Opposée à des pouvoirs extérieurs plus qu’à une aristocratie locale déjà détruite ou très affaiblie, la révolution corse n’a pas l’aspect radical de celles d’Amérique et de France. Les Lumières dont on y trouve les reflets sont surtout celles du début du siècle, tandis qu’elle n’exerce d’influence extérieure que dans sa deuxième moitié, quand les philosophes ont renoncé à convertir les rois à leurs idées. Dans l’adaptation des Lumières aux réalités d’une société archaïque, on a parfois du mal à les reconnaître. La situation corse ne correspond guère, non plus, à la lecture étroitement marxiste, longtemps dominante, des révolutions du XVIIIe présentées comme émanation de la bourgeoisie. Si on s’en tient à cette vision de manière mécaniste, sans bourgeoisie forte, dont les notables ruraux corses ne sauraient tenir lieu, il ne peut y avoir de révolution “ bourgeoise ”. C’est oublier que les idées, même nées en liaison avec telle évolution économique ou telle classe sociale, ont ensuite leur vie autonome. Les Corses cultivés, formés aux conceptions nouvelles du monde, étaient assez nombreux pour apporter à la révolte populaire une idéologie qui n’aurait pu en naître spontanément. Comme le remarque justement Franco Venturi, “ la tempête révolutionnaire ne commença pas au centre de l’Europe des Lumières, mais pour ainsi dire à ses marges : Corse, colonies américaines, révolte de Pougatchev en Pologne ”. Par les maillons faibles..

   Si on tente de résumer l’esprit des Lumières malgré leur extrême diversité, on y trouve d’abord l’idée du pouvoir de la Raison en tant que puissance critique. Selon Kant, c’est “la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières ”. C’est un droit que de “ faire un usage public de sa raison dans tous les domaines ”, d’examiner, de discuter. Programme qui peut sembler évident et modéré, mais inacceptable alors pour les forces du passé, qui le firent bien voir, notamment, aux Corses. Appliquées dans le champ politique, ces idées supposent que les choix peuvent faire l’objet d’une réflexion commune et d’une décision consciente des peuples concernés. C’est là une rupture nette avec la vision absolutiste dominante, selon laquelle tout pouvoir établi est voulu par Dieu. Si on n’en est pas satisfait, la révolte est interdite, et l’on ne peut attendre de changement que de la Providence. Pour la pensée des Lumières, malgré ses multiples nuances, le pouvoir constituant du peuple crée l’Etat politique et peut ensuite le changer (Locke). Il es tdifficile de savoir si beaucoup de Corses de l’époque ont lu les textes qui présentent ces idées, en tout cas certains l’ont fait et l’opinion en a eu une connaissance au moins indirecte. Le discours de la Révolution corse sur elle-même : Disinganno, Giustificazione, Projet de Rousseau Les Corses sont rapidement d’accord sur le rejet de la République. C’est sur l’avenir que portent les divergences. On peut distinguer au moins trois courants. Celui qui se fait le plus entendre, car constitué avant tout de notables, est à la recherche d’un autre Prince, qui établirait en Corse une société d’ordres, selon le modèle européen dominant bien que son archaïsme soit déjà dénoncé. Un groupe populaire, viscéralement indépendantiste, souhaite le maintien de modes de vie et d’organisation communautaires. C’est paradoxalement en Rousseau, qui ne vint jamais en Corse, qu’il peut trouver son porte-parole. Enfin, Paoli lui-même réalise un équilibre de ces tendances dans une vision démocratique, et y ajoute une idéologie moderniste du développement, qu’il tente de mettre en pratique. Les deux grands textes “ justificatifs ” de la Révolution corse, le Disinganno et la Giustificazione, vont dans le même sens : celui, après le départ des Génois, de l’introduction en Corse d’une “ vraie ” société européenne comme ailleurs. Rédigé par l’abbé Natali et publié en 1736, le Disinganno intorno alla guerra di Corsica (“la vérité rétablie sur la guerre de Corse ”) conduisant le procès du gouvernement génois, cherche à convaincre les puissances européennes, particulièrement la France. Loin de soutenir un droit universel des peuples à disposer d’eux-mêmes, Natali admet la nécessité, en général, d’obéir à l’Etat quelle que soit la forme du régime. Aucun droit à la révolte ne peut être reconnu aux particuliers. Cependant, contre la théorie du droit divin, il défend l’idée que les gouvernements sont d’institution humaine, et trouve chez saint Thomas la notion d’exception tyrannique : quand la tyrannie des gouvernants met en danger la survie des gouvernés, ceux-ci ont le droit de se révolter. Un pouvoir peut être tyrannique par son origine, illégitime, ou par son exercice, insupportable aux sujets. Quand tous les efforts de discussion ou de médiation ont échoué, il ne reste qu’à “ supprimer un semblable tyran ”. Pour Natali, Gênes se situe dans ce cadre : la population corse est détruite par les homicides que l’autorité elle-même suscite. Les Corses ne sont pas violents par nature, mais en raison du contexte créé par une politique systématique. L’activité économique de l’île a été empêchée, ses richesses pillées, les impôts augmentés en violation des accords, une partie du territoire ravagée. Les Génois “ s’efforcent de maintenir les Corses dans une condition inférieure ”, malgré l’existence passée d’une noblesse ancienne, qu’ils ont détruite ou amoindrie. Les Corses se trouvent aussi privés chez eux de toute fonction élevée, laïque ou ecclésiastique. La présence génoise est par ailleurs illégitime, car la Corse dépend en réalité de la Papauté. Si ses habitants ont établi une confédération avec Gênes, ils ne l’ont pas fait comme sujets, mais comme alliés, selon des conditions qui ne sont plus respectées. Natali dit se fonder sur la double autorité des théologiens et des légistes. Dans le premier cadre, seuls sont cités des textes religieux, (la Bible, saint Augustin, saint Thomas, Suarez). D’autres références, certaines, ne sont pas toujours indiquées, pour des raisons d’opportunité : Locke, Grotius Pufendorf. D’ailleurs la réponse génoise critiquera l’influence de ces “ hérétiques ”. A Grotius, cité bien qu’il figure à l’Index, est empruntée une démonstration, qui place bien la lutte corse dans le courant des Lumières : la souveraineté tire son origine d’un pacte humain, qui a pour but la sécurité et la paix. Le peuple a le droit de renverser un souverain qui ne respecte pas ce pacte. Natali admet d’ailleurs l’aspect révolutionnaire de cette théorie pour son temps. Sur le plan de l’organisation sociale et politique, l’auteur reproche à Gênes le nivellement de la société. Il souhaite l’alignement de la Corse sur un modèle européen distinguant des groupes bien différenciés. C’est d’ailleurs au nom de cette revendication, leur but de guerre principal, que tant de notables choisiront la France, quand ils seront certains qu’elle vient vraiment pour rester dans l’île. Natali fait l’éloge de la monarchie, ce qui n’est pas surprenant au moment où la Corse cherche l’aide des royaumes de France et d’Espagne, et va se donner un roi. Cependant, sous ses allures “ archaïques ”, le Disinganno est bien un texte des Lumières : il justifie l’action de peuples qui ont pris les armes contre leur “ souverain ”. La Giustificazione (“Justification de la révolution de Corse et de la ferme résolution prise par les Corses de ne plus jamais se soumettre à la domination de Gênes ”), de l’abbé Salvini, prend la suite du Disinganno, dans un contexte que vingt ans d’histoire ont modifié. Gênes n’était pas restée inerte sur le plan de la propagande et, en 1737, l’évêque du Nebbiu, Giustiniani, avait publié une réponse à Natali, la Réponse à un libelle fameux intitulé Disinganno. La première Giustificazione, en 1758, vise notamment à combattre ses thèses. Dès1759, Giustiniani répond aussi à Salvini. Celui-ci intègre à la nouvelle édition de son livre ses réponses, et les réfute à son tour. Alors qu’en 1758, l’auteur se dit surtout contraint de répondre aux calomnies génoises, en 1764 sa dédicace à “ son excellence monsieur Paoli, général du Royaume et chef du Magistrato suprême de Corse ” donne un caractère officiel au livre, dont les idées sont présentées comme “ des armes ” tendues au chef de l’Etat. L’argumentation est proche de celle du Disinganno, avec un plan inverse : on part de la démonstration concrète de la tyrannie génoise, puis on passe à la théorie du droit naturel, qui autorise à la renverser. Gênes est tyrannique par absence de droit légitime ainsi que par un exercice du pouvoir qui ne vise qu’à écraser ses sujets. Le premier argument concerne la destruction de la noblesse corse, que Gênes a voulu “ confondre avec le peuple le plus infime ”, comme le prouvent des exemples très précis. De plus, Gênes a fait de la Corse un lieu où les plus misérables de ses nobles viennent refaire leur fortune. Juges vénaux, exploitation coloniale, usure qui ruine les débiteurs corses, Salvini dresse un tableau terrible d’abus qu’il assure avoir “ vus de ses propres yeux ”. Contre les limites d’Ancien Régime posées au commerce corse, l’auteur, dans une conception quasi physiocratique, défend le libéralisme économique. Il situe ainsi le projet des Corses dans des courants modernistes dont sont bien loin leurs adversaires. S’appuyant sur la théorie du droit naturel, Salvini admet que le droit à la révolte ne peut s’appliquer qu’en dernier recours. Interdit aux particuliers, il ne vaut pour les peuples qu’après l’échec de toutes les tentatives de règlement pacifique. Ensuite, il appartient aux notables du pays “ pour assurer la conservation et la tranquillité de l’Etat, et pour pourvoir au bien public ”, de déposer le mauvais Prince. Les Génois ont appliqué ce droit pour se débarrasser du gouvernement des rois de France. Comment l’interdiraient-ils aux autres ? Après avoir résumé l’histoire de la Révolution corse, il en appelle aux Puissances européennes. D’abord la Papauté, qui doit envoyer un visiteur apostolique. Ensuite les autres Etats, qui ont tous intérêt à régler un problème d’où peut venir un embrasement général. Ils devraient donc aider les insulaires, au nom de la Justice que Dieu leur a donné mission d’établir. Le pays le plus concerné est la France : Salvini suggère au “ Roi très chrétien ” de “ nous accepter soit sous votre douce domination, soit sous votre protection”. La présence française dans l’île est donc envisagée, mais sous la forme d’un protectorat issu d’une négociation directe avec les Corses eux-mêmes, laissant à ces derniers l’organisation qu’ils se sont donnée. C’est le choix opposé que fait la France en 1768, et d’une monarchie fondée sur la notion de droit divin, on ne pouvait guère en attendre d’autre. Nos deux grands ouvrages théoriques ont donc un contenu commun. Leur différence vient de leur époque de rédaction et de leur longueur : l’un se situe dans une révolution débutante, l’autre quand un pouvoir national s’est affermi. Le premier est clair et direct, le second exhaustif, au point de répondre dans le détail aux objections de l’adversaire. Tous deux, sous leurs apparences conservatrices, sont bien liés aux Lumières, dans leur forme modérée. Révolutionnaires par les théories qu’ils proposent, ils ne le sont pas sur le plan social : ils défendent l’alignement de la Corse sur les sociétés d’ancien régime, avec la reconnaissance d’une noblesse. Le premier panthéon corse qu’ils élaborent inclut d’ailleurs les seigneurs cinarchesi, mais pas Sambucucciu, qui a fait entrer les Génois en Corse dans le cadre d’une collaboration internationale entre partis populaires. La création d’une aristocratie est d’ailleurs une revendication dominante, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Paoli. Les députés de la nation demandent ainsi en 1753 que l’on divise “ la nation en trois ordres ou rangs…, que le premier soit formé des premières familles, les plus anciennes et les plus aisées du Royaume… ”. C'est aussi la position du marquis de Cursay, envoyé du roi de France. Dans les revendications n’apparaît guère la reconquête des terres communautaires, inféodées à des Génois mais aussi à des Corses, alors qu’il s’agit du principal motif de lutte pour les populations rurales qui sont le soutien de la révolution. A côté d’un courant aristocratique et du courant démocratique moderne représenté par Paoli, une idéologie à la fois populaire et liée à des traditions séculaires est repérable dans la révolution corse, où court en permanence un fil « anarchiste ». Ce “ mouvement populaire insensé ” de 1729, que stigmatisaient les Génois, a aussi inquiété les notables qui ont dû en prendre la tête “ pour freiner leurs incursions désordonnées ”. “ Nous sommes tous chefs ” répondent des insurgés en 1733 quand on leur demande qui les commande. Cette vision, que personne dans l’île n’a exprimée clairement, affleure dans le projet de Rousseau : il l’a tirée de ses lectures sur la Corse, de rapprochement avec la Suisse d’autrefois, et surtout de la logique de ses propres théories. Ce n’est que pour la Corse et la Pologne que Rousseau s’est livré à un travail aussi précis, les grands Etats étant allés trop loin à ses yeux dans le sens de la corruption pour qu’on puisse encore espérer quoi que ce soit pour eux. Inachevé, le texte n’a pas été connu de ceux auxquels il prétendait être utile. Malgré son titre, il n’est pas “ constitutionnel ” à proprement parler et présente plutôt des orientations générales. Il reprend les grands thèmes de Rousseau, notamment son article Economie politique de l’Encyclopédie. Ses propositions visent à unifier le peuple corse, à lui donner des sentiments communs et à préserver un mode de vie égalitaire. Des divergences apparaissent par rapport à la politique paoliste. Hostile à toute recherche d’un développement moderne, qu’il juge peu efficace et surtout dangereuse sur le plan moral, Rousseau souhaite maintenir l’absence de monnaie, qui peut être remplacée “ par la voie d’échanges ou à l’aide d’une simple monnaie idéale ”. L’absence de commerce maritime est, elle aussi, un bien. Rousseau juge plus importante l’agriculture, qui crée des citoyens indépendants et libres. “ La culture de la terre forme des hommes patients et robustes ”, donc de bons soldats, et garantira la croissance de la population. Aux impôts proprement dits il préfère les “ corvées ”, un travail commun dans la tradition corse de l’aiutu. Sur le plan social, Rousseau s’affirme favorable à la plus grande égalité possible : “ la loi fondamentale de votre institution doit être l’égalité ”. La destruction de la noblesse par Gênes est un bien, et il serait absurde de rétablir des privilèges abolis. Loin de chercher à imiter les autres, les Corses doivent “ ne compter que sur eux (-mêmes) ”. Rousseau propose une Corse rustique, celle des pieve de l’intérieur contre les villes aux habitants “ esclaves ou mutins, jamais libres ” ; celle de la frugalité contre la décadence. C’est une Corse totalement décentralisée, sans véritable capitale. L’unité populaire doit se fonder sur la diffusion du sentiment patriotique, soutenu notamment par des cérémonies. Ainsi un serment solennel est prêté par les hommes de plus de vingt ans, qui deviennent citoyens. Il est prévu ensuite que l’on ne puisse devenir citoyen à part entière que quand on a une maison et au moins deux enfants. Pour Rousseau, la citoyenneté est donc un droit, mais doit aussi se mériter. Si ce texte surprenant n’a pas eu d’écho direct sur l’île, il insère bien la révolution corse dans le cadre des Lumières et des débats qui en divisent les représentants. Paoli se classe ici dans le courant dominant parmi les philosophes, tandis que Rousseau espère la réalisation dans l’île de son idéal politique. N’avait-il pas écrit dans le Contrat social qu’elle étonnerait le monde ? C’est dans un cadre idéologique différent à la fois de Salvini et Natali et de Rousseau que se situe Paoli, dont la pensée s’exprime notamment dans la Constitution de 1755. Ce texte, il est vrai, est à usage d’abord interne alors que les textes “ justificatifs ” s’adressent avant tout à des puissances monarchiques qu’on ne veut pas inquiéter. Adoptée à la Cunsulta de Corte du 16 au 18 novembre 1755, la Constitution est sans aucun doute l’œuvre de Paoli lui-même, général de la nation depuis quelques mois. Il indique d’ailleurs en 1768 qu’il défendra “ cette forme de gouvernement qui est presque entièrement son œuvre ”. Le terme de “ constitution ” ne correspond pas au sens de ce mot dans la tradition française : un texte indiquant de manière exhaustive les structures de l’Etat et les rapports entre les pouvoirs. C’est plutôt, comme le texte de Rousseau, un texte général d’orientation, permettant des adaptations ultérieures. La Constitution fixe de façon stable les institutions que la Corse a élaborées dans l’urgence, au coup par coup, en vingt-cinq ans. Paoli est le rédacteur mais c’est l’histoire précédente qui en a été l’auteur inconscient. La culture acquise par le général hors de l’île, les textes théoriques qu’il connaît, ceux de Montesquieu et surtout de Machiavel, y jouent un rôle, mais inférieur à celui de la tradition insulaire. Toutes les institutions définies ont déjà fonctionné, mais de manière informelle. Dès la cunsulta de Corte de 1735 était défini un “ système de gouvernement provisoire ”, reprenant lui-même des décisions déjà prises. Les mots nouveaux choisis en 1755 sont importants : constitution, cela implique l’organisation permanente d’un Etat indépendant, et non plus un gouvernement provisoire jusqu’à un accord avec Gênes ou un autre Etat. “ Diète ” pour désigner l’assemblée veut dire que la Cunsulta, jadis réunie selon les besoins par des dirigeants de fait, aura désormais des sessions régulières à des dates prévues. Le mot de Nation prend aussi le sens politique qu’on lui donnera dans la Révolution française : il ne renvoie plus à la simple origine commune, mais à des choix politiques. “ La nation ” selon les contextes, veut dire l’ensemble des Corses, ou le parti patriote par opposition aux partisans de Gênes ou de la France. Le préambule ne justifie plus la révolte par l’idée d’exception tyrannique. Il affirme au contraire comme une évidence, pour tout peuple, le droit d’être libre. Le peuple corse, “ légitimement maître de lui-même ”, a “ reconquis sa liberté ”. Celle-ci est donc présentée comme naturelle à l’homme. Un manifeste de 1761 parle de “ cette liberté naturelle avec laquelle on naît ”. Le but du gouvernement est “ le bonheur de la nation ”. Le cadre général reste celui des Lumières, mais la révolution corse renonce à chercher le soutien de pouvoirs établis : pour eux, elle conservera toujours le défaut d’avoir renversé son Prince. Les soutiens possibles ne se trouvent plus que dans le courant “ philosophique ”, devenu en Europe une véritable puissance. Les pouvoirs exécutif et législatif sont relativement séparés : les décisions de la Diète ne dépendent pas de l’exécutif. Le général n’y siège pas, mais préside le Conseil d’Etat qu’elle élit. Ce conseil, d’abord très nombreux (36 présidents et 108 conseillers, soit 144 membres) est modifié plusieurs fois : 18 membres élus pour 6 mois en 1758, 9 membres élus pour un an en 1764. Le général est visiblement nommé à vie, sauf en cas de démission ou de destitution (1764). Chaque année il présente à la Diète un compte-rendu de mandat. Il a double voix au Conseil, et son vote est décisif dans le domaine militaire. Les affaires étrangères sont de son domaine propre, même s’il doit consulter les députés, selon une décision prise dès juillet 1755 lors de l’élection de Paoli. L’apparente séparation des pouvoirs ne va pas plus loin : aucun pouvoir judiciaire distinct du législatif n’est signalé, et c’est dans le Conseil d’Etat lui-même que se trouve la Chambre de Justice, tribunal suprême aussi bien qu’autorité politique. En fait, la plupart des jugements sont rendus par des juridictions spécialisées, à différents niveaux territoriaux. Le Sindicato, composé du général et de quatre membres de la Diète, chargé de contrôler les magistrats, fonctionne comme tribunal itinérant. La Diète peut aussi instituer une Giunta di guerra, dans des circonstances exceptionnelles - c’est-à-dire tout le temps, vu la guerre permanente. Après 1762, la giunta peut condamner à mort. La justice est ainsi un rouage essentiel du pouvoir politique. Si la guerre interdit l’expression d’oppositions violentes un débat politique véritable existe. Paoli, même si sa légitimité est indiscutée, est loin d’imposer toujours sa volonté. Ainsi, il tente, sans succès, de réduire le nombre de membres de la Diète de 300 à 67, en demandant l’élection au second degré d’un député par pieve plutôt que par paroisse. Si la décision a été votée en 1763, la résistance n’a visiblement pas permis son application. La Diète a parfois refusé d’adopter les propositions du général. En mai 1764 elle n’accorde au Conseil d’Etat qu’un droit de veto suspensif, et non le veto absolu qu’il souhaitait. La même année, Buttafoco rédige un “ mémoire au sujet de la constitution politique à établir ”, qu’il adresse d’ailleurs à Rousseau parmi les documents sur la Corse qu’il fournit au philosophe. La séparation des pouvoirs, le refus d’une justice arbitraire, la place à accorder à la noblesse sont autant de thèmes manifestant une certaine opposition, à la fois légaliste et aristocratique, à Paoli. Celui-ci limite souvent les débats où il pourrait être en difficulté. De plus, dans un Etat en guerre permanente, l’organisation militaire (commissaires et capitaines d’armes), entièrement aux mains du général, représente un pouvoir politique parallèle, structuré et efficace. Ni despote éclairé ni démocrate angélique, Paoli est amené à des compromis entre des forces contradictoires. Son autorité est absolue : il est impossible que soit élu quelqu’un qui lui déplairait. En même temps on le voit céder à des pressions de l’opinion publique, par exemple quand le Sud exige la libération d’Abbatucci, incarcéré sur de vagues soupçons. Probablement rédigé par l’abbé Guelfucci, proche collaborateur de Paoli, l’ouvrage passionnant, encore insuffisamment étudié, La Corsica ai suoi figli (“ la Corse à ses enfants ”) comporte des thèmes et des formules qui se retrouvent dans la correspondance du Général comme dans les textes officiels . Il affirme la nécessité d’un gouvernement fondé sur des lois justes, recherchant “ l’utilité publique et le bien des sujets ”. Il définit le régime corse comme république démocratique : “ l’Etat de République, que vous représentez aujourd’hui, exige un esprit d’égalité ” alors que le mot de « république » évoquant Gênes, était généralement tabou. Il ne regrette pas l’absence d’aristocratie. Il insiste surtout sur le combat contre des valeurs archaïques comme “ le point d’honneur, peste et poison de la société humaine ”. “ Dans quel Code est écrite cette loi très inique qui permet de défendre les mauvaises causes de ses parents et amis ? ”. Les haines privées en effet affaiblissent le corps social : “ l’homicide est la première cause de votre esclavage ”. La justice doit être ferme et impartiale, et il faut “ bannir le nom exécrable de Parti ”. C’est la justification idéologiqque de la lutte de Paoli contre le clan. Paoli a aussi été amené à théoriser au jour le jour, dans sa correspondance surtout, ses orientations politiques. Son pragmatisme n’empêche pas une fidélité absolue à quelques grands principes. Paoli défend durant toute sa carrière le droit de chaque peuple à choisir son avenir. Il y insiste particulièrement à propos de la Corse, affirmant que les Génois n’ont aucun droit sur elle, mais que, même s’ils en avaient, cela ne les autoriserait pas à céder l’île sans le consentement du peuple. “ Je soutiendrai la cause de la liberté, même si je me voyais sous la mannaia (guillotine primitive) ”, écrit-il en 1768. Dans son exil anglais, il regrette que les circonstances n’aient pas “ permis que notre pays se gouvernât sous cette constitution qu’il avait élaborée lui-même ”. C’est que l’essentiel pour un peuple, c’est d’être “ libre”. Il écrit lors de la conquête : “ les Français disent qu’ils ne veulent pas nous faire la guerre ; mais ils ne dissimulent pas que nous devons être sujets de la France. Notre peuple ne se voit pas récompensé de tant de sang versé dans une si longue guerre ”. Quand son ami Benedetti, qui va le voir à Londres en 1776, lui dit que les Corses sont heureux, il répond de façon significative: “ les Corses ont bien raison d’aimer mieux être sujets du roi de France que de quelque autre puissance que ce soit, mais ce que je voulais, c’est que les Corses fussent libres et non sujets ”. Paoli défend une démocratie modérée fondée sur l’observation de la loi. Ce choix lui fournit une grille de lecture par rapport à l’ensemble des événements et des forces politiques. Le régime qu’il a instauré en Corse, c’est celui où “ la loi est si claire que chacun peut l’administrer ”, où “ nous sommes les exécutants de la loi, dont nous sommes les sujets ”, celui où seul le vote régulier d’une assemblée doit l’emporter. “ Le peuple n’ignore pas le système et la constitution de notre gouvernement. Sans lui aucune résolution importante ne se prend ”. Au moment de la conquête française, il indique qu’il “ doit défendre la liberté de la nation jusqu’à ce que dans une autre cunsulta il reçoive d’autres ordres ”, et demande le temps de réunir une assemblée : “ Je ne suis pas maître de déclarer le peuple sujet de la France. Je demande un peu de temps pour le réunir, et, s’il lui plaît de décider ainsi, je ne m’opposerai pas à ses décisions, et j’irai vivre sous d’autres cieux, ceux d’un pays libre ”. La liberté de la nation est inséparable de la garantie des libertés individuelles. Cela surprend l’abbé Expilly qui le rencontre en 1756 : “ il me répondit que la Corse était devenue pour ses habitants un pays libre, et qu’ils étaient les maîtres de s’y comporter comme bon leur semblerait par rapport à eux-mêmes, et que les étrangers, de quelque nation qu’ils fussent, jouissaient dans l’île d’une entière liberté ”. Consulté sur la possibilité d’installation de Juifs à Ile-Rousse, et sur leur droit de pratiquer leur religion, il répond aussitôt favorablement. Après 1789, sa position modérée l’éloigne aussi bien des monarchistes que des démocrates “ sanguinaires ”. Il condamne la période terroriste de la Révolution : “ ce gouvernement ne peut durer, il doit finir en guerre civile ; ses lois sont trop violentes et ne nous conviennent pas ”. Mais il rejette tout autant l’ancien régime français, critiquant “ ceux qui une nouvelle fois et sous le même despotisme voudraient la (la Corse) rendre sujette des Bourbons ”. Il reste hostile aux monarchies absolues en général. S’il s’oppose en 1800 à la révolte inspirée par la Russie en Corse, c’est parce qu’il en prévoit l’échec mais aussi en raison de la nature de l’Etat russe : “ ce gouvernement est-il à désirer pour un peuple qui a toujours combattu pour la liberté ? ”. Quand le marquis de Cursay, ancien envoyé du roi de France, juge nécessaire l’établissement d’une noblesse en Corse, Paoli répond que “ la parfaite égalité est la chose la plus souhaitable dans une démocratie ”. Contrairement aux rumeurs répandues à l’époque, il n’a ni créé d’ordre de noblesse, ni songé à monter sur le trône. Les Corses “ ont goûté les fruits et les avantages de la liberté dans un gouvernement libre, dans lequel toutes les conditions participaient ” écrit-il en 1776. Bien des éléments montrent chez lui le choix de la frugalité dans sa vie quotidienne. En témoignent des lettres où il demande un mulet pour franchir les Monts, ou bien estime que l’on s’étonnerait de lui voir “ deux costumes neufs en même temps ”. De retour dans sa maison en 1790, il passe pour avoir brisé les vitres nouvellement placées, dont le luxe l’aurait mis au-dessus de ses concitoyens. “ L’égalité des droits résiste mal à une trop grande disparité des richesses ”. Ce choix de la pauvreté dépend certes des maigres ressources de la Corse indépendante, mais il faut y voir aussi une décision politique. La cohérence de cette vision se vérifie dans chaque domaine de l’action gouvernementale. C’est le cas pour la justice. Le caractère essentiel de la ghjustizia paulina, plus que sa sévérité proverbiale, est sa rapidité. “ Je ne conçois pas la lenteur dans le châtiment des coupables ”. Il s’agit de devancer le processus de la vendetta, en se saisissant du coupable avant qu’elle ne se déclenche. Cette arrestation peut se faire par des pressions sur sa famille, en la menaçant de destruction de ses biens, maisons ou arbres fruitiers. La répression a été particulièrement dure contre la vendetta transversale, qui permettait de se venger sur n’importe quel parent du coupable. Elle semble avoir été éradiquée depuis cette époque. C’est un appel à la mobilisation civique que lance par exemple Paoli en juin 1759 : “ comment voulez-vous conserver votre mérite auprès de la patrie, si vous voyez avec indifférence couler à flots le sang de vos compatriotes ? ”. Selon Rossi, pourtant peu favorable à Paoli, “ les Corses vivaient dans une paix profonde, grâce à la justice prompte et impartiale du gouvernement national, et avaient pitié des présides, qui vivaient dans la discorde ”. Cependant, les méthodes employées sont souvent expéditives : “ un peu de sang versé en épargne beaucoup ”. Elles sont sans doute ce qui éloigne le plus la pratique corse des Lumières européennes. A remarquer cependant la répugnance qu’exprime Paoli pour les méthodes violentes ou barbares. Ainsi il a d’abord refusé de mettre à prix la tête du gouverneur Grimaldi, en rappelant que Gênes a commandité l’assassinat de chefs corses : “ si nous jugeons cela détestable, nous pourrions mériter le même blâme pour le même motif ”. La justice “ ne considère pas les partis ”. Le premier heurt grave entre Paoli et Matra aurait porté sur ce point, et le général fait un grand effort pédagogique à ce sujet. En témoigne l’anecdote de l’homme à qui il promet la grâce de son neveu s’il lui assure qu’elle ne portera pas tort à l’intérêt public. Il le contraint ainsi à réfléchir et à retirer sa demande. Les choix concernant la place de la Corse dans le monde sont aussi inséparables d’une vision issue des Lumières. Si Paoli a pour objectif la seule Corse, il a une vision claire des rapports de force mondiaux. Surpris en 1768 que l’Angleterre n’intervienne pas et laisse la France s’installer en Corse, il sait mesurer les changements intervenus trente ans plus tard. “ Notre pays n’a plus maintenant une grande importance. Son sort sera décidé à la paix ” Il est hostile à toute politique de conquête extérieure, et ce sera un des motifs de sa rupture avec les révolutionnaires français, dont il désapprouve en 1792 la guerre contre l’Europe : “ qu’ils fassent ce qu’ils veulent et qu’ils nous laissent tranquilles. Nous n’avons pas besoin de guerre ni de conquête, mais de liberté et de paix ”. Il déplore l’expédition lancée “ contre le bon roi et la pauvre Sardaigne ”, dont l’échec lui sera attribué par ses adversaires alors qu’il est dû à la mauvaise qualité des troupes concernées. La politique internationale devrait avoir selon lui des bases idéologiques plutôt que d’“ intérêt national ”. En 1801 il indique qu’il jugerait bon un accord entre France et Angleterre. Ce sont en effet les Etats exprimant ces valeurs des Lumières auxquelles il tient : “ ils en feraient bien plus si, unis, ils voulaient s’opposer à l’ambition des puissances militaires et donner ainsi la paix au monde ”. Au plan économique, si Rousseau souhaite le moins de développement possible, les principaux courants corses y sont tous favorables. Théodore, s’il est bien l’auteur du testament politique qui lui a été attribué, voulait “ protéger le commerce dans toutes les différentes branches ”, et jugeait bon “ le luxe des citoyens, celui de la capitale, et surtout celui de la Cour ”. Il insistait sur l’impôt sur la terre, “ que les possesseurs de terre doivent à ceux qui n’en ont point ”. La Corse aurait dû devenir “ un entrepôt pour tous les peuples qui naviguent dans cette mer ”. L’action de Paoli en ce domaine est bien connue, avec notamment la création du port d’Ile-Rousse et la frappe d’une monnaie “ pour abolir toute trace de l’antique servitude, comme pour en obtenir le profit qu’en tirent tous les autres Etats ”. Le développement culturel est aussi une priorité, et on voit s’implanter une imprimerie dans l’île. Un journal officiel, les Ragguagli, est destiné à l’information du public. Enfin la fondation de l’Université en 1765 poursuit un double objet : répandre la culture et former des cadres “ aptes aux charges publiques ”. Autant d’idées importantes du siècle qui se trouvent mises en pratique. Les rapports de la révolution corse et de l’Eglise sont à considérer de près. En effet, dans les conditions concrètes de la France du XVIIIe, le combat des Lumières rencontrait nécessairement sur son chemin l’Eglise catholique, pilier de l’Ancien Régime. Rien de tel dans l’île, où le clergé “ de base ” participe à la révolution et lui fournit ses cadres : pour n’en citer que quelques-uns, les théoriciens, Salvini et Natali ; le responsable du journal officiel et ministre des finances, Rostini ; le collaborateur le plus direct de Paoli, Guelfucci ; le dernier résistant armé au nom de l’Etat corse, Circinellu. De là une certaine étrangeté par rapport à la situation française. Pour Paoli il importe d’intégrer le clergé à la vie de l’Etat, tout en limitant son autonomie. C’est ce qu’entend sans doute l’envoyé anglais qui écrit que “ la religion n’a pas un grand poids pour lui ”. S’il n’est certes en aucune façon un ennemi de la religion, il tient à sa liberté de pensée et de raisonnement : “ je suis un homme qui sert Dieu comme son père céleste et non comme un esclave à la Cour d’un souverain ”. Sa vision religieuse peut sembler déiste plus que purement chrétienne : “ nous ne nous sommes pas faits tout seuls. Nous sommes la création de l’Auteur de la Nature ”. En Corse la question religieuse est étroitement liée à la politique, dans la mesure où l’Eglise détient depuis le Haut Moyen-Age l’alto dominio, la domination suprême sur l’île, et où les Corses révoltés ont fait aussitôt appel au Pape. Au XVIIIe siècle le clergé corse a parfaitement admis que, dans certains domaines, les choix dépendent de l’Etat. Le gouvernement corse, en même temps qu’il demande un visiteur apostolique, “ interdit tout commerce avec les évêques, et donc de recevoir leurs édits, ordres ou lettres ”. Il refuse le versement des dîmes à ces évêques génois réfugiés dans les villes, et les fait saisir “ au profit de la Nation ”. La venue du visiteur, malgré les protestations génoises et les tentatives d’arrestation, marque un grand succès du gouvernement national. On accepte visiblement sans problème l’utilisation de cloches ou de tabernacles, pour la fabrication de canons et de monnaie. Paoli réussit en 1791 à convaincre une large majorité de prêtres de prêter le serment à la Constitution : “ jurez de bonne foi ; ne jurez pas contre votre conscience, mais éclairez-vous ”. Il est à cette époque comparé dans des tracts à “ Saül persécuteur de l’Eglise ” et commente ironiquement les textes de monseigneur de Verclos : “ voyez cette lettre, et dites si elle ressemble en quelque façon à celles des apôtres… ”. Si on compare la vie politique de la Corse à celles des pays en révolution dans la même période, son caractère démocratique apparaît évident. On n’y constate ni répression grave contre des opposants pacifiques, ni attaques directes du général contre le pouvoir que représente la consulta. Qu’on se rappelle la destruction autoritaire du Long Parlement par Cromwell : “ allons, allons, nous en avons assez de tout ceci. Je vais mettre fin à votre caquetage… ” ou les pressions armées exercées sur les Assemblées durant la révolution française pour les contraindre à tel ou tel vote (“ canonniers, à vos pièces ”). On ne trouve rien qui en approche chez Paoli, et on doit constater que les consulte, qui refusent souvent des propositions de l’exécutif, sont bien plus proches de ce que nous considérons aujourd’hui comme une vie démocratique véritable. Doté d’une “ forme durable et permanente ”, fondé sur le respect de la loi, fonctionnant durant quarante ans sans revenir à un pouvoir aristocratique, monarchique ou despotique, malgré le bref épisode théodorien, le gouvernement corse est le premier à démontrer que la démocratie peut exister dans le monde moderne : non pas explosion brutale et provisoire de foules incontrôlables, mais régime “ normal ”, stable et serein.

Jean-Marie ARRIGHI