Mon île,

Mon île,

 Prologue

 Expire…

 Avec chaque expiration on vide un peu de passé caché dans nos poumons, dans nos pensées, dans nos cœurs.

        En silence, au milieu de la nature, on entend plus facilement les pas de notre passé qui se promènent encore dans nos pensées et dans notre âme.  Dans les grandes villes, même si nos souvenirs mettent des talons, on n’entend plus leur bruit sur le béton de nos instants…

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 Mon île d’une beauté sauvage, je t’avoue…je ne t’avais pas choisie…je voulais partir à Genève pour mon deuxième semestre de master. C’est toi qui m’as choisie et je te remercie. Tu n’as pas seulement complètement changé ma vie…tu m’as donné la vie ! Huit mois passés avec toi représentent pour moi l’équivalent de presque 29 ans vécus ailleurs…

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 C’est le 1er février 2017. Mon avion va atterrir à Ajaccio dans 15 minutes…un sentiment étrange que je ne comprends pas m’envahit...

 Je viens de Roumanie, un très beau pays, comme chaque pays du monde entier d’ailleurs. J’arrive avec une valise qui pèse 19 kg dans laquelle j’ai entassé toute ma vie pour les prochains quatre mois ; de -17 degrés de Bucarest à +17 degrés à Ajaccio. Je prends le bus de l’aéroport et j’arrive à la gare pour prendre mon train en direction de Corte, la ville où se trouve l’Université Pasquale Paoli.

Un monsieur d’environ 45 ans, trop bronzé et trop ridé, fume une cigarette appuyé à la porte d’entrée de la gare. ’Je peux passer, s’il vous plait’… Il me regarde tranquillement et me dit en plongeant son regard dans mes yeux ‘Tu n’es pas d’ici (avec une sorte de piété et peut-être comme une menace dans la voix)… La gare est fermée. Assieds-toi tranquillement sur le banc là-bas, la gare va ouvrir à 14 heures a gara.’ Mais je suis en train de faire un mauvais rêve ?! Moi, je vais rester assise tranquillement à attendre durant deux heures ??? Mais comment serait-il possible de gaspiller deux heures de ma vie tranquillement assise sur un banc? Et depuis quand ferme-t-on les gares en plein milieu de la journée????

 Sur la façade de la gare d’Ajaccio, une horloge arrêtée indique toujours la même heure : 23h55, l’heure de ma naissance. Et la même heure restera jusqu’au jour où je vais quitter la Corse…Sur cette île, je vais trouver une autre dimension du temps.

 En Corse le temps aime les gens et il est généreux avec ses secondes…Il ne court pas comme un fou comme il le fait sur le continent. Je me souviens chaque seconde de ces huit derniers mois et de chaque émotion liée à chaque seconde.

Je viens de quitter deux jobs à Bucarest (un temps complet et un mi-temps) et un master en cours de soir. Cela fait une année que mon agenda d’une précision japonaise n’avait pas vu 2h non remplies avec au minimum cinq activités à accomplir. Je prends ma valise et je pars découvrir la ville. Je ne suis pas particulièrement impressionnée si ce n’est par la belle vue sur la mer. Je vois autour de moi des centaines de gens collés aux terrasses des cafés (un gaspillage sacré de temps et d’argent dans mon opinion) et ceux qui marchent sur le trottoir sont d’une lenteur insupportable. Ils s’arrêtent à chaque pas pour se faire des bisous (j’espère que je vais pouvoir éviter tous les bisous. La seule pensée de recevoir des bisous de la part d’inconnus m’exaspère déjà. Je dois trouver une stratégie diplomatique ; je vais dire que j’ai une maladie contagieuse de la peau…je vais trouver une solution…je ne vais pas me laisser envahir par ces bisous inutiles et illogiques). Tout me semble désorganisé et j’ai l’impression que tout le monde me fixe du regard comme si j’étais une extraterrestre…

Il est 14h30 et je retourne à la gare…la porte de la gare est toujours fermée et restera fermée jusqu’à 14h34. Le monsieur insolent de tout à l’heure fume, toujours tranquillement, contre un mur à côté de la porte d’entrée…Il me dit ‘Re-Bonjour’ et il me demande si je vais à Corte à l’université. Je ne lui réponds pas, je ne parle pas aux inconnus. Je m’éloigne un peu et j’attends. Une fois la porte ouverte je me précipite à la caisse pour acheter mon billet de train en me disant plongée dans mes pensées ‘J’ai fait une erreur’...Je ne sais pas comment je vais pourvoir rester dans cet endroit jusqu’à la fin de mon séjour Erasmus. (Les quatre mois prévus initialement deviendront huit par la suite car je vais rester aussi pour un stage à Ajaccio) Je ne colle pas du tout avec ce monde…Genève, je t’en veux ! Pourquoi n’as-tu pas eu de bourses disponibles cette année pour mon programme de master ???

 Notre destin est écrit

 Je suis à Corte début du mois de mai. Je n’arrive pas à supporter la pensée que je vais devoir me déraciner de ma forêt et de ma rivière dans quelques jours. Je me réveille tous les jours à 6h et je fais du footing le long de Restonica. J’ai froid tous les matins mais je me contente de l’odeur du jasmin. La Corse m’a appris qu’on ne peut pas tout avoir en même temps et au même endroit. Je m’assois sur un rocher au milieu de la rivière et je regarde cette nature d’une beauté digne de débout du monde…Peut-être que la forêt a envie de garder pour toujours son printemps, peut- être que la rivière aimerait retourner vers la source, peut-être que le soleil est parfois triste et ne veut plus sourire à notre planète. Pourtant la nature suit son destin. Nous, les êtres humains, même si on l’oublie parfois, nous sommes partie intégrante de la nature…nous avons aussi un destin qui est écrit…et tout ce que nous pouvons faire est de l’embrasser…Natu a parsona, natu u distinu

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 Je rentre à la maison et je vérifie ma boîte mail. J’ai été acceptée pour un stage à Ajaccio pendant l’été. Je laisse mon avion partir avec ma place vide. La Corse m’a appris qu’il faut toujours renoncer à quelque chose afin de gagner une autre chose en échange. Sans regrets et sans remords…

 Fragment de mon journal après une semaine à Ajaccio

 ‘Je suis réveillée par les premiers rayons du soleil, par le chant des oiseaux et par le parfum de jasmin du jardin. Je vais courir jusqu’à la plage. Pour quelques instants, la mer et moi, on se regarde tranquillement comme si on se connaissait depuis toujours…entre nous le silence est naturel et apaisant comme entre deux vieux amis. Je rompe toujours le silence en lui posant quelques questions sur ce que je devrais faire de ma vie et elle me répond chaque fois que je dois vider mes pensées et remplir mon âme…

 Un de ces prochains jours je vais enfin l’écouter…’

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 La famille corse

 Toute l’île est une grande famille...On ne peut pas vivre en tant qu’individu seul en Corse. Tout est question de famille, de relations, de réseaux…Moi qui ai toujours été seule, extrêmement introvertie et enfermée en moi-même…moi qui n’ai jamais accepté de l’aide de la part de personne j’ai dû apprendre à remplacer le ‘Non, merci je me débrouille toute seule’ avec ‘Merci, sans vous je ne pourrais pas me débrouiller’.

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 La générosité des Corses n’a pas de limites. Je remercie toutes les personnes qui m’ont aidée, y compris les personnes qui m’ont aidée et que je n’ai même pas connues ni rencontrées et qui m’ont aidée quand même et qui m’ont fait confiance à l’Université et dans le cadre de mon stage.

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 Le mois de septembre est un mois plein de douleur pour les familles corses…les ‘enfants’ quittent leur île pour partir sur le continent pour leurs études ou leur travail…Dans toutes les familles la douleur et la tristesse vont se faire une grande place à l’intérieur de la maison et dans le cœur des parents jusqu’à Noël. La manière dont les parents corses aiment et font des sacrifices pour leurs enfants est comme la beauté de l’île…infinie.

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Je m’assois sur un rocher au milieu de la rivière et je regarde une grande famille d’hirondelles qui chantent joyeusement et qui volent chaotiquement de droite à gauche en touchant presque la surface de l’eau. Dans le haut du ciel, entre les sommets de montagnes, j’observe un aigle solitaire qui plane lentement dans son monde silencieux. La Corse m’a appris que pour comprendre la vie et pour se réjouir de ses moments nous devrions être parfois des hirondelles et parfois des aigles.

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 Dans les familles corses il y a toutes les semaines un baptême, un mariage ou un enterrement. Ils vivent tous corps et âme ces trois étapes qui marquent la vie humaine. Ils acceptent de la même manière la joie, l’amour et la douleur. Ils vivent leurs émotions avec honneur et avec la dignité d’une montagne. La Corse m’a appris que la seule chose vraiment urgente et importante dans la vie est d’être à côté de la famille et de ceux qu’on aime.

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 Un matin, avant d’arriver au travail, je me suis arrêtée sur un banc devant la mer pour me contenter d’un moment de reconnaissance pour le lieu, les gens et les moments que j’ai dans ma vie. C'était calme…de temps en temps soit un touriste matinal soit un athlète passait sur la falaise troublant ma vue sur la mer qui reflétait le ciel en couleurs turquoise et rose. Quelques instants plus tard j'ai eu l'impression que quelqu'un passait derrière moi en faisant un bruit subtil sur l’asphalte avec une canne en bois. J’ai regardé discrètement et remarqué un vieil homme qui contournait mon banc comme dans les moments où quelqu'un prend une photo et la personne qui passe ne veut pas perturber la vue devant l’objectif. Comme s'il ne voulait pas me faire peur et m'inquiéter avec son âge et sa déformation ; pour éviter de troubler mon sourire tranquille de jeune femme en paix avec l’instant présent et me rappeler que la vie me ramènera à un certain point dans le même état dans lequel il se trouve maintenant...

 On ne peut jamais quitter la Corse

 Une fois qu’on a vécu sur cette île on ne peut plus jamais la quitter. Elle reste toujours en nous…On n’a pas tout simplement le choix.

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 C’est le 1er octobre 2017. Mon avion atterrit à Bucarest. Ici c’est un autre monde ; je me sens comme si j’étais sur une autre planète...Je me suis sentie ‘chez moi’ dans les bras de ma maman et de mes deux amies mais cette ville pleine de millions de bâtiments et de voitures m’effraie...Bucarest me semble trop futuriste, trop artificielle et trop rangée après seulement huit mois en Corse dans mon village et au milieu des paysages ‘sauvages’... j’ai le sentiment que la nature est insuffisante, trop cosmétisée et sans obstacles... Je me sens comme Crocodile Dundee à New York ; j’ai l’instinct de saluer tout le monde autour de moi, de leur sourire, de leur demander des nouvelles de leurs familles. Il me semble que les gens sont trop pressés et trop sérieux. Je ne comprendrai plus jamais leur impatience et leur précipitation. La Corse m’a appris l’art de m’arrêter, de regarder et de sentir tranquillement les moments…de ne pas m'enfuir du présent et de ne plus le juger. Nous arrivons tous au même endroit de toute façon.

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J’ai une sensation étrange…J’ai l’impression que je suis revenue juste physiquement à Bucarest…Dans la vieille tradition corse, quand une fille se mariait elle devrait quitter son village et sa famille et partir vivre dans le village de son mari avec les siens. Après une année passée à respirer le même air, à se nourrir des mêmes fruits et légumes du jardin et à marcher tous les jours sur la même terre, elle était enfin considérée comme des leurs. Je suis encore de leurs après huit mois...J'ai toujours du sable et du soleil sur ma peau et des gouttes d’eau de mer dans mes poumons et dans mes yeux...cette île de beauté a ressorti tout ce qui était le plus beau en moi et je ne pourrai jamais la faire sortir de mon âme... C'est un sentiment fort que j'accepte comme j'ai appris à accepter mon destin ; avec silence, résignation et dignité.

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 La Corse m’a appris que les choses matérielles s’abandonnent en une seconde…les souvenirs jamais. J’ai dû faire un grand ménage et une re-décoration majeure dans mon âme pour y faire une grande place à mon île.

 Je suis arrivée en Corse étant une jeune fille psychologiquement rigide et physiquement complexée…’On dirait que tu as toujours dans tes bras une famille de hérissons’ me disait toujours ma maman parfois en rigolant parfois sérieusement. Après avoir été pendant huit mois caressée par le soleil et par la mer j’assume ma féminité et mon corps et je trouve que mes défauts me rendent encore plus belle physiquement. Ma psycho rigidité s’est aussi adoucie légèrement. Je suis plus tolérante avec les gens autour de moi, avec leurs manies, avec leurs comportements…leurs ‘défauts’ me font sourire parce qu’ils dégagent de l’humanité. La Corse m’a appris que les erreurs ont leur beauté car elles nous rappellent qui nous sommes vraiment.

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 J’ai fait une mini attaque de panique en regardant le contenu de mon pot de miel de maquis qui baisse tous les matins et après avoir fini mon pot de confiture de figues corses j’ai fait carrément une journée de deuil. J’ai dansé dans la cuisine avec le pot vide en écoutant Sinfunia Nustrale. Moi je danse ?! Merveille, Santa Lucia !

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 Je m’assois sur un rocher au milieu de la rivière et je regarde derrière moi en amont. Je vois l'eau qui vient de la source...c’est notre passé qui jette parfois quelques gouttes sur l’instant présent et nous ne pouvons pas l'empêcher de couler à côté de nous...l'eau qui coule vers l’aval représente l'avenir…on ne voit pas clairement où elle va et ce que les instants prochains vont nous emmener. Le rocher sur lequel je suis assise est l’espace présent que je ressens entièrement… Il reste immuable et incarne tout ce que nous avons réellement dans la vie, le seul moment de vérité. La Corse m’a appris que nous sommes à la fois notre passé, notre présent et notre futur.

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 Je suis quelqu’un qui pleure rarement, d’ailleurs mes huit mois en Corse je n’ai jamais pleuré…pourtant une fois devant la porte d’embarquement de l’aéroport d’Ajaccio, j’ai commencé à pleurer le volume d’eau de Restonica et Tavignanu réunis. La Corse m’a appris à accepter également mes larmes et mon rire sans honte et sans m’excuser pour mes émotions.

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 Dans ma maison à Bucarest les coraux et les yeux de Santa Lucia me regardent d’un vase transparent tous les matins au réveil…

 

Cela fait quelques jours que ma valise traîne défaite et pleine de sable au milieu de ma chambre en noir et blanc où tout est rangé au millimètre et désinfecté comme dans un hôpital. Je la contemple tranquillement et je me dis toujours que je vais la ranger demain ; mais je sais que demain je vais la garder encore au même endroit…Je ne suis pas encore prête à la mettre au dernier étage en haut de mon armoire…

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 Tu resteras toujours dans mon âme, mon île ‘sauvage’, magique et d’une beauté de début du monde…

 Ti tengu cara Corsica,

 Alina