L'ENSEIGNEMENT MUTUEL ANNEXE 1

 

ANNEXE 1

 

Archives Nationales, Paris  F179368

 

Un important document de synthèse : à la veille de son départ, le premier recteur de la Corse fait le point sur la question de l’organisation de l’instruction publique en Corse. Il rend compte de sa mission en appuyant ses conclusions sur l’extrait du rapport du préfet au conseil général (session de septembre 1821) qu’il présente sur la colonne de gauche de sa correspondance. Sur la partie droite du document figurent les réflexions critiques que cette lecture lui inspire. Nous reproduisons cette pièce in extenso vu la portée particulière et générale de ses « observations ».

La lettre n°112 l’accompagne : elle est adressée au Conseil Royal de l’Instruction publique.

On comparera avec profit ces documents avec l’ensemble de la correspondance de Mourre

déjà publiée dans Salvatore Viale et la Toscane littéraire, BU-CCU, Corti, 1996.

 

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Lettre n°112

 

 

Ajaccio, le 22 octobre 1821

 

Monsieur le Président,

 

Monsieur le Préfet ayant bien voulu me donner communication de son rapport au Conseil Général de la Corse, j’en ai extrait l’article concernant l’instruction publique, que j’ai l’honneur de vous adresser avec quelques observations que j’ai cru utile d’y ajouter.

Pour qui connaît la Corse, cet article et la circulaire de Monseigneur l’evêque sur la langue française (a) sont deux pièces tellement remarquables qu’il serait peut-être ermis de croire qu’elles feront époque dans l’histoire de ce peuple, en marquant l’origine de la civilisation dont elles renferment les véritables principes qu’il ne s’agit plus que d’appliquer.

Une chose non moins remarquable, c’est la route singulière que prend ici la vérité. Naturellement elle devrait descendre d’un gouvernement éclairéà un peuple à demi-sauvage, et c’est ce peuple qui, après s’en être laissé pénétrer, la renvoie au gouvernement que ses grandes lumières empêcheront peut-être de la reconnaître, à cause de son extrême simplicité.

Dépourvu de tous les moyens qui m’avaient été promis dans la mission qui m’a été confiée, j’ai été réduit à me faire, en quelque sorte, une missionparticulière que je pusse remplir par mes seuls efforts ; je me suis attaché à semer, chez un peuple plein d’erreurs et de préjugés funestes, des maximes utiles à son bonheur. Je ne croirai pas avoir perdu tout à fait mon temps, si ces maximes qui viennent d’être proclamées par les autorités du pays, fixent enfin l’attention du gouvernement, et lui font connaître la haute importance des projets qui lui ont été présentés pour la civilisation de la Corse.

J’ai l’honneur, etc...

 

(a) : Il s’agit de la mise en place d’une épreuve de langue française obligatoire pour tous les candidats aux fonctions ecclésiastiques (cf .J.Thiers : Les Potirons, l’inspecteur et le gecko, Albiana, Levie, 1993, pages 115 à 118).

 

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Extrait du rapport fait par M.le Préfet de la Corse au Conseil Général du département, dans sa session du mois de septembre 1821.

 

Nous donnons entre crochets quelques éclaircissements indispensables.

 

N.B. M.le Préfet m’ayant prié de lui donner des notes sur l’instruction publique, je lui envoyai l’article suivant qu’il a inséré dans son rapport au Conseil général avec des changements que j’aurai soin d’indiquer. Ce rapport a été envoyé au ministère et doit être livré à l’impression. Ce qui a été conservé de mon article et ce qui en a été retranché m’a paru également propre à devenir le sujet de plusieurs observations importantes, qui ne sont point étrangères aux grandes questions qu’on agite en ce moment et qui ont pour objet la civilisation de la Corse.

 

Instruction publique

 

Je vais parcourir les différentes branches de l’instruction publique, et marquer soit les améliorations qu’elles ont reçues, soit les tentatives qu’on a faites pour les améliorer, depuis votre dernière session.

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Instruction primaire

 

Une nouvelle école chrétienne a été établie à Sartène : voilà le seul progrès que l’ instruction primaire ait fait dans l’espace d’un an. Quelques personnes, impatientes qu’on établisse un enseignement supérieur dans un pays où l’enseignement inférieur est encore à créer ont paru croire que les cinq écoles des frères et les deux écoles d’enseignement mutuel qui existent aujourd’hui suffisaient à la Corse. Elles suffisent tout au plus aux cinq communes où elles sont placées, à une population de 21.000 âmes. Mais les autres communes, au nombre de 150.000 âmes, ont-elles cessé de faire partie de la Corse ? (1) Ne réduisons pas tout un département à la commune que nous habitons ; car ce serait réduire le patriotisme à l’égoïsme (2). Or dans quel état se trouve l’instruction primairedans les huit-neuvièmes de la Corse ? Je puis vous le dire d’après une statistique qui m’a été faite avec beaucoup de soin, et dont le travail borné à un seul objet, a exigé plus d’un an, tant il est difficile non seulement d’améliorer ce pays, mais même de le connaître. Et cependant il faut commencer par le bien connaître afin de pouvoir l’améliorer (3)

 

Le nombre total des écoles de la Corse, outre les sept dont je viens de parler, s’élève à trois cent trente six, mais dans ce nombre il n’y a tout au plus que trente huit écoles véritablement primaires. Toutes les autres sont ou des écoles de latin ou des écoles mixtes dans lesquelles tous les genresd’enseignement sont confondus. Les écoles de latin, parmi lesquelles il faut comprendre les écoles mixtes, dont les élèves apprennent tous ou presque tous cette langue, sont au nombre de deux cent quatre vingt dix huit. Ce sont là des proportions inverses de celles qu’on observe sur le continent de la France où l’on trouve vingt écoles primaires pour une école de latin. La raison en est simple : c’est que la connaissance du latin n’est nécessaire qu’à un petit nombre d’individus, et que l’instruction primaire est nécessaire à tous. Examinez maintenant, Messieurs, en administrateurs, les effets qui résultent de ce nombre prodigieux d’écoles consacrées à un genre d’enseignement auquel les deux collèges suffiraient. Voyez les classes inférieures de la société poussées par la nature même de leurs études vers les hautes professions d’où la naissance et la fortune les excluaient, abandonner les arts qui réclamaient leurs bras et qui sont la véritable source de la prospérité d’un pays, et vous apercevrez peut-être là une des principales causes de la misère de cette île. Portez  vos regards plus loin, et dans ces études relevéesqui contrastent avec l’humble condition de la plupart de ceux qui s’y livrent, vous découvrirez l’origine de ces ambitions inquiètes et remuantes qui troublent si souvent la tranquillité des états.

 

Il n’en est pas de même de l’instruction primaire. Celle-ci, bornée aux connaissances nécessaires au pauvre comme au riche, au premier surtout pour n’être point l’esclave du second, ni le client trop obséquieux d’un patron trop exigeant (4), n’excite aucune ambition dangereuse. Elle ne déplace point les individus, elle ne confond point les rangs de la société. Elle ne fait que placer l’homme au-dessus de la brute, le citoyen au-dessus du serf. Serait-ce élever trop haut la dignité du chrétien ? Mais en même temps qu’elle éclaire la raison sans l’éblouir, elle ouvre le cœur à toutes les vertus qui dérive de l’habitude du travail, de l’ordre, de la soumission, des instructions et des pratiques religieuses. Ceci n’est pas une simple théorie. Comparez l’enfant privé de cette première instruction à celui qui la reçoit, et si vous voulez une expérience plus décisive parce qu’elle a été faite en plus grand, jetez les yeux autour de vous, et comparez ce qu’était il y a seize ans l’exemple de cette ville à ce qu’elle est aujourd’hui. Tous les habitants vous diront d’une commune voix que cette grande et heureuse évolution est l’ouvrage d’une seule mais excellente école primaire, et qu’elle s’étend et se développe de plus en plus à l’aide d’une nouvelle école digne de rivaliser sous tous les rapports avec son aînée .

Telle est la force et la puissance de cette première instruction, quand elle est ce qu’elle doit être, que par elle et par elle seule on peut régénérer tout un peuple. Mais que peuvent ces trente huit écoles disséminées dans l’intérieur de l’île ? Impuissantes par leur petit nombre,elles le sont bien plus encore par la nature de leur enseignement. Qu’est-ce que en effet que trente huit écoles de lecture et d’écriture en italien dans un département de France. Il suit de là qu’à proprement parler, l’instruction primaire n’existe point en Corse, et qu’il faut la créer. C’est ici, Messieurs, que je réclame toute votre attention.

 

La question qui nous occupe n’est pas simplement une question littéraire : c’est encore pour ce pays une question d’économie politique, de haute admiistration. Quand on propose de créer dans cette île l’instruction primaire, on propose en d’autres termes d’y créer l’agriculture, l’industrie, tous les arts de la civilisation. Cette opinion qui a l’air d’un paradoxe n’est pourtant qu’une vérité bien facile à démontrer.

Il y a parmi les causes qui s’opposent à la prospérité de ce pays, une cause première qu’il faut savoir démêler : c’est ce terrible préjugé, cette funeste passion de la vengeance. Faut-il s’étonner que l’agriculture, que l’industrie ne fassent aucun progrès là où il n’existe aucune sûreté ni pour les propriétés ni pour les personnes. Tous les moyens employés depuis 50 ans pour établir cette sûreté n’ont eu qu’un succès éphémère, parce que l’on s’est toujours borné à attaquer le mal dans ses effets, sans jamais remonter à la cause. Or, comment détruire cette cause ? Comment détruire des préjugés, des passions, si ce n’est par des lumières, par des vertus ? Si ce n’est par l’instruction publique, destinée à répandre les unes et les autres ? Si ce n’est surtout par l’instruction primaire qui embrasse le premier âge et pénètre toute la masse d’un peuple ? (5) Par cette instruction dirigée  toute entière vers ce but ? Revêtue et comme armée de la morale et des lois (6) et distribuée sur tous les points de cette île par des maîtres choisis avec soin et formés dans ce grand dessein ? (7)

 

Ces hautes considérations nous ramènent avec plus de force au projet qui vous fut communiqué l’année dernière et auquel vous regrettâtes de ne pouvoir consacrer les fonds nécessaires. (8)

 

J’ai levé cette difficulté (9) en prenant cette année sur les fonds disponibles, la somme demandée (10), en la votant, vous joindrez vos vœux aux miens, à ceux de la députation de la Corse, à ceux du Conseil Royal de l’Instruction publique. Vous entrerez dans les vues du gouvernement qui a déclaré (ce sont ses propres expressions) que l’instruction primaire était le plus sûr moyen de hâter la civilisation de cette île (11) et vous satisferez au besoin le plus urgent de cette population qui, par l’organe des comités cantonaux, réclame de toutes parts de bonnes écoles primaires.

 

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Collèges (12)

 

Les deux collèges de la Corse, après avoir été sauvés en 1818 ont fait d’année en année, par les réglements qui leur ont été donnés et par la protection constante de l’administration supérieure, des progrès sensibles qui ont frappé tous les esprits, mais on ne doit pas espérer qu’ils en fassent de nouveaux. Ils sont aujourd’hui tout ce qu’ils peuvent être, c’est-à-dire des collèges très médiocres. Il existe dans leur organisation (13) des vices qui s’opposent à toute amélioration ultérieure et qui ne peuvent être corrigés que ar des moyens qui ne sont pas à la disposition de l’Université.

Ces vices sont :

1°) le nombre insuffisant des chaires,

2°) la réunion de fonctions qui de leur nature sont incompatibles.

Il n’existe dans le collège de Bastia que quatre chaires et dans celui d’Ajaccio que trois dans le cours d’études qui en exige six, de là la nécessité de doubler les classes, ce qui nuit infiniment aux études... Un seul régent chargé à la fois du cours de philosophie et de celui de mathématiques est rarement en état et n’a pas le temps d’enseigner avec succès ces deux sciences. Les fonctions de principal deviennent nulles quand elles sont jointes à celles de régent : d’un côté la surveillance est impossible, de l’autre l’autorité est sans force. Malgré le zèle de leurs fonctionnaires des collèges aussi mal organisés ne peuvent jamais être de bons collèges.

Pour les améliorer on a proposé de leur donner une nouvelle et plus large organisation. La base de ce projet consiste dans l’admission à l’école normale particulière de Marseiklle de jeunes Corses destinés à remplir, après leur cours d'’tudes, les places nouvelles ou vacantes dans les deux établissements.

L’exécution de ce projet exige que le gouvernement joigne ses secours à ceux des deux communes. On s’est prévalu à cet égard de ce qui avait été fait par le gouvernement de Louis XVI pour le collège de Bastia, et de ce qui avait été décrété par le gouvernement impérial pour le collège d’Ajaccio.

 

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Haut enseignement

 

Le système entier de l’enseignement se compose de l’instruction primaire, de l’instruction secondaire ou collèges, et de l’instruction spéciale ou facultés. Vous avez vu, Messieurs, que la première n’existait point en Corse et que kla seconde y était très défectueuse. Vous en conclurez nécessairement que le moment d’établir la troisième n’est pas encore venu. Mais il dépend de vous de le hâter en secondant les projets dont l’exécution doit précéder et préparer cet établissement. Les diverses écoles s’appuyent les unes sur les autres comme les étages d’un édifice. Que dirait-on d’un architecte qui voudrait en poser le faîte avant d’en avoir jeté les fondements ? Laissons faire les architectes de l’instruction publique. Contentons-nous d’examiner leurs plans ou plutôt leurs devis et empressons-nous de leur fournir tous les fonds nécessaires. (14)

 

Commentaires portés par Mourre sur la colonne de droite du document

 

Observations

 

(1) : C’est la réponse à ce qui avait été dit l’année dernière dans le conseil général et qui fut même consigné dans les procès-verbaux de ses séances, ce qui n’a pas empêché qu’on n’ait redit cette année les mêmes choses.

 

(2) : La plupart des membres du conseil général ont été pris dans ces cinq communes : Ajaccio, Bastia, Corte, Calvi et Sartène qui sont aujourd’hui pourvues de bonnes écoles. Or, comme il n’existe aucune relation de commerce ni même aucune communication facile entre les différentes communes de la Corse, elles demeurent étrangères les unes aux autres, rivales et souvent ennemies. Point d'’ntérêt général et par conséquent point d'esprit public. Le patrimoine des Corses, tant vanté par eux, n’est qu’un prodigieux sentiment d’orgueil qui se réduit également à l’égoïsme.

 

(3) : les Corses ne connaissent ni leur pays, ni eux-mêmes, ce qui est prouvé par tous les discours, tous les écrits. Cette ignorance leur est commune avec tous les peuples qui demeurent concentrés chez eux et se répandant peu au dehors, ne peuvent point se comparer avec les autres. Quant aux Corses qui, ayant habité le Continent, n’ont pourtant publié sur la Corse que des fictions, il faut croire que par un sentiment de convenance ou de prudence, ou par d’autres motifs particuliers, ils ont voulu exprimer l’opinion de leurs concitoyens plutôt que la leur. Je rapporterai au sujet du plus récent de ces écrits ce mot très remarquable dans la bouche d’un Corse : « Un malade agit contre ses intérêts. Lorsqu’au lieu de faire connaître sa maladie au médecin, il s’efforce de la lui déguiser. » Il doit paraître bien plus étonnant qu’après plus d’un demi-siècle, le gouvernement ne connaisse pas encore la Corse, comme cela est démontré par plusieurs de ses actes et par ces commissions auxquelles il demande des renseignements et des projets ; mais cette ignorance peut encore s’expliquer. Le moral et le physique de la Corse sont dessinés à si grands traits et présentent un aspect si particulier qu’il est aisé à un étranger de s’en former en peu de temps une idée générale et juste. Mais cette idée générale qui suffit au simple observateur est loin de suffire à l’administrateur qui a besoin de documents très détaillés et très exacts sur les hommes et sur les choses, ainsi que sur les diverses localités. Or ces documents manquent à l’administration dont les chefs ne peuvent guère se les procurer par eux-mêmes dans un pays si difficile à parcourir, et peuvent encore moins les obtenir avec quelque exactitude des habitants pleins de préjugés et de passions. Si donc l’administration locale ne connaît pas assez bien la Corse, il n’est pas étonnant que le gouvernement, placé à trois cents lieues, n’en ait pas une connaissance suffisante. De là son hésitation perpétuelle, qu’augmente encore l’opposition constante qui règne entre les rapports de ses agents et ceux des Corses. De là la continuelle fluctuation entre l’opinion des uns et des autres et la versatilité de la politique à l’égard de ce pays. Pour éclairer à la fois le gouvernement, l’administration et les Corses il n’y aurait qu’un sul moye. Ce serait de faire une bonne statistique de cette île, travail long, difficile, dispendieux, mais tellement indispensable qu’on peut assurer que jusque là la Corse sera mal gouvernée. C’est ce qu’on a voulu insinuer dans cette phrase supprimée je ne sais pourquoi.

 

(4) : Il faut savoir ce qu’est le patronage en Corse. Partout où réside une autorité quelconque, elle est investie de patrons qui s’engagent à faire réussir par leurs intrigues auprès de cette autorité, les prétentions de leurs clients, justes ou injustes. Et de leur côté, les clients s’engagent à prêter leurs bras pour venger les injures de leurs patrons. Les effets de ce patronage sont, d’une part, de tromper, de corrompre, d’égarer les autorités qui manquent de lumières, d’équité ou de fermeté, et de l’autre, de peupler la Corse de sicaires. Ce patronage s’étend jusqu’à Paris et c’est là que sont les grands patrons qui assiègent toutes les administrations, se glissent dans tous les bureaux, surprennent le secret de toutes les affaires, donnent de faux renseignements, dictent les réponses qu’ils font connaître dans le pays avant même qu’elles y soient officiellement parvenues, et par là contrarient, décréditent, découragent et finissent même par chasser les administrateurs locaux qui ne leur conviennent pas.Cela nous étonne, nous autres Français qui avons toujours peine à comprendre tout ce qui ne ressemble point à nos mœurs. Le ministère croit sans doute gouverner la Corse ; elle n’est réellement gouvernée que par les Corses, et l’on en voit les effets. Il est aisé de voir que l’instruction primaire, en répandant les lumières parmi les dernières classes du peuple, tendrait à détruire, au moins dans le pays, ce funeste patronage fondé d’une part sur l’ignorance et de l’autre sur l’amour de la domination.  Mais voilà justement pourquoi les patrons s’opposent aux progrès de cette instruction populaire et ne veulent qu’un haut enseignement.

 

(5) : Il y a ici deux idées bien importantes :

1°) La vengeance considérée comme la cause première de la barbarie de la Corse ;

2°) l’instruction primaire considérée comme le plus sûr moyen de civiliser le pays.

La seconde de ces idées est la conséquence nécessaire de la première. Qu’on lise tout ce qui a été imprimé sur la Corse ; qu’on fouille dans tous les manuscrits, dans toutes les archives, on ne trouvera nulle part ces deux grandes vérités. Elles sont tout à fait nouvelles pour les corses, pour l’administration, pour le gouvernement. Il est vrai que la seconde a été énoncée en 1819 dans une lettre ministérielle, mais outre qu’elle a été depuis oublmiée ou méconnue, il ne paraît pas que ses rapports avec la première aient jamais été aperçus. Or ce sont ces rapports qui en font toute l’importance, parce qu’ils en donnent l’intelligence et qu’ils en déterminent l’application. Présentée isolément ce n’est plus qu’une maxime, triviale autant que stérile, sur le pouvoir moral de l’instruction publiqueconsidérée telle qu’elle devrait être, ou une méprise si on attribue ce pouvoir à l’instruction telle qu’elle est. L’administration, toute renfermée dans des intérêts matériels, ne s’était jamais élevée en Corse à la contemplation de ces grandes vérités morales. Quahnt aux Corses il leur était impossible, par la nature de leurs opinions et de leurs mœurs, de les découvrir, et il leur sera longtemps encore difficile de les comprendre. Il y a donc de la part de l’administration un triple mérite à les présenter au gouvernement, à avoir osé les révéler aux Corses. Que le gouvernement les admette et la civilisation de cette île est assurée.

 

(6) : Civiliser la Corse par l’instruction ublique, grande et belle pensée ! mMais il faut en comprendre toute l’étendue. Civiliser la Corse, c’est y établir de manière durable la sûreté des personnes et des propriétés ; c’est arrêter à jamais le cours des attentats contre cette double sûreté. C’est par conséquent détruire le préjugé, le point d’honneur général de la vengeance, source unique et féconde de ces attentats. Il est évident qu’il n’y a que l’instruction publique qui puisse produire cet effet, mais comment ? Sera-ce par du latin, par du grec, par des mathématiques, par ce que les sciences et les lettres ont de plus relevé ? Etrange vérité ! l’instruction publique telle qu’elle existe chez les nations les plus civilisées est incapable de civiliser un peuple barbare. C’est que le produit de la plus haute civilisation n’en renferme pasle principe. Pour rendre à l’instruction publique ce pouvoir merveilleux qu’elle a reçu jadis des premiers précepteurs du genre humain, il faut la ramener à ce qu’elle était dans son enfance, dans son apparente imperfection, lorsque renfermée dans la connaissance de la morale, de la religion, des lois, elle arrêtait les assassinats, donnait des murs aux villes, des bornes aux champs, des mœurs aux hommes. Voilà ce qu’elle doit être en Corse, si l’on veut qu’elle y produise les mêmes effets.

 

(7) : Pour civiliser la Corse par l’instruction, la première condition est d’y créer une instruction spéciale ; la seconde, d’y créer des instituteurs. M.le Duc Decazes, peu de temps avant sa retraite du ministère, offrit au préfet de cette île d’y envoyer des instituteurs du continent. Il est étonnant qu’on ne se soit point empressé d’accepter cette offre. C’était là une excellente idée. Aujourd’hui on n’oserait pas de mander au gouvernement ce que dans un autre temps il a lui-même proposé. On sera donc réduit à prendre dans le pays les hommes destinés à le civiliser, c’est-à-dire qu’il faudra les créer. On voit que l’expression n’est pas exagérée. Si l’institution la plus forte qui existe, celle des frères de la doctrine chrétienne, a échoué dans ce projet, on sent combien l’exécution en doit être difficile. Et cependant tout dépende de cette opération. C’est au chef de l’instruction publique en Corse à prendre tous les moyens nécessaires pour en assurer le succès. Il faudra d’abord qu’il apporte des précautions infinies dans l’admission des élèves-maîtres ; qu’il les prenne à un âge où les opinions et les inclinations ne sont pas encore entièrement décidées ; qu’il les choisisse parmi les jeunes gens les moins portéspar la nature de leur esprit et de leur caractère aux vices et aux préjugés du pays ; qu’il donne la préférence aux fils de Français ou aux Corses qui ont habité la France. Cela fait, il faudra qu’il les fasse élever, pendant un an, sous ses yeux, dans l’école instituée dans ce dessein ; que non seulement il assiste fréquemment à leurs exercices, mais qu’il les appelle chaque jour auprès de lui et que dans une conférence d’une heure au moins, il s’attache particulièrement à perfectionner leur éducation morale et religieuse, en les péntrant de ces grandes vérités qui de tout temps furent le principe de la civilisation des peuples et d’où dépend essentiellement celle de la corse. C’est ainsi qu’a été choisi et formé le directeur de l’école mutuelle d’Ajaccio ; c’est ainsi qu’a été choisi et que commence à se former un élève-maître admis depuis deux mois dans cette école ; c’est ainsi que devront être choisis et formés tous les maîtres des trente école qu’on propose d’établir, et ce n’est, nous le répétons, qu’en unissant cette double condition d’un enseignement approprié à la Corse et d’instituteurs appropriés à cet enseignement que l’instruction primaire deviendra en effet le plus sûr moyen de civiliser cette île.

 

(8) : On a vu cette année combien les regrets du conseil général étaient sincères. Il avait du moins une excuse : cette dépense avait été portée dans le projet de budget hors des limites du crédit et cependant M.le préfe avait fort approuvé le projet. Je ne me charge pas d’expliquer cette inconséquence.

 

(9) J’admire qu’on ait consenti à faire cet aveu.

 

(10) On a substitué « une partie de la somme demandée ». On a vu comment la chose s’est faite (voir ma lettre au conseil royal du 24 septembre 1821)

 

(11) : Le gouvernement a fait cette déclaration il y a environ deux ans, en aoutant qu’il procurerait pour cet objet tous les fonds nécessaires (Voir les deux lettres de Son Exc.le ministre de l’intérieur du 9 novembre 1819 adressées l’une à la commission de l’instruction publique et l’autre au préfet de la Corse). Depuis ce temps il a donné lieu de croire que ses opinions et ses intentions n’étaient plus les mêmes. C’est là la principale cause de toutes les difficultés qui m’entourent et qui, malgré tous mes efforts, doivent nécessairement faire échouer ma mission.

 

(12) : Cet article, extrait du projet d’amélioration des collègesde la Corse qui a été adressé au Conseil royal le 23 juillet dernier, avait ici le double but d’appeler l’attention du ministère sur ce projet et de démentir ce qui avait été dit l’année dernière dans le conseil général par les partisans exclusifs du haut enseignement, savoir : que l’instruction secondaire avait reçu, ainsi que l’instruction primaire, de suffisantes améliorations, on aurait pu réduire la réponse à ce seul fait : de tous les jeunes Corses qui depuis quelques années sont allés étudier le droit à Aix, il n’y en a peut-être pas un seul qui eût obtenu le grade de bachelier ès-lettres, si la commission de Marseille n’avait usé à leur égard de beaucoup d’indulgence, d’après les représentations qui lui ont été faites sur l’imperfection des études dans les collèges de la Corse.

 

(13) : Dans l’exposition des motifs de mon projet, j’ai parlé aussi de la composition vicieuse des deux collèges, mais cette observation eût été déplacée dans un rapport du préfet au conseil général.

 

(14) : Cet article était la conséquence nécessaire et le but évident des deux articles précédents. Il a été supprimé et l’on y a substitué des considérations tout opposées qui tendent à représenter le haut enseignement comme le besoin le plus urgent et le vœu le plus général des corses, ce qui ne s’accorde ni avec ce qui précède ni avec la vérité. Il serait superflu de prouver la fausseté de la première de ces propositions. Quantà la seconde elle est démentie par ce fait : tous les comités cantonaux demandent avec instance de bonnes écoles primaires ; le même vœu a été exprimé cette année par tous les conseils d’arrondissements, excepté celui de Corté qui ne rêve que de son université, et ceci est très remarquable parce qu’il n’y a pas un an que personne en Corse n’appréciait l’importance de ces écoles dont le nom même était inconnu. Pourquoi ne pas profiter de cette conquête obtenu par de grands efforts sur l’opinion publique ? Pourquoi ne pas exposer avec candeur l’état actuel de cette opinion ? Mais, et l’on en a fait l’aveu, on a craint de choquer les meneurs du conseil général qui sont précisément des hommes de Corté, et deux autres membres qui aspirent aux places de l’enseignement supérieur. Or, pour qui connaît la Corse, cette crainte de blesser les intérêts particuliers dans un pays où ce n’est qu’en les brisant qu’on peut faire le bien est dans l’autorité le symptôme de la ruine prochaine et le présage d’une anarchie imminente. Cette crainte, sans vouloir en chercher d’autres causes, résulte de l’affaiblissement  réel que l’autorité administrative a éprouvé par la nouvelle organisation des pouvoirs, et plus encore de l’opinion exagérée qu’elle a de sa faiblesse. Par contre-coup l’autorité universitaire se trouve également affaiblie, car dans la position particulière où elle est placée dans ce pays, ayant besoin de s’appuyer continuellement sur l’autorié administrative, elle n’y trouve plus depuis quelque temps qu’incertitude, hésitation, mollesse, lors même qu’elle y trouve de la bonne volonté !