PLUS FORT QUE LA MÉMOIRE, LE POÈME?

Scontri di 27.09.2015


L’enracinement dans le terroir de la Castagniccia, si bien affirmé et symbolisé par Patrizia dès ses débuts d’artiste par l’inoubliable Mulinu vivu n’est en rien incompatible avec la déambulation, le voyage au-delà de l’île. Qu’il s’agisse de la Corse ou du lieu où l’on réside, où l’on est, existe ou va. Ou voudrait aller. En touchant l’Utopie.
Si Passagera, la dernière création musicale de la poétesse-compositrice-interprète engage elle aussi cette thématique de la mouvance créatrice, le dernier recueil de poèmes Paesi ossessiunali exhibe dans son titre et sa structure ce qu’il faut désormais considérer comme un invariant lié à l’identité même de la création qu’il sollicite. La récurrence prend ici la forme de l’obsession positive conjointe à la notion de paese volontairement sollicitée dans toutes les variations de sa polysémie.
La soixantaine de poèmes ordonnés en quatre sections aux titres évocateurs Utopie, Altri lati, Cerca, Andati esotichi n’arrête en rien le mouvement que suggère l’idée qui sans doute a présidé à l’éclosion de ce projet confié à la publication.

 

L’investigation que la lecture peut mener à l’intérieur de chacune de ces variations du thème évoqué par le titre ne contredit en rien cette idée que nous sommes bien devant la structure maîtrese de l’inspiration de Patrizia depuis toujours.
Or ces « paesi à ghjace » identifiés avec l’île elle-même (Isule 1, 2, 3 etc…) sont la terre elle-même (Hè a terra 1, 2,3, etc…). Leur nature en fait des paradoxes féconds : sites et spectacles bien réels en même temps que terres lointaines bien sûr -car situés à « Altri lati » ou au bout d’« Andati esotichi »- mais avant tout immobilisés dans les profondeurs insondables du souvenir. Aussi la quête de ce voyage , une Cerca dont on ne pourra écarter toute fonction rituelle dans son acception corse, serait-elle de toute éternité vouée à l’insuccès, si l’on voulait lui assigner un terme.

Or, dès les premiers sondages d’une lecture buissonnière, l’évidence s’impose. La pérégrination poétique à travers paysages et souvenirs est mise en branle parce que la certitude du poème l’emporte, à ce qu’il semble, sur l’improbable résultat d’une quête mémorielle.
Aussi le recueil déploie-t-il pour notre lecture ses découvertes panoramiques ou révélées dans l’éclat d’une concentration de l’attention sur un détail. Il peut s’agir d’un geste, une main passée dans une chevelure –lasse ou distraite ?- dans l’atmosphère d’une salle obscure où la fiction d’un court métrage se métamorphose en bannissement (storia corta/spechjà si ci/cum’è in esiliu) ; de métamorphoses où le regard oscille entre vie et mort (U ciucciu turchinu) ; d’appels à l’attention de tous les sens pour prolonger et densifier encore un peu, de prolonger ce qui est irrémédiablement voué à la disparition (Desertu) ; de regards si intenses au besoin qu’ils pourraient conférer à la majesté de l’arbre toute l’étendue, d’un territoire atemporel et physique (Paese di legnu).
Ce genre de notations est si présent dans l’ensemble du recueil qu’il semblerait par endroits envelopper le dire poétique d’une nostalgie appelée à s’épaissir jusqu’au bord de l’élégie ou de la plainte. Le travail poétique s’attacherait alors à chanter, dans un pathos gradué, la souffrance d’une individualité consciente de la finitude de l’existence et de ses sentiments.
Mais de toute évidence la construction du recueil entend acheminer l’inspiration vers un projet tout autre.
Les pièces de Cerca et de Andati esotichi marquent en effet la finalité d’un itinéraire construit en opposition avec ce quiipourrait apparaître comme l’errance dans un parcours strictement voué à l’éphémère de la sensation.
Il n’est pas possible d’entrer ici dans l’explicitation détaillée de notre lecture. Sans doute suffira-t-il de mettre en relief deux marqueurs thématiques de cette voie qui, sans lui ôter la gravité du ton, détourne l’inspiration poétique à la célébration de la vie lucide et, d’une certaine manière, réjouie des émotions de la vie affective et du spectacle ébloui du monde.
Il s’agit de la veine érotique où l’horizon de l’amour sensuel et heureux se perçoit en particulier dans les poèmes de Cerca.
En complément de cette allusion à l’univers de l’intime, tout aussi positives sont, dans l’Andati esotichi les évocations des sites exotiques luxuriants ou hiératiques ainsi que l’unanimisme des cités métropoles.

Oui, Patrizia, indéniablement, ton poème arrache l’inspiration à la seule mémoire et lui confère, sous ta conduite créatrice, la force d’une postulation d’avenir.