Les Poétiques de Lisboa

Conférence de Rosa Alice BRANCO

Scontri di 15.03.2002

Dans ses Salons, Diderot croyait que s’il avait beaucoup d’imagination et de goût, s’il avait une grande et forte maîtrise de la narration, il réussirait à décrire un tableau de telle façon qu’en l’écoutant on pourrait pour ainsi dire voir ce tableau. Moi, je ne suis pas Diderot et je sais qu’on ne peut pas combler ce hiatus, qu’on ne peut pas donner à entendre un tableau, et a fortiori, un tableau animé et vivant, qui ne cesse de se mouvoir et de nous surprendre.

Alors, quelles questions pourrait-on poser pour servir de point de repère à des poétiques possibles de Lisboa?
Qu’est-ce qui fait une ville de cette ville-là, qu’est-ce qui lui donne son esprit et sa chair, ce mode d’être si particuier? Lisboa? Quelles différentes poétiques peut offrir Lisboa? Qui la regarde ? Qu’est-ce qui fait que je la regarde comme ça, quel est le regard qui regarde?

1. POÉTIQUE DU PREMIER REGARD ET POÉTIQUE DU QUOTIDIEN

Pour une poétique du regard, le regard poétique est un peu le regard du peintre.
La poétique de Lisboa est forcément différente, si on voit Lisboa de l’ intérieur et qu’on l’habite depuis toujours, ou si l’on est un touriste, un écrivain, un peintre, un cinéaste que la ville a illuminé, embrasé, inondé? Peut-être était-ce la première fois que le visiteur rencontrait Lisboa. Comment un étranger s’approprie-t-il Lisboa, comment l’interroge-t-il, comment le trouble-t-elle, le bouleverse-t-elle? Comment échapper au piège du typique, du pittoresquee, des masques que toutes les villes touristiques inventent pour se vendre?
Et ceux qui l’habitent? Selon certains urbanistes la liaison des habitants à leur ville n’est jamais passive, mais utilise pour s’approprier la cité un système très fin de réseaux symboliques dans lesquels les mots, les noms et en général les fictions occupent une place importante mélangeant les référents culturels dans une espèce de «Phylie», comme le dirait Anne Cauquelin
On peut le voir dans le fait que tous les habitants partagent les histoires de la ville, les légendes, les lieux mythiques, les lieux intimes, une même complicité. Et toutes ces histoires de l’histoire se superposent et se confondent. Comment le centre historique «a baixa» peut-elle échapper aux empreintes laissées par des poètes comme Fernando Pessoa, Almada Negreiros ? Comment Lisboa peut être cette Lisboa sans les regards de poètes précurseurs comme Cesário Verde, ou sans le regard amoureusement ironique du poète Alexandre O’Neill? Comment écrire sans la mémoire affective de ce qui a été écrit et qui maintenant est écrit dans les coins, les cafés, les chemins de Lisboa? Comment éviter les regards qui ont construit tant de villes différentes dans cette Lisboa?

2. PRÉ-POÉTIQUE DE LA SITUATION GEOGRAPHIQUE

Ce qui donne immédiatement une identité à Lisboa, c’est le fait qu’il s’agit d’une capitale, située à l’extrêmité occidentale de l’ Europe: c’est une ville de confluence et disfluence. Si l’on songe que la plupart des gens ne sont pas nés à Lisboa, celle-ci apparaît alors comme un foyer d’attraction dans un bassin, géographiquement isolé de la terre des autres, avec les eaux du Tage, géographiquement situé sur l’océan Atlantique. Et si l’on passe aux Découvertes, alors Lisboa est aussi le lieu
symbolique d’un pays qui s’est jeté sur les eaux pour cette immense aventure qui, aujourd’hui encore, fait partie de l’imaginaire collectif portugais. Et la preuve est que l’EXPO 98 a été pensée sous le signe des océans, sous le signe de la réalité qui a dépassé toutes les fictions, une réalité toujours habitée par cette épopée.

3. PHOTOGENIE OU LE GÉNIE SUR LA PHOTO

Lisboa est photogénique. Pas comme un top-model, car elle n’a pas la chair et les os si bien placés, car elle n’a pas la taille conventionnellement requise.
Pour le comprendre, il faut, en premier lieu, penser l’architecture et l’urbanisme comme des formes destinées à donner de la signification à l’espace. Mais Lisboa n’est pas une ville toute rangée, avec une planification exemplaire et l’on croit même, quand on se promène à travers certaines de ses rues, qu’elle n’est pas même planifiée du tout. D’où vient sa photogénie, ou bien que signifie sa photogénie? Peut-être tient-elle d’abord à son emplacement sur les sept collines, peut-être est-ce à partir de là qu’on peut dire de Lisboa qu’on a d’elle une vision vraiment scénique, si on la regarde du haut ou d’en bas.

4. POÉTIQUE DE LA VERTICALE: MONTER ET DESCENDRE

On peut la voir du mirador de la Graça, des mils de belvédères, la voir du restaurant, au dernier étage de l’hôtel, mas la voir du haut coïncide aussi fréquemment avec la voir des hauts-lieux, des lieux historiques qui ont, de surcroît, une plus-value poétique: Lisboa vue du château de S. Jorge du haut de ses murailles, avec ses escaliers, ses niveaux hiérarchiques qui l’ordonnent un peu aux yeux de l’étranger. Comme Lisboa lui fait face, comme elle s’expose presque nue aux yeux de l’inconnu ! On peut la voir s’élever devant nos yeux ou descendre dans le plus fameux des ascenseurs de Lisboa, un ascenseur en filigrane de fer: l’ascenseur de Sta. Justa, au coeur de la ville, au-dessus du Rossio et des arbres de l’Avenue da Liberdade.
Si on contemple Lisboa d’en-bas, de la rivière, la vision du visiteur est fragmentée, selon les mosaïques de formes colorées qui s’élèvent sur les collines. Son regard reste ébloui de ce que la ville lui promet, de ce qu’il croit entrevoir, ses labyrinthes les plus intimes, de ce qui est resté de Mouraria, d’ Alfama, du Bairro Alto, ces rues pleines d’histoires, de vin, de sang et du fado.

5. POÉTIQUES DE LA NUIT ET COMPLICITES POÉTIQUES

Oui, si par une nuit le voyageur entre dans une maison pour écouter le fado il pensera que la ville lui fait un clin d’oeil, qu’il en est désormais complice. Peut-être comprendra-t-il, ou pas, les poèmes de David Mourão-Ferreira, Vasco de Lima Couto, Pedro Homem de Melo écrits pour Amalia Rodrigues, peut être un des poèmes de Ary dos Santos pour Carlos do Carmo, un poème de Florbela Espanca pour une quelconque voix de femme. S’il n’a pas la chance d’écouter les Madredeus, ou la voix de Dulce Pontes, il voudra acheter le CD. Maintenant que les poètes se sont un peu éloignés du fado, le poète Vasco Graça Moura a écrit un livre Letras do fado popular et dans un futur proche, on écoutera de nouveaux poèmes dans les nouvelles voix du fado.
Tout près des docks, «as docas», on peut aller à «Salsa Latina» où l’énergie sensuelle et délirante fait l’éloge du corps et de la joie de vivre. La mode, évidemment, mais il ne faut pas oublier que Lisboa est une ville très plastique, ici dans son sens de « qui se moule », ou de ce qui capte, qui intègre avec toute la facilité d’autres valeurs et d’autres cultures.
On entre dans un bar, un café, une taverne, on prend une «imperial» très fraîche, on prend une « bica» et un «bagaço», on se chauffe la gorge, on se chauffe la vie. Les discothèques se multiplient, et aussi les bars qui sont des points de rencontre pour le moment au bord du Tage ou au Bairro Alto. Et les maisons de fado coexistent dans le même quartier, les unes à coté des autres, avec les blues, le disco, le techno, le rap, etc.
L’étranger, le visiteur, pensera que c’est comme s’il connaissait Lisboa depuis longtemps et il s’endormira jusqu’au matin dans un rêve où cette ville nocturne se dérobe sans laisser la moindre trace.

6. POÉTIQUES DE LA LUMIÈRE

L’étranger, le visiteur se trouve en face d’une autre Lisboa, d’un autre fragment? A cette heure-ci on voit des pâtisseries partout: on se souvient de celles du Chiado la Bérard, et évidemment de la Brasileira et on se rappelle aussi que la pâtisserie Ferrari a été détruite par l’incendie du Chiado en 1988. Et plus loin, la fameuse Versalhes à l’ Avenue de la République. Oui, elles sont partout, maintenant que les cafés pour les étudiants, les artistes, les intellectuels, ont disparu de Lisboa. La lumière éparpille la mise en scène intimiste de la nuit. Le visiteur se demande: - Et l’unité promise? Il est envoûté de lumière; sera-t-elle blanche comme le voulait Tanner? Il y a tant de lumières à Lisboa! Mais bien sûr, très fréquemment elle est d’une blancheur néo-impressionniste toujours ouverte, invitante. Et d’où vient cette impression de se trouver dans une ville un peu africaine? De l’histoire bien sûr, mais d’une histoire qui se répand et retentit dans le quotidien de Lisboa, dans l’architecture et l’urbanisme: à la «station centrale do Rossio», au château de S. Jorge, dans le quartier Alfama, et même dans les quartiers presque entièrement détruits de ce qu’a été Mouraria.

7. POÉTIQUES DU REPANDRE

Le répandre est une catégorie de l’univers de la vie, selon Minkovsky. On peut l’illustrer avec l’odorat, mais qui posséderait une amplitude infiniment supérieure de contact vital avec la réalité. Ainsi, la forte composante a-linguistique, mais pas du tout a-significative des affects, des regards, des odeurs, s’infiltre dans ce qui l’enveloppe et l’imprègne comme un liquide dans une éponge. C’est l’odeur même, en imprégnant l’air, qui va nous révéler, sur un mode primitif, l’existence d’une atmosphère. L’imprégnation ne délimite pas : c’est pourquoi imprégnation signifie indifférenciation, mélange, intimité, pénétration, traversée.
Dans ces rues où l’on perçoit cette saveur arabe, , plus que n’importe où, même en plein jour, le visiteur semble vivre l’intimité de Lisboa dans le linge humide sur les balcons, dans les senteurs, les odeurs, les arômes des maisons, de la cuisine, des personnes assises à la porte qui donne sur la rue, des personnes qui passent trop près pour qu’on puisse être indifférent. On peut toucher la température des corps, les haleines, la sueur, les sardines, et dans l’été, quand une petite pluie tombe, on peut sentir l’odeur de la terre, de l’asphalte sale. Tout ça monte et s’évapore dans l’air, mais surtout se répand dans la ville et arrive presque jusqu’aux grandes avenues où on peut sentir la friction des pneus sur l’asphalte, un peu de poussière mélangé aux taches d’huile sur le sol. Et l’odorat, l’arôme des châtaignes se répandant dans la brume. L’hiver?

8. POÉTIQUES DU RETENTISSEMENT

Le retentissement est encore, selon Minkovsky, un autre phénomène de la vie qui à première vue renvoie à l’audition, mais qui en fait a une autre ampleur et n’existe que dans la mesure où il se répand dans l’atmosphère. Contenant en soi le mouvement et la durée, le retentissement peut être pensé comme propriété de l’imaginaire et condition de possibilité du dialogue, car il faut une répercussion du son qui laisse se répandre en lui mon affection ou ma haine. Encore selon Minkovsky. le contact vital avec la réalité a plus de vérité dans le retentissement que dans le toucher, car c’est justement vibrer a l’unisson avec l’ambiance.
Qu’est-ce qui retentit à Lisboa? C’est surtout le retentissement du Tage, de ses petites vagues qui s’agitent le soir quand on sort des bureaux ; il faut voir comme la sonorité se modifie et augmente quand les bateaux font la traversée du Tage, comme la ville s’agite sur le bruit sourd du métro, ces vers de terre qui courent à grande vitesse dans les entrailles de Lisboa.
Mais le retentissement est fait aussi des ondes silencieuses qui vibrent dans les pas des gens, dans le dedans des gens.

9. L’ IMAGINAIRE ET L’ OCÉAN

À Lisboa, les ponts sur le Tage sont aussi photogéniques que la ville. Mais en plus de cela, les ponts sont les connecteurs de l’espace avec l’autre coté du fleuve. Et aussi le passage vers l’extérieur, vers le monde, telle est la signification de leurs noms: le pont 25 de Abril et le nouveau pont Vasco da Gama. Lisboa est le lieu réel et symbolique d’où partirent les Portugais pour les Découvertes. Le symbolique se dévoile aussi dans ses monuments. À Belém on respire dans les monuments le temps de gloire des Découvertes: Le Padrão dos Descobrimentos, la Torre de Belém. Avec le tremblement de terre de 1755, la tour de Belém est venue s’ancrer plus près de la terre. Et puis l’inoubliable Mosteiro dos Jerónimos, de style manuélin, que D. Manuel a fait ériger pour remercier la découverte de la route maritime de l’Inde. Tout près de Jeronimos est situé un autre monument de vocation culturelle : le Centro Cultural de Belém. Ici à Belém, en face de l’eau, cette épopée est bien présente. Une épopée qui dans l’imaginaire commence avec le déluge, puisque selon beaucoup de gens, Lisboa a été fondée par Elisa, le petit-fils de Noé et aggrandie par Ulysse. C’est ainsi que l’imaginaire de Lisboa est certainement aventurier et surtout maritime. En fait, le bateau, le navire, est un lieu romanesque, aventurier, tel que le décrit Foucault dans Espaces autres: Le bateau, ce petit morceau flottant de l’espace qui se referme sur soi, qui est en même temps livré à l’infini de la mer et qui, de port en port, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins. On comprend pourquoi le bateau est dès le XVIe siècle la plus grande réserve de l’imagination.. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent. L’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires.
En même temps, Lisboa est depuis longtemps séparée de son fleuve, une ville avec le dos tourné au Tage, comme si elle avait volontairement placé un paravent entre la ville et la merveille d’un fleuve qui devrait être son miroir, le leitmotiv de l’esthétique de Lisboa. Toute la quincaillerie de Lisboa est venue se concentrer sur le bord du Tage: magasins, usines, gazomètres. Maintenant on commence à se tourner lentement vers lui. Déjà dans les docks (as docas) on se promène le long du fleuve, on peut s’asseoir sur les esplanades en regardant le fleuve, on peut manger, entendre de la musique sur le fleuve. L’ EXPO 98 joue et jouera aussi un rôle dans cette conquête maritime. C’est pourquoi, si les villes sont en train de se dépoétiser avec leur sky-stile, leurs mega-shoppings, etc., c’est aussi vrai que Lisboa est en train de se poétiser en faisant revenir son fils prodigue - Le Tage.

10. LA POÉTIQUE DE LA TOTALITÉ: LA DISFLUENCE ET LA CONFLUENCE

Lisboa comme point d’origine de l’expansion, comme carrefour, comme signe archétypique de ce qui arrive et comme lieu réel et mythique où se confondent désormais les produits éparpillés aux quatre coins du monde, parce qu’elle a ouvert des routes. Ce qui se répand alors c’est aussi les odeurs de ce qu’on a apporté à Lisbonne de si loin.
Lisboa comme lieu mythique et réel, arrêt obligatoire des avions dans la seconde guerre mondiale, comme confluence des gens de tous les lieux, des gens sans lieux, Lisboa comme refuge, comme un intervalle de paix dans les temps de la guerre. Double réalité, parce que, de nouveau, Lisboa a rencontré sa vocation d’abri, plus ou moins provisoire, puisqu’elle est ville-refuge des écrivains poursuivis. Alors, ce qui retentit à Lisboa c’est aussi cet unisson avec l’autre, cette syntonie, par laquelle la poétique maritime et aérienne se confond avec ce que Bachelard pourrait appeler une poétique du nid. À Lisboa comme chez-soi.