U CORSU È L'ALTRE LINGUE
Spassighjata literarie è pedagogiche
U CORSU È L'ALTRE LINGUE
À chì vole, riferisce si à sta publicazione quì:
Article "Français-corse", article n°145 in: Kontaktlinguistik/Contact Linguistics/Linguistique de contact, vol.2: Manuel international des recherches contemporaines (Hans Goebl, Peter H.Nelde, Zdenek Starý et Wolfang Wölck), Mouton de Gruyter, Berlin-New York, 1997.
LANGUE, DISCOURS ET PAROLES DE CORSE
Combien de corsophones ? La question est saine et la réponse malaisée. Embarrassante, car la difficulté de l’enquête de démographie linguistique est celle de toutes les situations minorées. Tantôt on surévalue la pratique par esprit militant, tantôt on la minimise pour toutes sortes de raisons depuis l’hostilité jusqu’à la sacralisation. La tentative de l’INSEE (1982) a produit des résultats surprenants car sur 166.600 personnes d’origine corse 96% comprendraient le corse et 86% le parleraient couramment. Sur 33.600 personnes d’origine continentale 1/3 comprendraient le corse et 1 personne sur 9 le parlerait. Sur 39.800 personnes d’origine étrangère, la moitié le comprendraient et un quart le parleraient. La réalité de la corsophonie est bien inférieure à ces chiffres. Quant au contact français - corse, on peut affirmer qu’il concerne directement l’ensemble de la population (quand il s’agit du français de Corse) et l’ensemble des corsophones (quand il s’agit du corse).
Le discours épilinguistique
La manière dont les Corses jugent les langues qu’ils parlent, la valeur et le statut attribués aux composantes linguistiques insulaires, permet d’interpréter le phénomène qui relie la conscience linguistique au sentiment de l’identité corse. Or on constate que ce discours ne reflète pas des comportements réels, car il ne mentionne que trois langues: le corse, le français et l’italien. Quand sont évoquées les autres langues parlées par les groupes plus restreints (variétés arabes, italiques, sardes, portugaises) ou acquises à l’école (anglais, allemand, espagnol, etc.), elles ne paraissent en rien concerner l’identité des Corses. Quant au contact des langues et à celui des variétés dialectales corses, il rend perplexes les membres de la communauté qui s’accordent à y voir un symptôme majeur de l’érosion de leur culture. Sur ce triptyque, le corse fait figure de langue maternelle. On lui prête généralement un fort coefficient identitaire du fait des racines et de l’histoire. Cette valeur nourrit un réel désir de maintenir vivante «la langue des ancêtres», «la langue du coeur» dotée d’une chaleur particulière. Après le corse, le français qui est considéré comme la langue du citoyen, non celle de l’identité culturelle, même lorsqu’il est indéniablement la première langue pratiquée par la personne interrogée. L’opinion paraît unanime pour dire qu’il est «la langue du pain ». L’italien arrive en dernière place, affecté d’une valeur culturelle d’échange avec le corse, en souvenir de l’ancien couple corse-toscan. Les processus symboliques à l’oeuvre dans ce système de représentations opèrent un tri dans le foisonnement identitaire du réel pour le reformuler dans des termes conformes au système d’images dont se nourrit le discours sur l’identité corse.
La langue et la culture françaises :
Toutes deux sont placées hors de l’identité culturelle. Quant aux références à l’histoire elles ne retiennent d’implantations françaises que coloniales qui de ce fait font figure d’intrus. Pour ce qui est de la littérature corse en français, elle déroute les personnes interrogées car son existence remet en cause le statut purement économique et juridique attribué à la langue française. Par ailleurs, lorsque les locuteurs sont mis en présence de ce qu’il est convenu d’appeler «le français régional de Corse» (désormais frc.) et qui est plutôt un ensemble de phénomènes et de tendances de l’hybridation linguistique qu’une variété régionale de français nettement caractérisée, ils manifestent la même gêne. Le f.r.c. est en effet si répandu dans toutes les couches de la société que, s’il peut représenter un obstacle pour l’apprentissage de la norme scolaire, joue aussi un rôle ambigu d’identification à la Corse. Les Corses répugnent à reconnaître l’extension de ce langage hybride parce que la conscience identitaire se refuse à authentifier le mélange des langues qui à toute époque et en toute société passe pour une des manifestations premières de l’Impur.
L’italien :
Ce dont il s’agit ici n’est que très rarement ce que Berruto (1987, 19) appelle «l’italiano contemporaneo», car l’opinion des Corses relève en effet d’un jugement épi- linguistique qui remonte au 19ème siècle et qui a été repris sans interruption jusqu’à l’époque de l’entre-deux-guerres. Ce préjugé fait du «dialecte corse» un trait de pure toscanité archaïque conservé par l’insularité alors que dans la péninsule le contact des langues et les invasions entachaient la pureté originelle de ce langage. On voit alors se profiler, dans la référence épilinguistique corse à «l’italien», un autre enjeu: l’historicité et la dignité du corse, quelque chose comme le pendant linguistique et culturel d’une souveraineté qui ne peut être revendiquée explicitement, vu les conditions historiques et l’allégeance du sujet corse à l’officialité française. Cet état de la conscience collective en relation avec l’histoire linguistique et culturelle italiennes s’est trouvé profondément bouleversé par l’émergence d’un Etat-nation italien et par les rapports que celui-ci a entretenus avec la France.
Naguère encore on répugnait à reconnaître la parenté génétique des systèmes italien et corse, à cause du traumatisme né de la montée du fascisme mussolinien et de l’occupation italienne de la Corse (1942-1943). Aujourd’hui cette parenté ne semble plus hypothéquer l’autonomie sociolinguistique du corse, même si certains linguistes observateurs des tendances actuelles de «l’élaboration» du corse ont mis en lumière l’action persistante des normes de l’italien standard, influence d’autant plus pernicieuse qu’elle se produit à l’insu même des «codificateurs» du corse (cf. Chiorboli 1991, 90). Il convient donc d’interpréter différemment la référence à l’italianité selon l’époque et les opinions considérées. Aussi poserons-nous d’emblée l’identité et la langue corses comme procédant d’une construction d’histoire qu’il convient d’élucider par le recours à l’analyse proprement sociolinguistique.
L’analyse de la diglossie: Pour comprendre le rapport de ces images du discours épilinguistique avec les comportements individuels et collectifs, nous engageons aussi les concepts de la sociolinguistique des conflits, et en particulier ceux des sociolinguistes catalans et occitans et de la praxématique. Ainsi sont mis en évidence les fonctionnements diglossiques qui posent la diglossie non comme le cadre social distribuant les usages linguistiques entre langue(s) dominante(s) et langue(s) dominée(s) selon les leçons de Ferguson et de Fishman, mais comme l’intériorisation du conflit des langues et des cultures par le locuteur-sujet social et psychanalytique dont le langage révèle, en actes de discours et d’interaction verbale, un travail difficultueux de la signifiance, dans un environnement où les sommations idéologiques et sociales sont la plupart du temps vécues sur le mode de la contrainte et de la sujétion. L’idéologie diglossique repose sur un schéma dichotomique dont les termes concurrents s’excluent l’un l’autre. Elle engendre la nostalgie d’un âge d’or mythique de l’identité culturelle, entrave l’intellection du présent et interdit la maîtrise du pluralisme linguistique et culturel (Thiers 1987, 140). Nous avons complété cet édifice conceptuel en donnant corps au discours épilinguistique et en le posant comme l’observatoire des mouvements idéologiques et sociaux à l’oeuvre dans la communauté ainsi que du processus par lequel ils sont réfractés dans l’imaginaire des sujets qui la composent (Thiers 1988, 433sq).
La « triglossie» corse:
Quelques mots sur l’histoire de la diglossie corse pour expliquer dans quelle mesure et à quelles conditions on peut aujourd’hui analyser la forme du discours identitaire corse comme celle d’un discours issu de la diglossie. Disons sommairement que dans son histoire moderne (datons arbitrairement à partir des années 1800) la Corse est marquée par une sorte de triglossie. Avant la francisation de l’île, les deux langues en présence étaient «l’italien» et le corse, tous deux dialectes de la même aire linguistique italo-romane. Ces deux langues étaient perçues comme deux modalités différentes n’entretenant aucun conflit, comme deux niveaux hiérarchisés d’un seul et même système linguistique et culturel italique dont la représentation visible et pour ainsi dire l’icône était l’italien écrit. Lorsque, après la pénétration du français, l’italien eut reculé dans la pratique des Corses, les deux langues désormais en présence étant génétiquement différentes, le conflit devint patent. Le français avait pris la place qu’occupait auparavant la référence italienne, sans toutefois effacer complètement le souvenir de l’ancienne association. C’est pourquoi nous retrouvons aujourd’hui, dans le discours identitaire des Corses, la mention presque obligée de ces trois langues. Les Corses d’aujourd’hui retiennent le souvenir de l’ancienne diglossie corso-toscane et lui attribuent le caractère d’une cohabitation sereine et bénéfique alors qu’ils considèrent que le contact du corse et du français ne peut se conclure sans disparition du corse comme langue parlée, à plus ou moins brève échéance. De ces trois pôles entre lesquels circule la conscience linguistique, découle un sentiment identitaire éclaté, dominé très souvent par l’angoisse devant l’avenir, par l’impression aiguë de la perte du patrimoine et par l’envahissement de la nostalgie. Les jugements émis à propos du corse, du français et de l’italien nous informent donc sur les tendances contradictoires de la conscience identitaire actuelle. Les réticences manifestées à propos du français s’expliquent sans aucun doute par un mécanisme de compensation symbolique. En discours, le français devient tout court la langue de la citoyenneté politique et s’oppose au corse qui définit le sujet ethnique. Ce fonctionnement s’étend jusqu’aux personnes d’origine non corse désireuses de s’intégrer à la communauté du peuple corse.
Corse «hérité» et corse «élaboré»:
Il serait trop long de décrire par le menu le débat qui anime une conscience culturelle particulièrement attentive au devenir de la langue corse, tant du point de vue de sa vitalité que des évolutions imprimées à la forme linguistique par le contact des langues et l’adaptation aux contextes d’emploi hier impensables pour un vernaculaire soumis à la fonctionnalisation diglossique. Ce débat est, dans sa substance, celui qui se développe dans toutes les situations où cohabitent -et s’opposent- des variétés promues au rang de langues officielles et d’autres hypothéquées par leur situation de langues minorées. Les représentations sociales liées à la langue et à la culture corses font apparaître un faisceau d’attitudes contrastées où l’attachement au corse «hérité» le dispute à l’acceptation du corse «élaboré ». Le premier n’est autre que la nostalgie d’un état exclusivement patrimonial et dialectal de la langue qui recoupe aussi l’aire d’un isolat culturel centré sur la cellule familiale dans un environnement rural de préférence. Le second implique l’assomption hardie des évolutions imprimées à la société corse et la gestion raisonnée d’un présent composite, dans un contexte où les déterminations géographiques sont remises en cause par les moyens de communication, l’information, le contact des cultures et les nouveaux langages informatiques et télématiques. Il n’est pas rare que l’affrontement des idéologies politiques se nourrisse des phénomènes liés à l’apparition d’un corse «élaboré». Les adversaires déclarés du mouvement nationalitaire corse prennent souvent prétexte d’un simple mot pour se prévaloir du titre de champion de l’identité culturelle patrimoniale. Les acteurs de l’élaboration linguistique sont alors suspectés de sympathie pour les séparatistes clandestins et les néologismes interprétés comme des indices d’appartenance idéologique (Thiers 1986, 70). Les exemples ne manquent pas. Caractéristique est l’évolution d’un néologisme apparu dans les années 1970: oghjincu, d’abord créé à partir de l’adverbe oghje (« aujourd’hui »), pour ajouter au traditionnel mudernu (« moderne ») une connotation particulière: oghjincu voulait ainsi dire «qui concerne une vision moderne» de la Corse. Cet adjectif a d’abord pris une acception socioculturelle et sociopolitique: «qui concerne les luttes de la corsitude», «militant». Il semble aujourd’hui avoir perdu une partie de sa charge idéologique dans certains cas, comme dans son acception substantivée (un oghjincu peut désigner «un journal quotidien »), mais il l’a conservée dans le verbe qui en est dérivé (ughjincà c’est « moderniser, adapter selon l’esprit de la Corse actuelle et militante»).
Education :
(1) Cadre général: On peut considérer, malgré les évaluations pessimistes de l’opinion militante, que la Corse est, parmi les régions de France, celle qui a tiré le meilleur parti d’une application tardive (1974) des textes réglementaires. L’enseignement de la « langue et de la culture corses» (LCC) est ainsi passé du militantisme à une professionnalisation accrue et les élus corses ont officiellement accepté l’existence de cet enseignement. L’article 53 de la loi n° 91-428 du 13mai 1991 dispose que «l’Assemblée (de Corse) adopte un plan de développement de l’enseignement LCC, prévoyant notamment les modalités de l’insertion de cet enseignement dans le temps scolaire. Ces modalités font l’objet d’une convention conclue entre la collectivité territoriale de Corse et l’Etat ». La politique commune en matière de langue corse est définie à l’intérieur du contrat de plan Etat-région qui prévoit: un plan de formation des enseignants, la création de laboratoires de langue, d’ateliers de langue corse dans les écoles, l’édition de manuels scolaires pour tous les niveaux et une banque de données informatique en langue corse.
(2) Enseignement primaire: En 1990 -1991, 586 instituteurs (42%) ont déclaré dispenser un enseignement LCC 11 749 élèves, mais seuls 14% des maîtres déclarent faire 3 heures de corse par semaine. Le contrat de plan 1990-1993 prévoit de former 540 instituteurs.
(3) Enseignement secondaire: Les chiffres sont plus précis: De 1983 à 1992, l’effectif est passé de 1485 élèves à 5105 élèves.
(4) À l’Université existe un cursus complet d’études corses, du DEUG au doctorat. En outre, le corse est présent obligatoirement dans toutes les filières (1 h ou 1 h 30 par semaine). La préparation professionnelle des futurs maîtres comprend un enseignement de corse. Il existe également un concours de recrutement national spécifique des professeurs, le CAPES de corse; 28 enseignants ont été recrutés en 1991 et 1992).
(5) Editions pédagogiques: Le CRDP de Corse et l’Assemblée ont édité plusieurs ouvrages didactiques pour le corse.
Administration, vie publique, politique :
La place du corse dans la vie administrative et officielle est pratiquement inexistante. Un timide progrès se fait jour dans la signalétique de la toponymie, mais avec bien des réticences. Dans la vie politique le statut apparent du corse ne reflète pas les potentialités de cette langue et des compétences du personnel politique, surtout au niveau communal et cantonal, la plupart des élus locaux et régionaux étant de compétence bilingue. Les réunions courantes des conseils municipaux dans les petites communes rurales se déroulent souvent en corse, réservant au français la lecture des textes officiels et la rédaction des actes. Dans les situations formelles la place du corse est exigus, mais de plus en plus souvent quelques conseillers régionaux font un usage partiel du corse lors des sessions de l’Assemblée de Corse, notamment lorsque les thèmes de l’identité culturelle, du patrimoine et de la protection de l’environnement sont engagés. Cette pratique sporadique relaie un état antérieur ou, par auto-censure et réflexe idéologique, la majorité des élus abandonnait la revendication linguistique et l’usage public du corse à certains des hommes politiques autonomistes et nationalistes. D’ailleurs ceux-ci se sont contentés généralement, par impréparation ou par stratégie, d’émailler leurs déclarations de quelques phrases en corse. Cette pratique du discours nationaliste, qui contre dit le programme affirmé (revendication d’officialité pour le corse), suscite une critique interne de la part de militants qui voudraient en voir réduire l’ampleur. Aussi peut-on juger globalement que l’emploi public et officiel du corse est objet de débat plutôt que de pratique, même si l’on sent dans ce domaine sensible l’amorce d’une évolution du fait de l’accroissement des compétences régionales et de la présence grandissante des élus nationalistes.
Religion :
La Corse est majoritairement catholique par tradition culturelle plus que par esprit religieux. Bien que la plupart des prêtres soient corsophones, ce qui permettrait une généralisation du corse dans la liturgie, l’expression publique de la foi reste francophone. Il faut voir dans cette situation l’effet contemporain d’une politique déterminée de la formation cléricale depuis la deuxième moitié du 19ème siècle menée de pair avec la francisation de l’école. On ne connaît pas aujourd’hui d’opposition déclarée à l’expression religieuse en langue corse: une initiative diocésaine qui remonte à ces vingt dernières années a permis la traduction en corse et l’adoption du rituel de la messe, Messa nustrale (« Messe de chez nous »). Une traduction de la Bible vient d’être entamée, dont la première étape sera la traduction des évangiles (l’été 1994: les textes de Matthieu et de Luc devraient être publiés dans quelques mois). Quelques offices sont périodiquement célébrés en langue corse, à l’initiative de prêtres qui font figure de militants culturels ou à la demande expresse de particuliers ou d’associations. Pourtant ces célébrations restent occasionnelles et l’on ne sent pas de la part des autorités religieuses une quelconque volonté de généraliser l’emploi de la langue corse. Dans ce domaine comme dans d’autres le principal obstacle à l’extension de l’emploi public du corse paraît être l’action des fonctionnements diglossiques repérables dans l’ensemble de la société insulaire; peut-être la moyenne d’âge élevée des ecclésiastiques explique-t-elle en partie l’attitude conservatrice d’un clergé peu enclin à bouleverser l’ordre des choses existant, dans un contexte où la revendication linguistique s’est accompagnée ces dernières années d’un fort coefficient idéologique.
Médias :
À partir de 1982, le corse a fait son entrée dans les médias publics, mais aujourd’hui, seule R.C.F.M., station régionale de Radio France, fait un usage courant du corse, en particulier avec la diffusion quotidienne d’un journal d’informations locales, nationales et internationales entièrement en langue corse, véritable laboratoire pour l’élaboration linguistique (cf. Thiers 1989, 89 sq).
Orthographe :
La codification est un fait remarquable, car elle est quasiment achevée sans intervention académique ni autoritaire (Geronimi, Marchetti 1971; Ettori 1981, 31 sq), mais elle suscite sporadiquement des résistances d’arrière-garde. Quoi qu’il en soit, après des décennies d’incertitudes et de querelles, l’accord sur l’essentiel paraît s’être réalisé par la pratique empirique de l’écriture: à preuve le questionnaire mis au point par un chercheur autrichien (Klaus Hofstatter, Salzbourg) pour une enquête en cours et dans lequel on ne relève comme hésitations notables que quelques problèmes de transcription portant sur:
-la forme du verbe «être» à la 3 personne du singulier de l’indicatif présent: hè vs è (« il est») - la forme de l’adjectif démonstratif «ce»: issu vs ssu vs su vs ‘su - l’utilisation de l’accent grave pour rendre compte de la régulation de sandhi: ex: e fiare (« les flammes »), focu è fiare (« du feu et des flammes »); a sera (« le soir»), dumane à sera (« demain soir»). Du fait de l’absence d’accent grave les pratiques d’écriture en cours ne permettent pas toujours de distinguer la nature différente de e, de a (articles) et de è (conjonction) ou à (préposition) - l’enclise du pronom: dammilu vs dà mi lu (« donne-le moi»). Ainsi la plus grande partie de la variation dans les pratiques d’écriture ne tient pas aux incertitudes de l’orthographe en cours mais à la variation dialectale (ex: imbernu, inguernu, invernu, inguarnu («hiver») sont autant de graphies correspondant à des articulations dialectales). Ce n’est donc pas sur les pratiques scripturales que porte l’incertitude actuelle, mais bien plutôt sur l’état de la conscience identitaire qui n’est pas encore totalement acquise aux phénomènes qu’engendre l’élaboration linguistique.
Aspect général des contacts linguistiques :
Si le contact français-corse est une réalité immédiatement reconnaissable, sa caractérisation scientifique pose des problèmes de définition et de description. Jusqu’à une date récente, les Corses traitaient ces phénomènes uniquement par la dérision, ou sous l’angle de la réaction puriste (cf. Alfonsi 1926). Quant à Bottiglioni (1939-1941), il se contentait de déplorer de nombreux gallicismes. Quant à Colombani (1968), il voit le contact français-corse comme une variété en phase de constitution, mais on perçoit dans l’appellation «u francorsu» la même dérision. Les premiers essais de description scientifique ne datent que des années 1980, avec le début des études sociolinguistiques à l’Université de Corti. Dans toute la période précédente, l’évocation du contact s’est faite dans la passion et la polémique. Ce fut le cas de la synthèse prononcée par P. Marchetti au Congrès International de Bastia sur le Bilinguisme en 1984. Celui-ci distingue «u francorsu » et «u corsancese »: «MM. Thiers et Fusina ont parlé l’un et l’autre du «francorse» ou «francorsu» (...). Or le francorse ne saurait être que du français parlé à la corse. Mais ce que nous entendons trop souvent, autour de nous, n’est point du français parlé à la corse; c’est du corse parlé à la française. Je propose donc le terme de «corsancese» pour désigner ce langage» (C.C.E.C.V. 1986, 169 sq). Depuis cette date, l’étude s’est quelque peu affinée, en particulier avec Comiti (1992) et surtout Filippi (1992) que nous citerons souvent ici. Quant à nous, nous préférons définir les effets du contact en les éclairant par les pratiques langagières effectives observables au quotidien ; dans cette optique, il faut parler de continuum et d’interaction plutôt que de variétés bien caractérisées. On voit alors se dessiner des pôles référentiels sollicités alternativement ou par des phénomènes d’hybridation plus ou moins importants selon le contexte, l’enjeu de l’échange, les rôles et les compétences des locuteurs. Il y a dans la Corse actuelle une situation langagière complexe à propos de laquelle nous ne possédons pas encore de description d’ensemble. C’est donc par commodité de langage que l’on peut alléguer, comme ensembles in fieri ou in posse, les variétés que l’on a pris l’habitude de nommer: le f.r.c. ou «le francorse» d’une part, «u corsancese» ou «u francorsu» d’autre part.
Problématique du français :
Solidement inclus au répertoire linguistique, le français constitue désormais, associé au corse, la base de l’accès au langage et à la socialisation. Cette évidence doit éclairer l’étude du contact.
Francorse ou français régional de corse (f.r.c.) :
L’impression générale est que le f.r.c. comprend une zone commune de traits attribuables à l’influence du substrat corse agissant dans la compétence linguistique individuelle, mais que certains groupes font de cet hybride un usage ludique et identitaire qui l’apparente dans certains contextes à un métalangage et/ou à une langue spéciale de connivence. Sans doute le retard des études sur ce point repose-t-il sur une réticence inconsciente à donner corps, par une analyse systématique, à une évidence que l’on veut ignorer. Il existe depuis longtemps une veine satirique qui caricature les Corsi inpinzutiti (« les Corses francisés ») en leur reprochant de parler (mal!) le français. Mais il ne s’agit plus de ce qui était appelé naguère u francese strappatu (« le français écorché») dont il suffira sans doute de citer cet exemple éloquent rappelé par F.Ettori: « Le dimanche je porte ma femme à sentir la musique des soldats » où les verbes porte et à sentir traduisent le corse purtà et à sente. Ces faits relèvent de l’interlangue plus que de l’affectation. Les énoncés que l’on considère aujourd’hui comme relevant du f.r.c. sont fréquents même chez ceux qui ne connaissent pas le corse et semblent parfois renvoyer à une fonction psychosociale de contact des langues. Témoin ces paroles échangées aujourd’hui par des jeunes gens: On a scrouqué une bagnole, et puis, en face de l’Arinella, elle a spatsé, spatsé ... de peu on se charbe et surtout marquées, entre autres contaminations, par les calques scrouquer, spatser et se charber où se lit l’influence du corse scruccà, spazzà, scialbassi. Les mots français correspondants («voler», «déraper», «heurter un obstacle») étant connus par ces locuteurs, force est de voir dans cet usage un langage de connivence. L’hybridation joue donc dans ce cas un rôle sociolinguistique (reconnaissance des membres de la communauté dans la communication francophone, intégration partielle des non-Corses, substitut du corse lorsque la compétence active en langue corse n’est pas suffisante chez tel ou tel des interlocuteurs (cf. Thiers 1988, 277sq).
Si l’on veut distinguer entre francorse et f.r.c., on peut dire comme Filippi (1992) que le f.r.c. représente la réalisation corse du standard français, à côté d’une variété d’hybridation plus grande, le «francorse », relativement éloignée de ce standard. D’autres n’établissent pas le même distinguo (cf. Comiti 1992, 246). Cette définition du f.r.c. s’étend en effet jusqu’au recours au code-switching. Ce n’est pas le cas de Filippi (1992) qui identifie le f.r.c. parmi les variétés suivantes:
- Je dis que Pierre frappa Paul (français soutenu)
- Je dis qu’il y a Pierre qui a frappé Paul (français usuel)
- Je dis que Pierre il a mis une rouste à Paul (français populaire)
- Je dis que Pierre, à Paul, il l’a frappé (f.r.c.)
- Je dis que Pierre il a donné une concie à Paul/ Je dis que Pierre il ci a chaqué une tchibe à Paul (francorse)
- A Paul, je te le dis, Petru l’hà datu una concia (code-switching)
- Petru hà datu una concia à PaululPetru hà minatu à Paulu (corse).
On doit donc conclure que la définition du f.r.c. est extensible, et cette extension dénote la labilité d’un phénomène qu’on ne saurait isoler en variétés bien formées.
C’est surtout à l’étude sociolinguistique qu’il appartient d’éclairer la véritable fonction de l’emploi de très nombreux calques et emprunts conscients tels que chapper ou scapper pour «s’échapper», stoumaguer pour «dégoûter». La conversation quotidienne et souvent aussi des prises de parole plus formelles se présentent donc comme une réalité langagière qui circule entre le français et le corse. C’est le lieu d’élection de l’alternance linguistique (les locuteurs passant sans cesse du corse au français), des calques plus ou moins conscients, des interférences et des ratés du discours. On serait donc tenté de parler d’un langage en état de dysfonctionnement permanent si certains indices ne laissaient supposer que ces formes du contact jouent aussi un rôle convivial. Au niveau éducatif ces phénomènes posent un problème qui n’a pas encore été abordé et que la structure officielle d’enseignement ignore au prétexte que ces effets du contact linguistique disparaissent avec l’acquisition du bon usage français à l’école, alors que tous les travaux menés dans ce domaine démontrent qu’en ignorant les langues dites «locales» et les variétés régionales du français, l’école aggrave le handicap linguistique. Il existe une analogie certaine entre le francorse/f.r.c. et le francitan de l’Occitanie. Pourtant, alors qu’en Occitanie le francitan peut constituer la base d’un processus de reconquête d’occitanité (cf. Lafont 1984, 21), processus pouvant aller «jusqu’au besoin de construction de la langue identitaire» (Guespin/Marcellesi 1986, 11), le francorse/f.r.c est aujourd’hui ressenti et analysé exclusivement comme un handicap: il n’est donc que stigmatisé par tous les locuteurs, corsophones ou non-corsophones.
Problématique du corse :
Le corse ne se présente plus sous la forme d’un reflet vernaculaire de structures sociales archaïques. Travaillé par les mouvements de la population à travers l’île, les phénomènes transdialectaux et l’élaboration, le corse s’est ainsi profondément modifié pour devenir apte à l’expression de l’universel et des contraintes sociotechniques de la modernité. Mais cette adaptation s’est souvent faite par l’intégration d’emprunts, au français surtout, dans un contexte de domination peu favorable à la sollicitation systématique des moyens spécifiques du corse. Une telle évolution provoque souvent l’inquiétude des locuteurs qui y lisent une perte d’identité à cause de la rapidité des changements et de l’absence du statut glottopolitique qui permettrait d’en contrôler les effets (coofficialité, bilinguisme officiel, enseignement obligatoire sont des revendications soutenues dans la population). Le mouvement, qui affecte aussi la forme des productions orales et écrites dans de nouveaux registres et domaines d’emploi (Thiers 1988, 459 sq), peut dérouter des locuteurs accoutumés aux usages dialectaux. C’est dans ce climat de créativité fébrile et d’insécurité linguistique que l’on a vu apparaître une foule de phénomènes linguistiques fortement marqués par le contact et rangés sous des étiquettes rien moins que scientifiques: «u francorsu» et «u corsancese ».
U corsancese:
L’évolution, commencée au 19ème siècle, s’est intensifiée et aggravée à partir des années 1960 selon Marchetti (1989, 248 sq). Cet auteur distingue des emprunts «absorbés tels quels» comme briquet, garage, restaurant, et «une série de mots français déformés, dialectalisés» comme uvrieru, quaffore, greva, sciansa, mascina (fr.: «ouvrier, coiffeur, grève, chance, machine »). S’appuyant sur d’autres publications (cf. Colombani 1968) et sur l’observation directe, Marchetti cite successivement: orosu, malorosu, duiesimu, eppisseria, bulansgeria, busceria, settadire, cuà, lappini, cursgette, cassà a crutta, melansgià, calques du français «heureux, malheureux, deuxième, épicerie, boulangerie, boucherie, c’est-à-dire, quoi, lapins, courgettes, casser la croûte, mélanger» au lieu des traditionnels beatu, disgraziatu, secondu, buttea, panatteru, macellu, vene à di, cumu!, cunigli, zucchini, rompe u dighjunu, mischià. Marchetti déplore que par l’enseignement et la médiatisation «les plus choquantes corruptions» soient passées de la langue parlée à la langue écrite ou médiatisée. Il mentionne:
-des attractions par ressemblance: la préposition da («par») remplacée par per qui en corse veut dire «pour»; la préposition da («de» marquant la provenance) remplacée par di;
-des calques sur des particularités du français;
-des calques morphologiques: mubilisazione, au détriment de la forme corse mubilizazione;
-l’intrusion de l’article partitif français: d’altri dicenu (« d’autres disent ») au détriment de altri dicenu;
-la tendance à garder une forme française à ce qui est référence universelle: issu zitellu, simile a u Juif Errant;
-«l’épineux problème des néologismes »: parmi ceux-ci il distingue les «gallicismes d’une extrême pauvreté» comme rivitalizà l’interiore (auquel il préfère ridà vita à l’internu ou mieux rinvivisce l’aldinentru) et ceux qui marquent un progrès comme vittura de préférence au «passe-partout» macchina. Concluant sur la glottophagie en cours, il montre l’action de la langue dominante sur le corsancese en citant un grand nombre d’exemples.
Cet intérêt pour le contact n’inspire que stigmatisation et déploration de la perte d’identité linguistique subie par le corse hérité. Il est vrai que ces phénomènes sont observables dans toutes les productions orales et écrites, en contexte informel ou formel.
L’exemple du journal quotidien en langue corse de R.C.F.M. est significatif de ces réticences qui alimentent le discours sur les effets néfastes du contact. Des termes tels que emissione, mudernisazione, riaffirmà, spirà, espluattazione, busgià, tavula ritonda, pulitica di rigore, fà greva («émission, modernisation, réaffirmer, inspirer, exploitation, bouger, table-ronde, politique de rigueur, faire grève») sont ressentis soit comme des emprunts inévitables soit comme une trahison du corse authentique. Il est remarquable que ce sentiment soit partagé par les journalistes eux-mêmes qui tentent alors de réagir, de manière plus désordonnée que raisonnée, en recherchant des formulations plus authentiques ou qu’ils croient telles. En voici quelques exemples:
-généralisation (parfois trop systématique) de l’ordre verbe + sujet, fréquent en corse: on a donc hà annunziatu erisera Bagdad... (« Bagdad a annoncé hier soir...);
-préférence pour l’emploi de prépositions qui permettent un écart par rapport à l’emploi français: u ministru sarà in Corsica à studià i prublemmi (« le ministre sera en Corse pour étudier les problèmes ») où à permet une distanciation plus grande que da ou per, tous deux possibles selon l’usage courant;
-recherche d’écarts divers: nomina, ingagiu, par réaction contre les termes courants numinazione, ingagiamentu dont le suffixe paraît trop proche du français «nomination, engagement»; regulà parte (« régler une partie »), avec suppression de l’article;
-généralisation de l’emploi de structures idiomatiques, même au prix d’une complexité peu conforme aux habitudes de réception du public: smessusi («qui s’est démis de ses fonctions»), participe passé réfléchi alors que l’emploi ordinaire est une relative (chi s’hè smessu ou chi hà demissiunatu).
Comme cet effort d’élaboration et d’authenticité linguistique ne bénéficie pas d’une norme instituée, il aboutit quelquefois à des erreurs sémantiques: c’est le cas de voce ferrata là où le lexique français-corse de Lingua corsa et Ceccaldi (1968) donnent pour «voie ferrée »: strada ferrata: voce ferrata, qui procède d’une confusion entre «voie» et «voix» s’explique donc par une erreur psycholinguistique.
Ce qu’il est convenu d’appeler «le corse élaboré» pourrait donc être considéré comme relevant du «corsancese ». Cette variété (j’inclinerai plutôt pour un «ensemble de variétés») qui se développe surtout depuis les années 1970, est la conséquence de l’effort généralisé de l’ausbau dans des milieux culturels et sur les médias radiophoniques. Or ce développement doit beaucoup à la démarche empirique: hormis quelques études ponctuelles (l’effort le plus constant et le plus programmé est celui de l’Association pour le Développement des Etudes du Centre-Est de la Corse (A.D.E.C.E.C.), c’est au niveau de la créativité individuelle que se dessine le mouvement. L’observateur natif peut attester la diffusion dans la communauté d’un nombre important de néologismes et de procédés relevant de ce mouvement, mais nous ne disposons, là non plus, d’aucune description achevée. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, si dans le «corsancese », c’est-à-dire le corse soumis au contact du français, le contact se joue certes au détriment de la langue dominée, il assure aussi, de manière empirique ou plus construite, les avancées de cette même langue dominée par l’accession à de nouveaux domaines d’emploi.
On doit en effet insister sur un fait important: l’élaboration (ausbau) klossienne du corse ne peut se faire et ne se fait en réalité qu’au prix de larges emprunts au français, qu’on accepte cet état de choses ou qu’on puisse regretter que l’absence d’une politique linguistique favorable ne permette pas de solliciter plus largement d’autres ressources moins périlleuses pour l’identité linguistique du corse. C’est pourquoi il nous faut conclure ce rapide panorama en constatant que les enjeux du contact français-corse sont à étudier dans la situation psycho-sociale et sociopolitique.
Examen critique de la bibliographie
Nous avons dit que les phénomènes relevant du contact français-corse n’ont retenu l’attention des études scientifiques qu’avec l’apparition d’une sociolinguistique corse.
Les premières confrontations d’expériences avec notamment les études occitanes, catalanes et créoles- datent du Symposium International de Glottopolitique de Rouen (cf. Winter 1987). Le Colloque International des Langues Polynomiques (Corti 90), coorganisé par le Centre de Recherches Corses, l’URA «Etudes sociolinguistiques, sociolittéraires et sociodidactiques en domaine occitan» (Univ. de Montpellier) et l’URA SUDLA (« Sociolinguistique, Usage et Devenir de la Langue », Univ. de Rouen) a élargi l’échange, mais c’est surtout au sein de l’URA SUDLA que l’étude du contact français-corse s’est développée. Elle y a trouvé, en y apportant sa propre contribution, un large front conceptuel où les traits typiques du contact s’éclairent de notions et de procédures d’investigation et d’interprétation connexes.
Les termes de « glottopolitique, épilinguistique, individuation sociolinguistique» (et son contraire, la «satellisation ») constituent l’environnement notionnel et le prolongement de l’étude du contact. Les termes «fonctionnements diglossiques, fable d’identité », le couple «bilinguisme/diglossie», «autonomie linguistique» et «coofficialité» en élargissent la perspective par l’engagement de la sociolinguistique du bilinguisme et la problématique du conflit des langues. La sociolinguistique corse sollicite également les concepts de «volonté populaire» et d’«élaboration linguistique», empruntés à la standardologie comparée fondée par Heinz Kloss et vulgarisée par H. Goebl et Z. Muljačić (1986, 53sq).
Les langues polynomiques
Cependant le pilier central de cet édifice épistémologique est la théorie des langues polynomiques (Marcellesi 1991, 331 sq). Le concept définit des langues «dont l’unité est abstraite et résulte d’un mouvement dialectique et non de la simple ossification d’une norme unique, et dont l’existence est fondée sur la décision massive de ceux qui la parlent de lui donner un nom particulier et de la déclarer autonome des autres langues reconnues ». Cette proposition règle plusieurs problèmes, en particulier celui de la diversité dialectale, que l’on croyait contraire à l’expansion sociale du corse. Car la division en deux grandes aires insulaires (Nord et Sud) adoptée par commodité de langage et de présentation avait fini par occulter le continuum interdialectal et accréditer l’idée que corsophones du nord et du sud ne se comprenaient pas.
Or dans la perspective polynomique, la diversité dialectale n’est plus une entrave à l’unité du corse. On peut aussi inclure dans cette optique les phénomènes du contact avec l’italien et le français, apports exigés par la néologie lexicale particulièrement importante aujourd’hui du fait de l’élaboration linguistique. Le bilan corse de la langue polynomique peut être considéré comme positif, car dans la première période de sa diffusion il est venu entériner ce que la volonté populaire sait intuitivement: point n’est besoin d’unifier les langues pour les déclarer majeures et les doter des attributs institutionnels et véhiculaires généralement accordés à cet état. Les tenants de la langue polynomique ont graduellement étendu leur réflexion à l’éducation bilingue et, sans abandon de leur loyauté linguistique, à une problématique langagière ouverte sur une large compétence de communication.
Une telle modification de la visée ne va pas sans problèmes ni conflits. Les fonctionnements liés à l’idéologie diglossique trouvent un aliment nouveau dans cet effort de rationalisation du réel langagier et du discours sur la langue minorée. Au début, l’attitude polynomiste a pu passer aux yeux de certains pour une trahison de l’idéal militant, mais il semble qu’aujourd’hui soit reconnue majoritairement sa véritable finalité: situer la revendication et l’action en faveur du corse parmi les enjeux réels et maîtriser intellectuellement les conditions objectives de son maintien et de son extension comme langue de communication assumant entièrement sa vocation véhiculaire. La corsité polynomique vise à privilégier la communication tout en ménageant la fonction identitaire de la langue tenue pour «maternelle» en dépit de son recul dans la pratique. Elle induit un modèle théorique à variables qui exclut toute hiérarchisation parmi les variétés internes au corse, qu’il s’agisse des dialectes hérités et des traits transdialectaux.
Dans la mesure où la poussée de l’élaboration linguistique rend nécessaire le recours au français et à l’italien pour enrichir le code corse, elle inclut aussi une partie des effets du contact des langues, au niveau identitaire. La problématique du contact des langues se contente en effet souvent d’enregistrer les zones d’interpénétration des systèmes. Or le contact linguistique entraîne le conflit parce que l’interprétation du processus est induite par l’existence des descriptions de la norme des langues dominantes (c’est le cas pour le français et l’italien, parlés ou connus par la majorité des corsophones) ou d’un discours sur la norme de la langue dominée (c’est le cas du corse, dont la norme insuffisamment décrite mais constamment alléguée a une prégnance fortement fantasmatique). Les risques réels ou supposés de glottophagie (par le français) ou de satellisation (par l’italien) condamnent le chercheur à se détourner de la réalité vivante au profit d’une recherche, certes utile et déontologiquement confortable, mais à notre sens de plus en plus éloignée de son objet.
Nous sommes donc conduit à souligner l’intérêt du concept de «langue polynomique» dans la situation corse et à en étendre la pertinence de la perspective interne (rapport entre dialectes du corse) à l’option interlinguistique (phénomènes de contact du corse avec le français et, dans une moindre mesure, avec l’italien). Il faut alors opérer une conversion épistémique en considérant que les normes respectives de ces langues en contact avec le corse changent de nature lorsqu’elles se trouvent sollicitées par un locuteur corsophone s’exprimant en langue corse dans une interaction verbale réelle. Car lorsqu’il s’agit d’actes langagiers et non de réflexion métalinguistique, on peut théoriquement poser que, par la force de l’individuation des indicateurs linguistiques toujours présents malgré le contact, s’opère la transformation de la norme de la langue étrangère (norme d’extériorité) en norme d’interaction (norme d’intériorité fonctionnant en relation dialectique avec la charge symbolique des indicateurs linguistiques de corsité qui sont de véritables fétiches identitaires). L’acceptation complète de la conception polynomique nous paraît donc conditionner étroitement l’avenir même de la corsité linguistique.
Divergences:
Le courant polynomiste est actuellement en interaction avec deux autres tendances.
La corsité satellite semble attirée par une réintégration du corse à l’italien. Elle se prévaut des indéniables parentés génétiques entre le corse et les variétés de l’aire italo-romane. Si elle se développait explicitement dans un groupe productif, elle pourrait constituer un risque de satellisation, en rupture avec l’affirmation de l’autonomie linguistique du corse obtenue notamment lors de ces vingt dernières années. Le développement le plus achevé de cette position se trouve dans Marchetti (1989). Bien qu’elle ne se manifeste par aucune production en langue corse et n’ait aucun effet visible sur les pratiques langagières, elle peut ramener au repliement nostalgique et au refus de l’élaboration actuelle la fraction des locuteurs encore hésitants devant les nécessités de l’évolution du corse.
La corsité de distanciation juge pour sa part qu’il est possible d’atteindre à un niveau moderne et universel d’expression à partir des ressources exclusives du corse hérité. Elle a flirté un temps avec une vision mythique de l’âge d’or de la langue; elle se défend aujourd’hui d’être puriste et inspire des productions de qualité. Emus par le recul du corse parlé et par les effets du contact, les Corses sont hantés par la nostalgie de la «langue pure» et tentés par les stratégies de la distanciation (Thiers 1988, 567 sq). Or la «corsité de distanciation» se donne comme résolument appuyée sur l’oral traditionnel, mais repose en réalité sur la recherche de l’écart maximum avec le français. C’est ainsi que, par exemple, les grammaires normatives prescrivent pour l’irréel du présent l’emploi du subjonctif imparfait dans la subordonnée de condition (s’o vulissi) parce que la forme orale traditionnelle emploie l’indicatif imparfait (s’o vulia) comme le français (« si je voulais»). On entend aussi rejeter des emprunts au français pourtant intégrés depuis longtemps: differenza et abbunamentu, par exemple, sont stigmatisés au profit de sfarenza et arrugamentu, sans doute parce qu’ils rappellent «différence» et «abonnement». Pour ce courant, le but est de «retrouver la langue des aïeux », mais en réalité le produit de cet effort souvent inquiet est une construction d’identité normative actuellement peu susceptible de diffuser largement dans les pratiques langagières des masses. Chacun des traits linguistiques allégués comme définissant le système de « la langue corse pure », est effectivement attesté dans les usages réels; aussi la prétention normative de cette tendance se masque-t-elle d’une idéologie de naturel. Ce qui est en cause, ce n’est donc pas l’authenticité de ces traits, mais la volonté de les réunir intégralement dans une structure systémique serrée, excluant la possibilité d’insérer tout contact, ne tolérant qu’une variation minime et présentée comme la reprise à l’identique d’un usage oral ancien, vision qui oblitère les phénomènes historiquement reconnus du contact et du conflit des langues en Corse et peut-être l’histoire elle-même. Ainsi ce qui paraît contestable, ce ne sont pas les prescriptions de la norme prises une à une, mais l’attitude idéologique qui, en se prévalant d’une norme fantasmatique, prétend assurer à des constructions écrites récentes -d’ailleurs littérairement très estimables! - la fonction de régir et de censurer dogmatiquement la parole vivante. Le dialogue est permanent entre cette orientation et les études sociolinguistiques corses (cf. Kyrn, numéros 217, 218, 219, 221, Aiacciu, 1988 et Rigiru 1989).
Cette interaction de tendances nous paraît salutaire car, quels que soient les choix linguistiques actuels et à venir, l’existence de ces directions est susceptible d’éclairer la masse des locuteurs sur le rapport d’une logique exclusivement métalinguistique aux concessions qu’imposent les besoins langagiers réels dans la communauté corse contemporaine. Il est remarquable que le mouvement de l’élaboration s’accomplisse sans qu’on ait vu apparaître le préalable d’une unification du corse ni le rejet des influences que celui-ci reçoit en puisant, pour se moderniser, dans le corpus des langues au contact desquelles l’a mis l’histoire dominée du peuple corse.
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