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Francese

MARAM AL-MASRI: un parè di Jean PORTANTE

Maram al-Masri à la Kufa, le 16 mars 2004.

Maram al-Masri est venue à moi par hasard. Ou plutôt par un de ces hasards qu’appelle notre métier d’écriture quand il se peuple d’amis. L’ami en question est commun. Il s’appelle Lionel Ray et sa poésie est profonde (ceux qui veulent le vérifier choisiront parmi ses livres chez Gallimard). C’est donc Lionel Ray qui, lors d’un de nos déjeuners rituels chez Léon de Bruxelles, celui du côté de la place de la Convention dans le quinzième, me glisse un manuscrit. Un tapuscrit pour être plus précis. De tels tapuscrits, on en reçoit à la pelle et je l’amoncelle sur une pile qui n’a pas tendance à décroître, tant cela me coûte de m’y pencher. Mais celui-ci a titillé ma curiosité et mon imaginaire. D’abord par le nom tellement venu d’ailleurs de l’auteure : Maram al-Masri, puis par le titre hors de tout sentier battu : Cerise rouge sur carrelage blanc. Je pense à une blessure, une tache de sang que le temps n’a pas eu le temps de laver. Je pense aussi à la neige et aux fleurs qui sous elle étouffent. Ou à l’ordinaire quotidien qui juxtapose si bien les paradoxes, on n’a qu’à regarder autour de soi. Tout cela avant d’avoir commencé la lecture.

Et avant de savoir que Maram al-Masri vient de Syrie, de Lattaquié, de l’autre côté de la mare nostrum qu’est la Méditerranée, Lattaquié, là même où du temps de la Grèce antique et d’Alexandre le Grand, et avant encore s’érigeaient les plus prospères cités à l’origine de nos propres traditions. Même si aujourd’hui on préfère parler de civilisation judéo-chrétienne pour ne pas avoir à inclure des pans entiers du Proche et du Moyen Orient dans le panier de notre berceau culturel. Soit, j’ai appris par la suite qu’à l’âge de vingt ans, il y a de cela une vingtaine d’années, Maram al-Masri s’était installée en France. Qu’elle y avait attiré l’attention d’un grand poète d’origine libano-syrienne, Ali Ahmed Said, plus connu sous le nom d’Adonis, qui a contribué à ce qu’elle reçoive le Prix du Forum culturel libanais en France. Qu’avant d’écrire Cerise rouge sur un carrelage blanc, livre publié en arabe en Tunisie il y a huit ans, elle avait fait paraître dans les années 80 un recueil à Damas, sous le titre peut-être trop transparent de Je te menace d’une colombe blanche. Qu’un troisième livre venait de sortir, à Bruxelles cette fois-ci : intitulé Je te regarde. Que des traductions de ses textes étaient en cours, en espagnol, en allemand, en anglais. Et, bien sûr en français.

J’ai donc ouvert le tapuscrit. Et ne l’ai refermé qu’à la dernière page. Sur une énigme :

Rien n’a laissé de trace
sur mon corps
que le temps.
Le bonheur
est ce que toi, tu as laissé.

Il y a là peut-être tout l’ars poetica de Maram al-Masri. Regardons. Quelque chose s’est perdu en route. Dans la première partie du vers, l’idée est complète : seul le temps a laissé des traces sur le corps.
Mais dans la deuxième, il manque le circonstanciel du lieu. Il y a un sujet : tu, un complément d’objet Le bonheur. Mais manque le lieu. Le corps donc. De sorte qu’on part du livre avec une interrogation. Ce bonheur, où a-t-il laissé sa trace ? Pas sur le corps en tout cas. Cette absence de lieu pour le bonheur s’ouvre comme une trappe dans laquelle vont sombrer bien des désirs. Une lecture rapide nous cacherait cette trappe. Voilà pourquoi les poèmes de Maram al-Masri doivent se lire lentement, pour mettre en évidence le trou qui mange l’essentiel. Cela rappelle les haikus japonais où le dernier vers vient mettre la tempête dans les premiers. Et, tout ce qui est passé à la trappe, pour le dire prosaïquement, nous le retrouvons dans les 106 poèmes du livre, bribe par bribe, dessinant la géographie intérieure d’un animal blessé. C’est comme si le dernier texte était le premier, donnait le mode d’emploi. Le premier lui fait d’ailleurs écho. Et annonce la couleur :

Je suis la voleuse de bonbons
devant ta boutique
mes doigts sont devenus collants
et je n’ai pas réussi
à en mettre un seul dans
ma bouche.

Regardons-y à deux fois. Le texte parle à la fois de l’absence, de ce qui a disparu dans la trappe, mais cette fois-ci, dans la trappe il y a un piège : car si nous relisons le poème, nous sommes forcés de nous demander ce que le je n’a pas réussi à mettre dans sa bouche, les bonbons ou les doigts ? Ce qui vient de l’autre ou ce qui vient de soi-même ?

C’est ainsi qu’on doit lire et relire les différents poèmes pour en dégager petit à petit une ambiance ou un code qui s’abîment dans un dialogue imaginaire où l’autre n’est que l’écho de l’absence, ou le double opaque devant le miroir qu’aucune Alice ne traverse, ou un système où les mots ne sont là que pour ensevelir sous leur poids les blessures de la vie. Et, dans celle de Maram al-Masri, il y en a eu plus d’une. On les touche à chaque poème, sans en imaginer la vraie douleur. Elle n’est pas dite, mais quand d’absence il retourne, on est orienté vers la biographie de Maram, et là, quand elle ose se dire, on apprend comment un mari a kidnappé, il y a bien longtemps, les deux enfants que Maram a mis au monde et qu’elle n’a revu que quinze ans après l’enlèvement…

Le tout est dit avec une économie de moyens époustouflante. Pas une syllabe n’est de trop. Tout tend sans cesse vers l’essentiel. Un essentiel qui secoue les branches de l’arbre de l’intranquillité.

Je suis apeurée
comme une gazelle devant les yeux de ta faim.
Aime-moi en silence,
et laisse-moi m’interroger.

Encore une fois il y a piège. Il vient cette fois-ci, e.a. du parallélisme des impératifs : Aime-moi, laisse-moi : d’une ligne à l’autre il a changé de sujet. Le premier, l’autre, finissant par disparaître complètement. Tout va donc vers l’intérieur. C’est là que naissent les métaphores et se trame un destin exorcisé par le silence et les mots qui le disent. Interdit de crier dans cet univers-là. Naît en lui une générosité sans limites. Elle se résume en trois vers :

Quelle sottise !
Au moindre grattement à la porte de mon cœur,
il s’ouvre.

Le il du dernier vers vient de loin. On voudrait le rattacher au cœur, mais Maram al-Masri nous a appris, tout au long de son livre, que la faille entre les mots et les lignes nous l’interdit.