Une joute poétique : le chjama è rispondi en latin !

 

     En ce temps-là, l'étude du latin représentait toute l'éducation des jeunes gens qui passaient sept ou huit ans à apprendre par coeur les règles indigestes et trop développées de la grammaire du jésuite Emmanuel Alvarez. Cet ouvrage était inintelligible pour l'écolier parce qu'il était entièrement rédigé en latin. En l'espace de trois ans je me trouvai, quant à moi, bien avancé dans cette langue savante parce que mon excellent oncle avait ramené, parmi ses nombreux livres, la grammaire de Porretti qui était mieux structurée et rédigée dans notre langue, l'italien. Ayant appris avec précision la prosodie, je prenais plaisir à composer des vers latins sur n'importe quel mètre. Les classiques, Ovide, Quinte-Curce, Salluste, Cicéron, Virgile, Horace et même Tacite m'étaient familiers à l'âge de quatorze ans. Je puis dire sans farder la vérité que parmi tant de clercs dont fourmillait alors la pieve de Tavagna, j'étais le premier en matière de langue latine.

    À cette époque, en Corse comme en Italie, lorsque deux personnes réputées instruites se rencontraient, il était d'usage de les voir s'affron­ter publiquement sur un point de grammaire, de philosophie ou de théo­logie. Les gens faisaient cercle autour d'elles et, bien que la plupart n'y entendissent goutte, ils assistaient bouche bée à la dispute et donnaient raison à celui qui s'époumonait et vociférait le plus. Le couvent de Peru était l'endroit où se déroulaient ordinairement ces sortes de joutes. Situé au centre de la pieve, c'était un site agréable et plaisant, habité par une trentaine de moines de l'ordre franciscain dit des Réformés. C'étaient en général des oisifs nourris et approvisionnés en tout par les habitants qui parfois ôtaient le nécessaire à leur famille pour entretenir ces gens inutiles et paresseux. Quelques-uns avaient fait leurs études sur le continent italien et ils enseignaient la philosophie, mais quelle philosophie ! Mon Dieu! Une dialectique incompréhensible, rebut de l'école péripatéticienne ou du portique. Quant à la littérature et aux classiques latins, ils les ignoraient le plus souvent et s'il se trouvait que quelque moine s'y consa­crât, c'était, comme dit Juvénal "Rara avis in terris nigroque simillima cycno ».

Une immense place toujours couverte de verdure ornait le couvent vers l'ouest. C'est là que se tenaient souvent des rassemblements qui groupaient les différentes populations de la pieve et des communes limitrophes, à l'occasion de morts, d'assemblées, de fêtes ou de neuvaines ~A). C'est là aussi que se déroulaient les disputes scientifiques ou grammaticales dont je veux parler.

La plupart des élèves étudiaient la philosophie avec les frères, mais comme je ne suivais pas ces leçons, les moines et mes camarades me considéraient comme un mauvais clerc et cherchaient à m'humilier, quand ils en avaient l'occasion. Il y avait parmi eux un jeune homme de grand talent, l'abbé Guerrini d' Ornetu. Il avait quatre ou cinq ans de plus que moi et faisait figure de porte-drapeau des élèves des moines.

Un jour il m'attaque sur la place du couvent, dans un latin qui, comme on dit, "sentait la sacristie". Je lui réponds en latin moi aussi, mais comme il pratiquait habituellement cette langue, il la parlait non pas plus correctement, mais plus couramment que moi. Il me fallait chercher mes mots : cela suffit pour que l'assistance jugeât que l'abbé Guerrini connaissait le latin mieux que moi. Alors, sans me troubler je tire de ma poche un Cicéron et je l'invite à se mesurer à moi pour voir qui ferait le meilleur commentaire d'un extrait de ce père de l'éloquence. Il se refusa à l'exercice de traduction et dit, avec mépris, que c'était un jeu d'enfant. "Bien, répliquai­-je, faisons donc une improvisation en prose ou en vers latins sur un thème que nous fournira l'un des prêtres ici présents" et j'indiquai le sieur Don Domenico Alfonsi de Talasani. Nouveau refus de sa part : le public commençait à changer d'avis en ma faveur. Encouragé, je le défiai alors en lui demandant de composer sur le champ un distique sur un sujet donné. "Comment ! s'exclama le père Alfonsi, vous feriez un distique impromptu?" et sans me donner le temps de répondre il dit: "juvenes moriantur : faites deux vers sur ce thème !" Il se trouvait qu'un jeune homme avait été frappé en pleine santé et qu'on s'était rassemblé au couvent pour ses funérailles.

Je restai pensif quelques minutes au milieu de l'assistance silencieuse, puis je dis :"Les voici :

Nunc, vos juvenes, intenti sistite morti,

Cur Lachesin vitae stamina falce secat ?"

En vérité ces vers étaient bien pauvres, mais improvisés par un enfant de quinze ans, ils passèrent pour le résultat d'un grand talent. Toute l'assistance m'applaudit, mes adversaires et mes rivaux furent mortifiés et je ne fus plus jamais ni défié ni importuné.

    Depuis cet incident, les moines se mirent, comme on dit, à "me cirer les bottes" : ils me flattaient sans arrêt et firent le siège de mon bon oncle qui ne pouvait plus beaucoup se consacrer à mon éducation à cause de sa santé. Ils le persuadèrent de m'envoyer suivre les leçons de physique du recteur Chiarelli de Pedicroce. C'était un homme assez instruit pour l'époque; ses manières étaient douces et raffinées. J'assistais à ses leçons depuis trois ou quatre mois lorsqu'il me chargea de soutenir, au réfectoire, la thèse selon laquelle l'essence des corps réside dans les trois dimensions (). Je soutins du mieux que je pus cette erreur de Descartes, mais étant de loin plus habiles que moi dans l'art du syllogisme, mes condisciples les frères novices me mirent dans l'embarras et, sans le secours du bon professeur Chiarelli, je serais resté planté là sans plus savoir que dire.

F.O.RENUCCI, Memorie I, pp.122-124 CHJAMA E RISPONDI