5-Une lettre de A.F.MOURRE -les lenteurs de l'administration empêchent la civilisation-13.01.1821

Ajaccio le 13 janvier 1821

 

 

 

            Monsieur le Président

 

 

            J'ai reçu la lettre dont le Conseil Royal de l'Instruction publique m'a honoré le 13 décembre dernier (bureau des écoles primaires). C'est à son intention que la Corse devra enfin l'établissement de l'école chrétienne de Sartène ordonné sous le ministère de M. Lainé. C'est avec cette lenteur que les affaires marchent dans ce pays, où tant de Corses contribuent à les prolonger qu'on pourrait absolument se passer de l'étourderie de MM. les commis.

            Le Conseil Royal pense que l'établissement de nouvelles écoles offrira de plus grandes difficultés, il semble que toute la difficulté consiste dans le secours de 26000 francs, qu'on a demandé au gouvernement: serait-elle insurmontable? Je ne puis me le persuader quand je songe d'un côté aux intentions paternelles de ce gouvernement et de l'autre à l'extrême importance de ce projet pour la Corse et pour le gouvernement lui-même. On vient de reconnaître enfin la nécessité de prendre des mesures extraordinaires pour réprimer dans ce pays les crimes qui se multiplient d'une manière effrayante. L'envoi d'un général semble indiquer quelle en sera la nature. J'ose prédire d'après une expérience de 30 ans, qu'elles ne produiront aucun effet ou qu'elles n'en produiront que de momentanés. Serait-il possible que dans cette circonstance l'on n'eût pas songé à l'emploi de moyens moraux les seuls propres à arrêter le cours de ces crimes dont la cause est toute entière dans un préjugé, dans un faux point d'honneur? Ignore-t-on que les Corses attachent à l'assassinat les mêmes idées que nous attachons au duel? Est-ce avec des baïonnettes qu'on espère changer l'esprit et les moeurs d'un peuple? J'avoue que si l'on m'eût annoncé qu'on allait envoyer des missionnaires et des frères des écoles chrétiennes j'aurais beaucoup espéré pour la Corse. La religion et l'éducation ont bien aussi leur puissance, faible à la vérité chez les nations corrompues par un excès de civilisation, mais immense chez un peuple à demi-sauvage comme le sont les Corses.

 

            26000 francs! Voilà donc la difficulté qui s'oppose à l'exécution d'un projet si important pour ce pays! On en a vaincu ici une bien plus grande en engageant les Corses à souscrire pour une somme d'environ 13000 francs, mais ce miracle (je puis en parler ainsi après avoir annoncé qu'il était dû principalement au zèle et à la dextérité de M. le préfet) va devenir à peu près nul par le retard qu'on a mis à en recueillir les fruits. Il est douteux aujourd'hui qu'on puisse faire rentrer la dixième partie de cette somme. Il y a eu un moment bien favorable au succès de cette grande et belle entreprise de civiliser la Corse par l'instruction publique. C'était lorsque deux hommes unis entre eux par les mêmes sentiments et les mêmes vues, pleins d'un zèle qui soutenait l'expérience, s'occupaient avec ardeur de ce projet et remplissaient de leur enthousiasme toute cette population mais aujourd'hui les Corses sont entièrement refroidis et ces deux hommes extrêmement découragés; c'est une occasion manquée.

 

            J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, Monsieur le Président, votre très humble et très obéissant serviteur.

L'inspecteur chargé des fonctions rectorales.

 

MOURRE