Va è fatti leghja

Paulu Desanti
Albiana/CCU 2015
Collection Calamai
160 pages
Format : 15 x 21 cm
ISBN : 978-2-8241-0674-4
Prix TTC : 17,00 €

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Va è fatti leghja, de Paulu DESANTI
(coll. Calamaii, Albiana-CCU, Aiacciu, 159 pagine, 30 di lugliu 2015),

    Le lecteur comprendra rapidement pourquoi l’auteur a longtemps hésité devant un titre qui aurait évoqué des perturbations sociales, un bouleversement d’idées, de conventions, d’habitudes et jusqu’à la mise en cause des institutions dans le climat social d’un chef-lieu de province tel qu’Ajaccio. Mais en définitive « Prugramma insurrezziunali » est devenu Va è fatti leghja où l’équivalent du français « Va donc te faire voir » s’intellectualise en introduisant l’allusion à la pratique de la lecture.
Ce choix est tout à fait pertinent puisque l’activité développée autour des livres représente à la fois le prétexte, la trame et le dénouement de ce roman policier qui a pour cadre la ville chef-lieu de la Corse et comme personnages des silhouettes gravitant dans le monde des lettres ou appelées à y jouer un rôle, volontairement ou non.
Les 160 pages du livre se divisent en 9 chapitres sous-tendus par une énigme policière autour d’un cadavre découvert dès la première page. Qui donc peut bien avoir assassiné de sept balles en pleine poitrine Antioccu Lucchini, rentier passionné de lecture, collectionneur et propriétaire d’une bibliothèque de 12300 ouvrages précieux dont une partie est destinée à rejoindre un fond Molard relié à la Bibliothèque municipale ? Or ces livres sont convoités par l’éditeur Urgonu Paoli qui semble avoir plus d’intérêt pour leur valeur mercantile que pour leur qualité culturelle. Aussi est-il en relation avec un employé municipal, issu de la noblesse médiévale du Sud de l’île, tout à la fois gardien de la Bibliothèque et du Cimetière où il aura l’opportunité de se réfugier un temps dans la tombe de Tino Rossi avant de tomber à son tour sous les balles du mystérieux tueur. Ce dernier finira par exécuter également l’éditeur Urgonu Paoli dans les WC d’un café ajaccien fréquenté par le petit monde des lettres locales où l’on rencontre aussi des amateurs d’amours faciles, de vins et de spiritueux. L’établissement U Fenici est d’ailleurs à l’enseigne d’un animal mallarméen s’il en est : le phénix !
Dans l’enquête menée par le commissaire Poutroux, continental anticorse qui finira par embrasser la cause insulaire en tombant sous le charme de Rosa Milleliri, première des trois épouses de la victime initiale, Antioccu Lucchini, apparaissent une suite de personnages campés dans des attitudes qui à elles seules suffisent à évoquer un univers d’anecdotes, de ragots et d’informations liés à la chronique de la vie publique ajaccienne. La tâche du policier s’avère d’emblée particulièrement difficile car un complot du mutisme semble s’être formé contre lui, le romancier ne l’épargnant d’ailleurs pas plus que les autres acteurs, fictifs ou réels, de la Corse actuelle.

   Or l’enquête policière se double ici d’une investigation littéraire que l’on devine, dès les premiers chapitres, promise à des résultats plus concluants. Le cabinet de Paravisinu Quilichini, lecteur de profession et grand amateur de bataille navale comme Antioccu Lucchini dont il était l’ami, est en effet particulièrement attaché à découvrir la vérité. Avec sa secrétaire Culomba Porcu, récemment passée au sexe masculin sans avoir rien perdu de sa mémoire, de sa sensibilité féminines ni de la pertinence de ses analyses littéraires, il constitue un couple d’enquêteurs excités par la profondeur du mystère. Patron et secrétaire suivent ainsi l’affaire pas à pas et en déployant une compétence qui surclasse largement celles de la police judiciaire. Tant il est vrai que l’énigme est d’abord liée aux résonances littéraires des événements et du jeu de piste que le tueur –qui signe Marie Westphallen- a organisé comme un itinéraire relevant de la sémiotique littéraire appliquée en particulier à la poétique mallarméenne. Car quelle enveloppe plus secrète pour le mystère d’un meurtre que l’hermétisme de ses vers ?

Le plaisir qu’a trouvé le romancier dans cette construction transpire dans l’ensemble d’un texte tissé d’allusions à la chronique ajaccienne et corse, ou faisant intervenir des silhouettes de notables et personnalités insulaires. Les auteurs, chanteurs et acteurs de la vie culturelle de Corse sont associés plaisamment, dans des esquisses plus ou moins appuyées, sur des traits relevant du clin d’œil ou de la pointe satirique. Au point que l’intrigue policière et l’arrière-plan littéraire ne tardent pas à nous apparaître comme des déclencheurs d’une verve que nous reconnaissons. Car ce sont bien le champ et le style de Desanti, les mêmes qui inspirent une œuvre d’auteur comique et de nouvelliste déjà conséquente et appelée à étendre son espace générique comme l’indique ce premier roman.
À travers les nombreuses formules de prétérition, les prétendues demandes d’excuse devant les innombrables « digressions », s’affirme pour le lecteur le dessin d’une ville et de sa vie : Ajaccio et ses rythmes, ses figures et ses caricatures, une cité…
Non, il ne s’agit pas d’un terroir marqué d’une originalité désuète et menacée. Oui, c’est plutôt le terrain d’une expérience d’écriture résolument actuelle. Le particulier y localise et situe le général sans l’y enfermer. S’y meuvent une population et une époque sans doute représentatives d’une société insulaire, d’un peuple et d’une période décisifs pour le présent et l’avenir d’une culture aimée et fêtée dans une langue et un style qui puise, comme à une source féconde, une ironie de bon aloi.
Or ce récit trouve liberté et vigueur dans une verve née de sa langue d’écriture. Desanti a en effet opté pour un corse bien actuel et populaire en même temps que recherché et choisi, voire exhibant çà et là quelque vocable ou construction d’une précieuse rareté.
Va è fatti leghja est donc bien une véritable réussite littéraire. Entre culture, complicité, intelligence et enracinement, le lecteur accompagnera Desanti dans un itinéraire fictionnel qui unit étroitement imaginaire et… actualité(s).

Va è fatti leghja apporte aussi la confirmation d’un talent littéraire bien fait pour encourager tous ceux qui persévèrent dans la voie d’une confiance investie dans une culture et langue de création aux possibles hier insoupçonnés. Et tant pis pour les analyses qui ne veulent retenir de nos langues que les menaces qui pèsent sur l’avenir. Et finissent pas ne plus voir, dans ce qui s’offre à leur esprit et à leurs regards, tout ce qui montre une vitalité qu’elles n’ont peut-être jamais eue. Et justifie que le plaisir de créer et de lire viennent conforter les demandes répétées d’un statut juridique officiel.