La critique littéraire dans un état critique ?


Par Bruno Corty*
R édacteur en chef du Figaro littéraire et Président du Prix Hennesy
du Journalisme littéraire

 

Si nous avions encore quelques doutes sur l’état de santé de la critique littéraire, la lecture de trois ouvrages récents lève toute ambiguïté sur le sujet.
Dans Splendeurs et misères de l’aspirant écrivain (Flammarion), Jean-Baptiste Gendarme, romancier et créateur de la revue littéraire Décapage, n’y va pas par quatre chemins : « L es grands noms de la critique littéraire ont disparu. Plus personne ne pèse dans la balance, n’en déplaise à certains. On a connu des écrivains critiques, qui, d’une ligne, déchaînaient les passions. Aragon, en son temps, était de ceux-là. Un mot, une carrière était faite ! Certes, il y a toujours de bons critiques littéraires, mais le souci, c’est qu’ils ne sont plus autant prescripteurs ».
Dans la revue Lignes 44 de juin, Véronique Bergen est tout aussi claire : « On assiste à une démission de la critique, à tout le moins d’une certaine critique visible, dominante qui, s’inclinant devant sa mort, se résout à se faire acritique, chevalier de l’industrie de masse. Fossoyeuse d’elle-même, maniant docilement la pelle qui creuse, elle concourt à asseoir la production d’une société de consommateurs passifs ». Ne restait plus pour achever le tableau ou enfoncer le dernier clou dans le cercueil, qu’à donner la parole à l’universitaire, romancier, essayiste et polémiste Pierre Jourde. Dans la réédition en Pocket de C’est la culture qu’on assassine, on peut lire ce réquisitoire sans appel : « Dans le présent, nous n’apercevons guère qu’un chaos informe. Cette confusion se trouve accrue, depuis un certain temps, par plusieurs phénomènes : l’énorme accroissement de la production, qui noie les tables des libraires et rend d’autant plus difficiles pour le lecteur le choix et le jugement ; l’effacement progressif de la notion de valeur, au profit de l’idée selon laquelle tout a plus ou moins son intérêt ; la perte de crédit des instruments traditionnels de jugement, prix littéraires, critique journalistique, qui n’ont pas toujours défendu les meilleurs ; la ‹ pipolisation › croissante de l’écrivain, jointe au panurgisme des médias, qui aboutit à ce que toute la place soit occupée par une poignée d’auteurs censés ‹ faire l’événement ›, au détriment de la diversité de la production littéraire ».
À la lecture de ces lignes, n’importe quel esprit sensé se poserait aussitôt la question : comment en est-on arrivé là ? Et la réponse ne saurait être simple. Qui blâmer ? Les critiques littéraires ? Les éditeurs ? Les libraires ? Les lecteurs ?
Sans faire insulte à nos confrères et amis, force est de reconnaître que l’âge d’or de la critique a fait long feu. Qui a remplacé un Pascal Pia dont nos parents se souviennent encore avec émotion des articles dans Carrefour et des chroniques dans La Quinzaine littéraire et dans le Magazine littéraire ? Et Maurice Nadeau critique littéraire à Combat où il défendit des auteurs comme Genet, Miller, Bataille, Michaux ? Et Matthieu Galey qui sévissait dans Arts puis à l’Express ? Un magazine qui peut s’enorgueillir d’avoir abrité l’une des plus féroces plumes de la profession, Angelo Rinaldi, dont la carrière de critique redouté, après des passages au Point et au Nouvel Observateur s’acheva au Figaro littéraire en 2005. Dans le supplément livres du plus ancien quotidien français s’exprima aussi, de 1986 à sa mort en 1998, l’élégant et néanmoins redoutable Renaud Matignon. Il faut reprendre la récente réédition de La Liberté de blâmer…, recueil de critiques paru juste après sa mort chez Bartillat, pour constater le gouffre qui sépare cet homme de ses héritiers. Dans la préface du volume qu’on ne peut que conseiller à tout jeune journaliste se destinant à la
critique (mais oui, il y en a encore…), Jacques Laurent écrit : « Matignon était de cette lignée de grands critiques. Il n’a pas comme Daudet découvert des écrivains, Proust et Céline… Ce n’est pas dans ce genre-là qu’il s’est illustré, mais dans l’éclat et la vivacité de son regard, dans l’exercice suprême de la liberté. Combien de critiques contemporains sont esclaves de leurs intérêts temporels ! Matignon n’attendait rien de quiconque. Il n’avait personne à ménager pour servir une carrière dont il ne voulait pas ». N’ayant jamais publié un roman, Matignon ne devait de comptes à aucun éditeur. Il n’était dans aucun jury de grand prix littéraire. Suspect d’aucune compromission. Seul son amour de la littérature comptait. Et s’il prenait plaisir à démolir d’une phrase les fausses valeurs du moment, il était aussi capable de soutenir de jeunes auteurs ; Éric Faye et Amélie Nothomb, parmi d’autres, s’en souviennent sans doute.
F ace au Figaro littéraire, qui a longtemps aligné ses bretteurs, Renaud Matignon puis Patrick Besson, Frédéric Beigbeder, Angelo Rinaldi, Yann Moix, son concurrent du soir, Le Monde, a toujours misé sur ses feuilletonistes, les Pierre-Henri Simon, Pierre Lepape, Michel Braudeau, Bertrand Poirot-Delpech. Les hebdomadaires n’étaient pas en reste. Qui a oublié l’influence d’un François Nourissier, fine gâchette du Figaro Magazine, d’un Jacques-Pierre Amette du Point, d’un Jérôme Garcin du Nouvel Observateur ? Il n’y a pas si longtemps donc, quelques petites décennies à peine, le lecteur en quête de conseils de lecture ou de coups de griffes suivait assidûment une ou plusieurs signatures de la presse écrite. En plus, à la télévision, régnait le roi Pivot avec Apostrophe. Les éditeurs se battaient pour y faire inviter leurs auteurs parce qu’un passage chez le Lyonnais était synonyme de ventes en librairie. Avec son air de ne pas y toucher, l’homme savait faire parler les écrivains. Même un Modiano ou une Sagan bredouillants enchantaient les fidèles de l’émission. Depuis, aucun animateur, aussi talentueux soit-il, n’a réussi à retrouver pareille influence. Les temps ont changé. Le livre a perdu de sa superbe. Le niveau général a baissé. Les éditeurs, incapables de trouver des auteurs puissants, se sont rattrapés avec des romanciers plus grand public, des produits marketing.
Les prix littéraires ont perdu en crédibilité. De nombreux jurés, cumulant souvent des fonctions à différents niveaux de la chaîne du livre, sont devenus les cibles favorites des « gens intègres ». La place du livre dans les journaux s’est amoindrie. Finis les grands papiers, les feuilletons fleuves : place aux vignettes. En quelques années la maquette d’un supplément littéraire comme celui du Figaro a ainsi basculé dans une autre dimension. Il a fallu aérer, mettre du blanc, agrandir les espaces photos. Des pages à plus de dix feuillets sont ainsi passées aujourd’hui à six. Les journalistes salariés permanents souhaitant légitimement écrire, le nombre des pigistes est devenu un problème. Ainsi que leur coût. L’équation est devenue simple. Plus de livres et moins de place dans les pages livres = des choix à faire, drastiques. Moins de critiques talentueux = moins de place pour la polémique = un consensus autour de quelques titres. Une situation qui fait bondir Pierre Jourde : « Et puis, n’est-ce pas, pourquoi parler des mauvais livres ? Gardons la place pour les bons ! Soyons enthousiastes ! C’est trop facile, la méchanceté ! Grâce à cet excellent raisonnement, les journaux littéraires parlent tous, à chaque rentrée littéraire, des trois mêmes écrivains, lesquels ne sont pas forcément les meilleurs, loin de là. Grâce à cet excellent raisonnement, la critique n’offre plus aucune résistance à la puissance de l’industrie lourde éditoriale, qui impose ses produits formatés au lectorat ».
L a critique « officielle » dans un état critique, une solution (temporaire ?) est apparue avec le Web littéraire. Un support présentant des atouts de poids : beaucoup plus de place, d’indépendance éditoriale, la possibilité unique d’enrichir les articles par des liens (écrits, visuels, sonores) et d’avoir un véritable dialogue avec les lecteurs. Reste à savoir qui parle depuis ses sites communautaires, ses blogs. Quand ils sont aux mains de journalistes professionnels ou d’écrivains (Pierre Assouline, François Bon, Claro, Jérôme Leroy…), le résultat est sans nul doute intéressant. En dehors de ces exceptions, le médiocre flirte souvent avec l’indigent et, dit Jourde, « la compétence se noie dans l’incompétence, l’évaluation raisonnée dans les décrets sans appel, les grandes voix dans la grande cacophonie ».
Une enquête récente de Marianne prouvait aussi que la « prétendue indépendance » du Web littéraire était le plus souvent une utopie, les grands éditeurs parvenant à phagocyter ces nouveaux espaces de liberté. Interrogé par Marianne, notre confrère Sébastien Lapaque ne se voilait pas la face : « Il ne faut pas se leurrer sur le mythe des petits indépendants du Net contre les gros industriels de la presse écrite et audiovisuelle. Pour ce qui concerne la critique littéraire, ce qu’on observe sur le Web reproduit toute l’histoire des contre-cultures : cela commence dans l’euphorie libertaire, mais très vite intervient la mise au pas libérale.Il y a toujours des amateurs passionnés qui s’expriment sur la Toile, mais le quadrillage marchand est quand même de plus en plus serré ». Dans ce survol rapide et forcément incomplet du sujet, on ne saurait faire l’économie d’un élément essentiel : le lecteur. Comme le rappelle Alain Hobé dans la revue Lignes 44, il a, lui aussi, bien changé : « On ne lit plus, ou plus pareil. Les livres ont l’étonnante tendance à ne plus faire question. C’est là un fait majeur, dont la déploration ne suffit pas à consoler de l’insistance. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de livres, c’est qu’il n’y en a pas qui comptent ». Désormais, la littérature populaire a pris le pouvoir. En témoigne le couronnement de l’auteur de polar Pierre Lemaitre par le prix Goncourt 2013. Ou encore la présence de Grégoire Delacourt en septembre sur la première liste de ces mêmes Goncourt. Et le choix de David Foenkinos comme lauréat du Renaudot 2014… On connaît l’argument économique.Si l’on couronne des livres plus difficiles, les ventes sont faibles et les libraires mécontents. Il est loin le temps ou le seul label « prix Goncourt » assurait des ventes normes. Les gens n’achètent plus les yeux fermés sur la seule foi d’un bandeau. Le roman ne fait plus recette. On lui préfère le document choc. D’où l’effet Trierweiler ou Zemmour, énormes best-sellers qui ont écrasé la rentrée littéraire. Pour s’en
sortir financièrement, les éditeurs, qui ne sont pas des philanthropes, se sont engagés dans une course effrénée à la production quitte à inonder les librairies. Depuis dix ans, chaque année, près de 700 romans français et étrangers ont été publiés entre mi-août et mi-septembre. Comment les critiques pourraient-ils s’en sortir ? Ont-ils encore une quelconque utilité ? Peuvent-ils résister face au Net ? Pour éviter de sombrer dans la dépression, les derniers critiques littéraires honnêtes, consciencieux, qui lisent les livres, s’enthousiasment, se battent pour les défendre, n’ont, peut-être plus qu’une solution : faire leur la phrase délicieuse de la grande Dorothy Parker, qui écrivit un jour dans son Journal : « Je ne veux plus faire de la critique littéraire. Ça me prend trop de temps et ça m’empêche de lire ».