JOSÉ LORENZI, HOMME DE COULEURS

PHOTO ANGÈLE CHAVAZAS

José Lorenzi : homme de couleurs

Par Jean-Marc Raffaelli- Corse-Matin 26 novembre 2019

Dans quelques jours, l'un des plus grands peintres corses de notre temps soufflera quatre-vingt-onze bougies. Ce vénérable artiste, qui bénéficie toujours d'une grosse cote, aux sens propre et figuré, continue inlassablement de donner vie et spiritualité

La vieillesse de José Lorenzi est un soleil d'hiver. Elle a creusé plus de rides au visage que dans sa tête. À 91 ans, les projecteurs médiatiques se sont un peu éloignés, car l'agenda de ses expositions, qui constituaient toujours un événement, s'est allégé ces dernières années, mais il peint toujours avec le même enthousiasme dans ses deux ateliers de la route de Cardo à Bastia, et du cours Mirabeau à Aix-en-Provence.

Il faut croire que l'art agit comme un élixir de jeunesse. Ses dernières toiles attestent elles-mêmes que chez lui, le grand âge n'est pas une ombre au tableau.

"Je ne tire pas une grande fierté de ce que j'ai accompli, mais peindre, à l'aube ou au crépuscule, c'est indispensable, quelque chose d'aussi vital que l'air que je respire", confie-t-il, droit comme un if, silhouette svelte et voix douce, satiné de son écharpe rouge.

Tel un glorieux virtuose de la musique, il a exprimé son don très jeune.

À l'âge de six ans, dans le cadre familier de son enfance, il dessinait des aquarelles marines, le souffle de son inspiration précoce se confondant avec le vent salin du Cap Corse qui purifiait l'air pour sublimer le bleu du ciel et de la mer, sa couleur de prédilection.

Depuis, les oeuvres de José Lorenzi ont accompli beaucoup de chemin, elles ont traversé les continents, de l'Amérique du Nord à l'Afrique en passant par l'Asie et les archipels éthérés de l'océan Indien, pour enrichir des collections privées ou s'accrocher aux cimaises de prestigieux musées.

Sa première exposition personnelle date de 1962. C'était à Paris, où il fut accueilli avec une profonde considération par Jacques Lassaigne, directeur du musée d'art moderne et bras droit du ministre de la Culture André Malraux. Deux ans auparavant, il portait le maillot professionnel du Sporting Club de Bastia que présidait son père, le légendaire Victor Lorenzi. Le bleu, encore et toujours.

Comme tout peintre qui se respecte, José Lorenzi a connu ses périodes, y compris celle du jeûne artistique.

"La mort de l'art". C'est ainsi qu'il a appelé la parenthèse, longue de presque dix années. Elle n'a rendu sa résurrection que plus féconde. Dans le domaine de la création, l'ombre reste indissociable de la lumière.

Notre éminent confrère Jean-Pierre Girolami, qui lui a consacré un magnifique livre illustré pour explorer la personnalité de l'artiste et son univers, dépeint ce silence artistique "d'où a surgi un nouveau regard sur la vie, fortifié par cette conviction que le monde peut être embelli d'un revers de couteau sur une toile vierge".

Comme si cette traversée du désert avait espéré son marchand de sable.

Avec José Lorenzi, les femmes mijotent, éblouissantes, sous le feu du soleil méditerranéen, elles sont parfois alanguies dans la douce pénombre d'une alcôve, mais quel que soit le lieu, leur seule présence rend l'environnement irrésistiblement sensuel.

À peine suggérée, la Corse se révèle par ses couleurs fusionnelles et ses traits sibyllins. L'esprit d'un Matisse ou d'un Cézanne affleure l'oeuvre, comme s'ils murmuraient doucement à son oreille.

Mais le peintre a un style personnel, un lyrisme anticonformiste, une poésie de l'introspection, une conscience de la forme qui se dilue dans l'inconscient.

L'émotion que produit un sujet n'a pas besoin d'un graphisme académique, elle tisse sa propre toile. "Plus les choses sont simples, dit l'artiste, et plus elles sont vraies et difficiles à atteindre."

Pour le reste, la main se fait complice du génie de l'instinct et de l'instant.

Entre figuratif et abstrait, entre classicisme et impressionnisme, il a navigué à vue au gré de ses envies plus que de ses états d'âme. "Mon atelier, c'est ma bulle, la toile blanche, la soif que je dois étancher. J'essaie de me détacher des aléas de l'existence pour me laisser guider par mes intuitions du moment."

Aussi, les peintures peuvent être radicalement différentes l'une de l'autre.

"Le fil conducteur existe sans doute, mais il m'est personnellement invisible et je ne l'ai jamais saisi, sourit-il.

"Il n'est pas matérialiste et n'a pas la fibre du collectionneur", rajoute à ses côtés Marie-Thérèse, son épouse.

Dépeint par ses pairs comme un humaniste, José Lorenzi est un homme d'une grande humilité que de grands maîtres ont influencé. Surtout des contemporains. On retrouve ici l'inclination pop art d'un Andy Warhol, là la pâte cubiste d'un Braque ou le raffinement d'un Nicolas de Staël.

L'universalité de ses thèmes n'est pas un exil pour son statut d'insulaire.

Derrière le port de pêche qui gonfle ses voiles, derrière la mer qui ressasse sa musique comme l'onde digitale que propagerait un Debussy sur son piano aérien, derrière la montagne qui respire le monde à plein poumon, derrière le village ocre figé dans l'ascèse de sa solitude, derrière le visage de la femme sans visage, perce l'itinéraire d'un homme qui a connu le bonheur, éprouvé la douleur, rencontré le doute et s'est abreuvé de culture, de grands esprits et de belles lettres.

Un artiste contemplatif qui peint pour être à son tour contemplé, sans en tirer le moindre orgueil.

Dans sa pierre et dans sa chair, la Corse minérale et spirituelle de José Lorenzi se voit, se sent, s'écoute, charnelle dans sa virginité. "Il n'y a pas chez moi une quête de la beauté mais des sens. Ce que dit Baudelaire avec des mots, j'essaie très humblement de le dire avec ma peinture."

Il le dit en vert pastel, en bleu azur, en rouge incandescent, les couleurs pressées de ses tubes se mêlant sur une lame de couteau qui bouleverse plus qu'elle ne tranche.

José Lorenzi a Bastia chevillé au coeur. Il y a créé, enseigné, servi de guide à de jeunes disciples devenus artistes, conservateurs, esthètes. Les tableaux bastiais témoignent de son amour inconditionnel à la cité qui porte en elle la force et l'identité de son île, qu'il a fait siennes. Le kiosque à musique de la place Saint-Nicolas, le clocher bicéphale de Saint-Jean, les ruelles tordues du centre ancien, le linge pendu sur des cordes entre deux façades décrépies, des images de cartes postales qui sont, pour lui, les décors de son paysage intérieur.

Au 31 boulevard Paoli, sa galerie se prépare à recevoir, pour les fêtes, ses amis et les admirateurs de ses huiles et des sensations qu'elles distillent dans l'alambic de son inspiration. Tous éprouvent à son égard un sentiment de reconnaissance. À l'image du célèbre plasticien Ange Leccia qui fut l'un de ses plus brillants disciples.

"Les professeurs de dessin que j'ai eus étaient des pédagogues. José Lorenzi, lui, est un artiste. Le voir créer nous décomplexait pour pouvoir nous surpasser, ce qu'il exigeait de nous. Avec lui, on ne peut pas être moyen. Ou on est bon, ou on n'est rien du tout."

Un autre immense artiste a loué son talent, le peintre et sculpteur Daniel Buren, celui des colonnes éponymes du Palais-Royal.

Une amitié tissée entre deux puissances créatrices.

Chez l'artiste, l'âge et l'art sont deux choses parfaitement distinctes.

"Comme à 20 ans, lorsque je suis devant ma toile, un rien, un bruit inopiné ou une pensée fortuite, peut me faire changer de direction."

Quatre-vingt-cinq ans après ses premières aquarelles, José Lorenzi continue de peindre comme il respire.

Et il peindra jusqu'à son dernier souffle.