A RIVISTA RIGIRU 2

1974 -1990 : L’aventure RIGIRU :

En juillet 1974, paraissait l’emblématique Numéro Un de la revue Rigiru révélant, selon le professeur Fernand ETTORI, « une floraison subite d’auteurs et d’œuvres qui justifie, semble-t-il, le terme de Renaissance littéraire ». L’éditorial de la nouvelle publication, rédigé conjointement par ses deux « jeunes » fondateurs Rinatu COTI et Dumenicantone GERONIMI , énonçait une double ambition : d’une part vivifier et transmettre l’essentiel d’une langue et d’une culture : « esse in cunsunente cù u pinsamentu di l’antichi » et d’autre part, accéder à l’Universel en laissant ouvertes toutes les voies des créations futures : « si capisce chì l’essezza nulla pruibisce è ferma sempre ancu à sbramà »
« Quessi, quale sò ? » (« qui sont donc ceux-là ? ») demandait-on à l’époque. Quarante-trois ans plus tard « ceux de Rigiru » sont encore là et certains d’entre eux ont même « fait » l’actualité culturelle du presque demi-siècle ! Pour tous, cependant, l’époque lointaine des luttes pionnières demeure à fleur de mémoire. Dans un recueil de textes offerts en 2009 au Professeur des Universités Jacques FUSINA à l’occasion de son départ à la retraite , Ghjuvan Ghjaseppiu FRANCHI  raconte :  

 

Pensez-y toujours, n’en parlez jamais ! On disait cela d’une fameuse « ligne bleue des Vosges » dont il eût largement mieux valu qu’elle occupât moins les pensées d’une époque qualifiée de Belle et qui ne demandait qu’à le rester. La langue corse, c’est le contraire, enfin, je veux dire : on en parle tout le temps ! Mais certains, c’est vrai, « ne pensent qu’à ça ». Et parmi ceux-là, beaucoup d’ anciens de « Rigiru », une revue littéraire qui a fait date, parce que la période historique s’y prêtait, parce que...
L’aventure Rigiru nous en étions et Jacques avec nous. Jacques parmi nous. 


À l’origine était Dumenicantone Geronimi, complètement shooté aux vieilles paroles. Addict. En tant que gosse du bistrot-épicerie de Marignana, il était tombé dedans quand il était petit et avait dû « en entendre de belles ». Aussitôt autorisé à grimper sur un scooter, le voici qui se mue en pèlerin des savoirs enfouis, en bénédictin du Telefunken qui parcourt la Corse en réunissant des milliers d’enregistrements. Ses informateurs qui avaient à l’époque entre 60 et 90 ans en auraient mille aujourd’hui ! 


Geronimi, sphinx aux lunettes fumées dont nous attendions les oracles. Car j’avais rejoint depuis peu le mythique « vaisseau amiral de la culture corse », comme titrait sur cinq colonnes un quotidien de l’époque. Jacques et moi avons embarqué ensemble dès le numéro deux et ma foi, nous ne sommes jamais descendus. Jusqu’au bout sur le rafiot. Soudés. La rencontre fut d’abord intellectuelle car nous n’allions nous connaître et lier amitié que bien plus tard. C’était en mer précisément. Le cargo de nationalité indécise possédait sa boutique avec présentoir à journaux. En lettres noires sur fond entièrement blanc un titre qui, pour moi, ne voulait rien dire :  RIGIRU. Au-dessous était précisé : « Rivista trimisinca di literatura corsa ». Tiens donc ! Justement j’écrivais. Depuis peu et uniquement en corse. De la prose, de la poésie, du lyrique, du satirique, tout et n’importe quoi. En exergue de ce curieux journal en habit de feuille blanche et format grand cahier scolaire, une invite tout azimut : envoyez-nous vos textes ! Qu’auriez-vous fait ? D’autant que l’éditorial de la nouvelle publication invitait à une véritable reconquista culturelle ouverte parallèlement à toutes les formes de la modernité. En somme, la Corse en rêvait, un cénacle corso-parisien venait de le faire et moi je voguais vers des terres lointaines ! 


La suite, je ne vous dis pas ! La grande grève des postes de 75. Des mois à attendre une réponse. C’est nul, « ils » ont trouvé ça nul. Puis l’oracle Geronimi se manifeste. Ouf !
Marcel Proust raconte quelque part l’exaltation puérile où l’avait jeté la première publication dans le Figaro d’un article signé de son nom et ses stratégies pour que le « papier » tombe comme par inadvertance sous les yeux de la bonne. Proust ! Alors, vous pensez, une double page dans Rigiru ! Le roi n’était pas mon cousin ! 
Et alors ? Non. Pas précisément une success story. Des grumeaux de littérature congelée que l’on ressert de temps en temps aux examens. Après avoir cherché dans la vénérable et introuvable collection ou déniché des recueils totalement inconnus au bataillon... Bref, la mayonnaise n’a pas pris mais c’était une mayonnaise historique. Respect !. 
Revenons au choc initial. Nous sommes en mer. En double page centrale une rubrique : « a zarra » constitue en quelque sorte le cœur du journal. La connotation du terme - plus ou moins sollicitée – est une notion d’âme, de quintessence, enfin, vous voyez le genre. En « zarra », donc, fulgurait cette fois-là un objet textuel non identifié « U RIGIRU » (tiens, comme la revue) signé D.A.G.
Cela parlait de la circularité de l’Univers  et il s’agissait du document fondateur, quelque chose comme le Serment de Strasbourg de la littérature corse contemporaine ! Bien des années après, je devais me fendre d’une prétentieuse conférence avec décryptage ésotérique et le toutim (c’était ma période new-age). Rien à faire. Le texte résiste. Certaines oeuvres de l’esprit sont des météorites advenues. On ne peut que tourner autour.


Qui étaient ces « parisiens » qui venaient de fonder Rigiru ? La direction était assurée conjointement par Dumenicantone et Luigi Muri, délicat exégète de Giono reconnu comme tel dans le petit monde des lettres françaises. Aux deux hommes s’était très tôt adjoint Rinatu Coti. Lui écrivait avant Rigiru, il a écrit après, il écrira toujours. De la ferveur muée en acte pour dire les Fondamentaux. Un noyau compact de mémoire paysanne qui, par quelque fissure s’écoulerait intarissablement. Nous autres, les « périphériques » découvrions, impressionnés « U Vangone Neru » feuilleton archéo-futuriste d’un jeune auteur qui parlait comme un centenaire et dont nous ignorions qu’il avait déjà une place reconnue dans les milieux littéraires corses de la capitale. Quarante ans après, l’univers Cotien poursuit son processus d’expansion continue et le bloc primordial garde son mystère...
Parisiens ou non, nous étions tous des paysans qui avaient pour point commun d’avoir été longtemps accros aux mamelles universitaires d’une République bonne fille. Sauf Jacques qui s’est, entre-temps délicieusement urbanisé, il doit nous en rester quelque chose. Prenons un exemple au hasard : moi ! Parfois de (très) gros sabots me poussent comme ça, à l’improviste, n’importe quand. En société, je veux dire. Un autre : Ghjuvan Teramu, carré, cadré, costaud, au physique comme au talent. C’est un poète-compositeur capable de décider (et de réussir) n’importe quel raid sur le marché du show-biz identitaire. Mais le G.T. Rocchi que nous découvrions dans ces années là était un diseur d’âme. Un extraordinaire passeur de mots entre l’univers enfantin et le monde des adultes. Personne n’était capable de parler des enfants et aux enfants comme ce rural ! 


Paysan toi-même ! Tu as raison, o Ghjà ! Cette voix qui s’élève c’est notre « alien » de l’époque, Jacques Thiers, un petit nouveau dont le nom avait, pour l’équipe - qui portait à gauche comme ne disent plus aujourd’hui les tailleurs - des connotations saugrenues d’Histoire de France réac. Celui-là venait effectivement d’ailleurs mais il s’agissait de territoires peu prisés jusque-là par la poésie corse. Sa différence, il l’affirmait crânement : « peu de menthe sauvage s’accroche à mes souvenirs », la chèvre, le rocher, c’était pas son truc. Parlez-lui plutôt d’un vieux môle génois battu des vagues, des clochers baroques, des platanes. Ah les platanes ! En hiver les troncs blanchis semblent décortiqués. Nous trouvions cela curieux. Intéressant, ma foi. Comme l’Autre, celui des îles Marquises, ce Jacques là s’était dans une première vie « appelé Jacky ». C’est aujourd’hui une étoile de première grandeur. Du moins dans les espaces que je connais : hors galaxie on mesure mal ! 


Nous avions à Paris un mécène. Tous les trimestres nos sept cents abonnés (les bonnes années) découvraient le Rigiru nouveau sous le cachet neutre et postalement franchisé d’une importante revue médicale éditée et diffusé par un certain Niculaiu Ambrosini qui mettait sa technique, son personnel et ses machines à notre disposition. Ce n’était pas un millionnaire, non, mais un compatriote qui croyait dur comme fer à l’aventure et à ce titre mettait le paquet. Un paquet de sous dont nous ne lui avons jamais demandé le détail. Comme nous ne l’avons pas non plus demandé à Dumenicu Alfonsi des Editions Cyrnos et Méditerranée qui assuma sans barguigner cette lourde succession financière lorsque, propulsé à mon tour directeur de la revue, je pris la décision de la « rapatrier » à Ajaccio tandis qu’Ambrosini, à la retraite, était revenu vivre dans son village balanin de U Mucale. 


Sans Alfonsi, Rigiru n’aurait jamais connu sa deuxième vie, la période corse, les numéros à thème, la couverture toujours en noir et blanc avec maintenant un dessin. Ce ne sont plus les numéros mythiques à sobre couverture. C’est autre chose. Les connaisseurs savent que le premier numéro de l’ère Franchi est un « spécial Fusina ». La question me fut souvent posée : pourquoi ? Simplement parce que Jacques était le seul dont l’œuvre me semblât justifier, à l’époque, une rétrospective. 
Revenons à la période parisienne. Fusina est à bord. Fusina et Geronimi. Un attelage d’enfer. D’un côté le poète branché du « Puits de l’Ermite » - une revue très Nouvelle Poésie imprimée dans une langue qui se parlait à l’époque entre la Huchette et Saint-Germain-des-Prés - de l’autre le sévère gardien d’un temple de mots oubliés. Heureusement le mastodonte était fou. Fou de poésie et authentique poète lui-même, ce qui ne se sait pas assez. Loin de la jouer rétro, il mettait en musique nos dires improbables avec un toucher d’hyménoptère. Jacques, bien que « pro » se trouvait bluffé comme nous tous. L’écho de scènes proprement surréalistes me parvenait jusqu’au fond du bled tunisien. La revue se fabriquait encore à la colle et aux ciseaux en comptant un à un les caractères. On discute tel choix, on conteste une orientation, on spécule linguistique et argumente littérature dans une tabagie où flottent des vapeurs d’acquavita nustrale. Parfois une erreur de mise en page oblige à tout recommencer. Voici que le maître des lieux, DAG soi-même, ouvre la fenêtre, empoigne « u cornu », le cor des antiques guerriers corses dont le mugissement rauque plane maintenant au dessus de Saint-Cloud endormi pour s’en aller mourir vers le célèbre champ de course dont on distingue au loin l’anneau verdoyant. L’enthousiasme, est, par définition un transport divin. Quand les plus posés deviennent à ce point « en Théos », que dire des autres ?


Depuis nous nous sommes perdus de vue, affrontés même (avec l’autre Jacques) lors des guerres picrocholines de la Sociolinguistique. Ah vous ignorez de quoi il s’agit? Tant mieux ! Sachez seulement que la Controverse de Valladolid, la Querelle des Universaux ou la Bataille d’Hernani, à côté, c’était de la chicaïa ! Il faut dire que j’étais à moi seul l’armée ennemie (avec deux ou trois fantassins en arrière-garde) et que... j’ai perdu la guerre ! Il n’empêche : presque quarante ans après, l’équipe garde des liens. Certains très forts, d’autres invisibles. Cela se joue au niveau vibrations. On a fait des expériences avec les oeufs d’une même couvée. Tu en plonges un dans l’eau bouillante, les autres ont des réactions électriques. Infinitésimales mais pas nulles. Non, je ne ris pas, c’est vrai ! Alors, figurez-vous, à l’époque !.. Sartre, dans un ouvrage tardif, venait d’inventer le mot « empathie ». C’était ça, tout à fait ça ! Au cœur de banlieues huppées, dans les cafés bastiais, sur les hauteurs de Casinca ou aux frontières du Sahara (encore un exemple au hasard) tous ensemble nous « faisions » Rigiru.
Et nous avions Fusina ! 


Le Petit Prince est maintenant un docte professeur au cursus honorum plus chamarré qu’un uniforme de général mexicain. Pourtant, quel saisissement quand son chahut d’images à l’emporte pièce vint soudain bousculer l’écriture lisse des années 70. Nous étions à l’époque partagés entre l’urgence de ne rien faire qui puisse déplacer les lignes anciennes et le prurit de nouveaux dires. Et voici qu’un torrent de sensations faisait irruption dans un paysage poétique qui oscillait doucettement sur des rythmes convenus : « il y a des bouts de vérité dans les coins qui semblent une fleur ou un livre de poésie qu’on aurait jeté là », tiens, tiens ! « le cœur s’étire de toit en toit comme un ermite », allons, bon !


Très précisément daté de 1975, un souvenir : nous sommes à l’Università d’Estate di Corti (l’Université officielle était alors dans les limbes). Intellectuels, artistes, militants de tout poil, « vraies gens » de toutes les origines se veulent le fer de lance d’un peuple qui va renaître. Je revois la petite Ornella, une de ces égéries que les groupuscules italiens nous expédiaient à l’époque pour prendre le pouls de notre Révolution : « ma dimmi, Jean-Joseph  un tableau plus grand que son mur comment est-ce possible ? ». Des étoiles dans ses yeux. Bonne question, carina. Jacques était déjà un trublion international. 
Brillamment récupérés par la musique, plusieurs de ses textes qui naquirent dans Rigiru comme purs poèmes semblent, avec le recul, prédestinés à s’incarner dans la version chantée qui les porte aujourd’hui : « Amicu ci sì tù » résonnera toujours avec les accents de Canta u Populu Corsu (celui d’avant le big-bang : un condensé d’avenir). Les paroles de « Isula idea » : (isula idea.di la mio alba, rosula altea è la vitalba...basgiu mandatu da i zitelli, basgiu cascatu da i battelli, etc.) peuvent-elles être dissociées de leur magnifique interprétation par Petru Guelfucci (un Objet né de l’explosion) ? Il arrive même qu’un rêve d’émigré nostalgique : « Quandu a tarra move...» devienne, par les vertus de la polyphonie et du chant en canon, le plus vertigineux des hymnes de révolte. Ah ces soirées où mille poitrines reprennent en choeur : «ci sò nati l’antichi / da poi la Filitosa / la vulemu fà sposa / quella so libertà » . Indépendamment de tout « discours » et des idéologies de tout poil, c’est dans la pure communion vocale que se ressoude alors une communauté.
Le dernier numéro de Rigiru est daté de janvier 90. Entre-temps, Jacques s’était envolé vers une autre carrière, alimentant en « textes » la quasi totalité des groupes musicaux et vocaux, écrivant d’autres livres... Entre-temps les trajectoires des uns et des autres avaient divergé, se croisant ou non au hasard des circonstances. Les livres d’histoire amalgament notre petit monde dans une formule du regretté Fernand Ettori ciselée pour marquer les esprits : « la Seconde Renaissance corse ». Quelques lignes hagiographiques... Un cliché : « A Leva di u Sittanta », (la génération de soixante-dix).


Dans l’intervalle une « génération des années 80 » avait vu le jour, impatiente, comme il est normal, de tuer les pères. S’agit-il de surgeons du fameux tronc ? Pourquoi pas ? Patrizia Gattaceca n’a-t-elle pas débuté, chrysalide, dans les ateliers de Thiers ? L’écriture d’un Alanu Di Meglio ne doit-elle rien à l’influence de ce dernier ? Et Pasquale Ottavi ? Sa fibre résolument « paysanne » - qui est loin d’être la dominante actuelle- n’est pas sans rappeler des temps enfuis... Dans le domaine voisin du chant et de la musique où le séisme culturel s’est ressenti à un degré que personne n’aurait pu anticiper, on retrouve bien entendu Qui-vous-savez, mais aussi Rocchi et Thiers, des « Rigiriens » de la première heure, le même Jacques Thiers n’ayant jamais cessé d’être, par ailleurs, au centre de tout ce qui bouge dans les lettres corses, y compris l’excellente revue littéraire « Bonanova ».
Car il existe depuis plusieurs années une revue en langue corse nettement plus dans le vent que notre vieux Rigiru. Dans une présentation élaborée elle groupe, sous l’égide du Centre Culturel Universitaire de Corti, une pléiade de jeunes – et moins jeunes – créateurs. Une ère nouvelle s’est ouverte à laquelle Rigiru, en somme, n’est pas tout à fait étranger.