LES VOYAGEURS ANGLAIS ET LA CORSE

Voyageurs anglais en corse : de la 1e moitié du 18e siècle, au début du 19e
Conférence de Francis Beretti à la Bibliothèque universitaire de Corte,
mercredi 13 avril 2016

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     L’objet de l’exposé qui va suivre est de tenter un survol rapide, un voyage express, dans les récits de voyages en Corse que nous ont laissés quelques visiteurs britanniques, à partir de 1765, jusqu’à la première moitié du 19e siècle. L’approche générale sera chronologique, avec le découpage chronologique en trois séquences : 1765-1769, 1794-1795, 1823-1830. Je ferai une brève incursion jusqu’en 1868.
     En 1732, l’auteur de Historie van Corsicae, la première histoire de la Corse publiée depuis 1594, se plaint que « l’Isle de Corse nous soit aussi inconnue que le Japon et la Californie ».
A partir de 1730, éclatent les premières manifestations de la révolte des Corses contre la domination de la République de Gênes. Un congrès de théologiens est organisé dans le couvent d’Orezza; initiative qui sera saluée par Rousseau dans son Projet de constitution pour la Corse : « Où sont les princes qui s’avisent d’assembler les théologiens pour consulter si ce qu’ils veulent entreprendre est légitime ? ». Entre temps, les chefs corses avaient décidé d’écrire une « lettre des Corses à tous leurs compatriotes dispersés hors de l’île ». Cette lettre est publiée en 1732 dans une gazette londonienne, Fog’s Weekly Journal, sous le titre de « Un curieux document ». Les auteurs de la lettre rejettent la représentation de malviventi et de rebelles que Gênes veut donner d’eux et ils se proclament les descendants des anciens Corses dont Jules César faisait l’éloge : « vaincre en combattant, ou mourir ».
En 1736, Théodore de Neuhoff réussit à se faire proclamer roi de Corse. Toute cette agitation militaire, politique et diplomatique attire l’attention du public, par l’intermédiaire de gazettes italiennes, anglaises et hollandaises . En 1739 paraît à Londres le premier en date des livres anglais concernant la Corse : A General Account and Description of Corsica. La partie géographique est succincte et souvent inexacte ; c’est l’actualité de cette île qui est commentée favorablement : « L’apparition récente de l’esprit public chez les Corses, qui les distinguera dans les annales des temps présents, a tourné le regard de toute l’Europe vers ce petit coin de terre qui auparavant semblait si négligé ». C’est là l’aspect le plus remarquable de cette Description : l’auteur présente, au fond, une justification juridique et philosophique de la révolte. La liberté est un droit naturel, et les Corses ont pris conscience de cette vérité, grâce à leur chef Giafferi. La représentation des Corses par cette Description est héroïsante. L’auteur utilise pour la première fois l’épithète homérique de « brave Corsicans », que les Anglais reprendront dans leurs écrits, jusqu’en 1769. Par l’ardeur de son plaidoyer, cette Description, le seul livre en anglais dont Boswell pouvait disposer, annonce An Account of Corsica de Boswell.
La première intervention française en Corse, de 1738 à 1741 apporte une mise à jour des connaissances sur cette île. En effet, quatre auteurs, un commissaire des guerres, un apothicaire major de l’armée, un aumônier militaire, et un officier anonyme, donc tous liés à cette intervention, ont publié des descriptions, des histoires et des mémoires militaires susceptibles d’assouvir cette curiosité.
Tout d’abord, leurs témoignages sont convergents. Les quatre auteurs partagent la même nationalité, ils sont issus du même milieu social, ils sont solidaires d’une même mission « pacificatrice », et ils jugent les insulaires avec le même parti pris. A leurs yeux, les Corses sont foncièrement féroces, paresseux et indisciplinés. Boswell lui-même a lu et utilisé Goury de Champgrand et Jaussin. D’un point de vue littéraire, ces ouvrages, sont encombrés d’une érudition livresque mal digérée. D’autre part, il est important de souligner que leur séjour dans l’île résulte de l’obéissance à un service commandé, et non pas d’une libre décision.
1765-1769 : James Boswell et d’autres britanniques
James Boswell est le premier touriste, en Corse. Le passeport que lui délivre le commandant Harrison à Livourne le 10 octobre 1765 atteste de cette qualité : James Boswell, Esquire, « voyaging and travelling for his amusement, instruction and curiosity ».
On connaît quelques unes des raisons qui poussaient les fils de grandes familles aristocratiques britanniques vers le continent au milieu du dix-huitième siècle : l’amélioration du réseau routier et des moyens de transport, la recherche d’un signe extérieur de prestige, une curiosité plus vive envers la culture européenne et la fascination que les Anglais éprouvaient envers les richesses artistiques de l’Italie, Rome étant le pôle d’attraction le plus puissant. L’année 1768, date de parution du récit de voyage de Boswell, est un moment remarquable dans l’histoire des voyages anglais au dix-huitième siècle. C’est en effet en 1768 que le capitaine Samuel Wallis est de retour après sa découverte de Tahiti, que le lieutenant James Cook s’embarque pour sa traversée épique du Pacifique, et que Laurence Sterne achève son hymne exubérant au Grand Tour : A Sentimental Journey through France and Italy, by Mr Yorick. Voyager était une passion nationale, et l’expression la plus manifeste de l’irrépressible curiosité des sujets de Georges III. Ce qui allait de pair avec l’avènement de leur suprématie internationale, les britanniques s’avérèrent comme étant les voyageurs les plus dynamiques, et les meilleurs explorateurs de l’Europe . Pour en arriver plus précisément au cas de la Corse, il faut retenir la date de 1763.En effet, la paix de 1763 met fin à la guerre de Sept ans, et permet ainsi à des milliers d’Anglais de retrouver les chemins du Grand Tour : quarante mille anglais font la traversée de la Manche en 1765, l’année du voyage en Corse de Boswell. D’autre part, la Corse reste le seul foyer d’agitation en Europe.
Enfin, et surtout, le fait qui détermina la décision imprévue et insolite de Boswell touche à l’histoire des idées politiques et aux rêveries d’un philosophe solitaire. En effet, depuis la fin du mois d’octobre 1764, la nouvelle s’est répandue parmi les élites intellectuelles, que les Corses se sont adressés à Jean-Jacques Rousseau afin qu’il rédige à leur intention « un plan de gouvernement ». Boswell force la porte de Rousseau en décembre 1764, et se complaît dans la posture de l’ambassadeur extraordinaire du philosophe dans l’île de Corse . Des proches le préviennent qu’il risque sa vie chez les barbares, lui-même redoute les « bandits corses ». Mais il est décidé, et dans sa lettre à Rousseau , il mentionne les trois points qui l’ont motivé : la bravoure des insulaires, leur sens de la liberté , et l’intervention de Rousseau dans le débat politique sur l’avenir des institutions insulaires.
James Boswell, parti de Livourne le 11 octobre , parvient à Centuri après une traversée qui a duré onze heures. Sur l’île, avec son domestique suisse, il voyage à dos de mulet, ou sur un cheval qu’on lui a prêté ; il est logé dans des couvents, ou chez l’habitant. Boswell rencontre enfin le chef corse à Sollacarò, le 22 octobre 1765. Et à partir de là commence pour le voyageur écossais sa carrière littéraire, et pour l’histoire des mentalités concernant la Corse, un épisode brillant.
Boswell réussit à convaincre quelques-uns de ses compatriotes d’ajouter une étape inédite à leur Grand Tour en allant rendre visite à Pascal Paoli. Entre 1765 et 1769, une vingtaine de britanniques et un Américain suivent en effet les traces de l’Ecossais. Parmi les plus distingués, retenons les noms de l’un des fils de Lord Bute, ancien premier ministre de Georges III, le révérend Andrew Burnaby, aumônier de la communauté britannique de Livourne, auteur d’observations sur l’état des colonies américaines, et dont les notes de son voyage en Corse effectué en 1766 servirent à Boswell. John Symonds, économiste de grande valeur, qui observa l’état de la Sicile avant Brydone dont on dit pourtant qu’il a « inventé » la Sicile ; Symonds allait collaborer avec Arthur Young ; lui aussi prêta ses notes de son voyage en Corse de 1767 à Boswell ; Frederick Augustus Hervey, comte de Bristol, lord Lieutenant d’Irlande, évêque de Derry, compagnon de voyage de Burnaby, le plus célèbre des Grand Tourists du dix-huitième siècle, et dont le nom suscita une floraison « d’hôtels Bristol » dans toute l’Europe. Notons que les peintres qui vont en Corse sur commande, comme « l’Américain » Henry Benbridge , et Vincenzo Rotigliardi ne s’intéressent pas au paysage, mais au portrait du chef corse. Rotigliardi faisait partie de la suite de Henry Herbert, 10e comte de Pembroke, un grand aristocrate célèbre pour ses succès littéraires et amoureux, qui passa en Corse en avril 1769.
L’ouvrage de Boswell, An Account of Corsica, the Journal of a Tour to that Island and Memoirs of Pascal Paoli paraît en février 1768.
Le style prédominant est une rhétorique classique.
Parmi les classiques de l’antiquité, Boswell cite un total de vingt-huit auteurs, d’Homère à Sénèque, d’Hérodote à Virgile, et quelques références bibliques, dont une longue citation du premier livre des Maccabées. Parmi les modernes, il en cite vingt-quatre, dont Hobbes, Hume, Smollett et Rousseau. Le but poursuivi est triple : suivre la mode stylistique du temps, et donner des lettres de noblesse à la Corse, au chef qui la dirige, et au livre qui en fait la représentation.
La cohérence entre sujet et auteur sur ce point est remarquable. Quand Boswell affirme que Paoli « vit dans l’antiquité » il appuie cette métaphore sur une réalité littéraire confirmée par toute la correspondance du chef corse, tellement il est imprégné de cette culture. En Angleterre, l’historienne whig Catharine Macaulay qui avait rédigé à l’intention de Paoli « une brève esquisse d’un gouvernement démocratique » souhaite au général corse d’acquérir la gloire de Timoléon, de Lycurgue, de Solon et de Brutus. L’évangéliste John Wesley , réformateur social, fondateur du méthodisme, l’un des premiers religieux à s’être insurgé contre le système d’esclavage, estime que Paoli est aussi grand patriote qu’ Epaminondas, et aussi grand général qu’Hannibal. Andrew Burnaby, qui va voir Paoli un an après Boswell, calque la carte de la Grèce antique sur celle de la Corse : le fleuve « Rotondo » devient le Taygète ; le fleuve Tavignano, l’Eurotas, Corte (la capitale des Corses rebelles), est Lacédémone, et Paoli, Lycurgue. Un état d’esprit à rapprocher de celui d’un autre « paoliste » inattendu, Napoléon Bonaparte; en effet, le jeune officier corse, qui a lu Boswell, pense que Paoli, nouveau Solon, ou nouveau Lycurgue, « fit un moment renaître au milieu de la Méditerranée les beaux jours de Sparte et d’Athènes ».
De la Nouvelle Héloïse Boswell a retenu une phrase sur la république de Genève « pays libre et simple, où l’on trouve des hommes antiques dans les temps modernes », formule qu’il applique à la Corse. Quand il rencontre Paoli, l’Ecossais lui adresse un compliment qu’il a préparé de longue date, dans le même esprit : « Monsieur, je voyage de par le monde et j’ai récemment visité Rome. J’y ai vu les ruines d’un peuple libre et courageux. Je vois à présent la naissance d’un autre de ces peuples ». On voit comment Rousseau a enflammé l’imagination de Boswell. Genève est la nouvelle Athènes, Rousseau est un nouveau Socrate, les Corses les nouveaux Romains. Comme le dit Alexandre Deleyre, Paoli a fondé en Corse « une nouvelle république », ou selon l’expression de David Hume, « A New Commonwealth » . Dans ces années-là, Genève, la Suisse, et la Corse sont autant de pôles de la réflexion politique de Rousseau. . La Corse : « Des montagnes, des bois, des rivières, des pâturages. Ne croirait-on pas lire la description de la Suisse ? Aussi retrouvait-on jadis dans les Suisses le même caractère que Diodore donne aux Corses : l’équité, l’humanité, la bonne foi ». Mais dans l’imaginaire de Rousseau, la Corse a un autre atout, c’est une île. Et là on se trouve à la source de l’un des processus fertiles un processus de création littéraire, le thème de l’utopie. « Comme l’Utopie, la Corse était une île. Comme toute île, elle récapitulait le monde. C’était là pour Rousseau le plus grand de ses attraits ».
Boswell songe à exploiter l’image de la rêverie de Rousseau, qui croyait retrouver dans les Alpes les hommes de l’âge d’or. Dans le premier brouillon du titre de l’Account, qui fait référence au Métamorphoses d’Ovide, il avait écrit : « Alors que je parcourais la Corse, et que je mangeais des arbouses, loin de toute humanité, je m’imaginais être dans l’âge d’or ». Finalement il conserve le passage mémorable où lui et ses compagnons de voyage mangent des châtaignes et boivent aux sources le long des chemins, comme les prisca gens mortalium la race des premiers hommes qui mangeaient des glands ».
La Relation de l’île de Corse de Boswell eut un retentissement considérable.
Bénéficiant d’un heureux concours de circonstances, et par un effet de son génie qui font de l’Account of Corsica « un exemple distingué de la littérature de voyage du dix-huitième siècle digne de comparaison avec l’univers romanesque de Sterne , un excellent modèle extraordinairement cohérent d’un point de vue thématique » , le voyageur écossais sut combler l’attente d’esprits éclairés de Londres, d’Amsterdam , de La Haye, de Genève, de Berne, de Vienne, de Milan, et de Florence . A la lecture de la Relation de Corse ils se trouvaient transportés par Boswell dans une île où ils voyaient se réincarner un idéal classique de liberté, de patriotisme et de vertus .
An Account of Corsica fut immédiatement un best seller. La seconde édition fut imprimée six semaines seulement après la première. Une troisième édition suivit bientôt, pour un tirage total estimé à quelques cinq mille exemplaires, ce qui était le signe d’un succès spectaculaire. Une réimpression irlandaise non autorisée fut suivie d’au moins trois autres. Le livre fut traduit en italien. Une traduction en russe fut commencée. Il y eut deux traductions allemandes, dont l’une était abrégée. La traduction complète fit l’objet d’au moins trois éditions. Le récit de Boswell suscita quatre traductions françaises, dont l’une par Gabriel Seigneux de Correvon, président de la société économique de Lausanne, correspondant de la société d’Angleterre pour l’avancement de la doctrine chrétienne ; parmi les nombreux correspondants étrangers de Seigneux figurait le comte de Tanucci, premier ministre de la Cour de Naples, qui se tenait informé des affaires de Corse. Une autre traductrice, qui voulut rester dans l’anonymat, n’était autre que Madame de Charrière, l’une des femmes de lettres les plus distinguées de son temps. An Account of Corsica était le livre du jour. En 1768-1769, Boswell était certainement l’un des auteurs anglais les plus célèbres sur le continent européen, grâce à son récit de voyage en Corse.
Notons, à titre de comparaison, que la Sicile, pourtant plus riche que la Corse en vestiges de l’antiquité, ne fut mise à la mode auprès du public anglais que quatre ans après la parution de l’Account of Corsica, grâce à l’ouvrage de Patrick Brydone, auteur du Tour through Sicily and Malta, qui sortit en 1773, connut plusieurs tirages, et fut traduit en plusieurs langues.
Ce succès fut encore amplifié par les articles des diverses revues littéraires et magazines, qui publiaient de larges extrait de An Account of Corsica . Le rédacteur du Journal encyclopédique de juin 1768 consacre vingt et une pages, dont quatorze concernent Paoli, à un résumé de la Relation. Il vante « les traits de grandeur d’âme, de valeur, d’intelligence, et de patriotisme qui caractérisent l’illustre M. Paoli les mœurs et les qualités estimables des Corses ».
Comme le dit George Lord Lyttleton, homme de lettres érudit, bienveillant, impeccablement intègre et religieux, l’un des lecteurs enthousiasmés par le portrait dithyrambique de Paoli en champion du patriotisme et de la liberté, Boswell a fait connaître au public « le plus grand personnage de notre époque ». « Si j’avais quelques années de moins », dit Lyttleton, « j’irais en pèlerinage en Corse rendre visite à cette image vivante de l’antique vertu, et de vénérer dans l’esprit de Paoli l’esprit de Timoléon et d’Epaminondas ».
L’examen comparé de l’article « Corse » dans deux éditions de l’Encyclopédie à quatre ans de distance, permet de mesurer à la fois l’intensité soudaine de l’intérêt porté à cette île par les esprits éclairés, et le retentissement du récit de Boswell. La définition de « Corse » dans l’Encyclopédie de Paris imprimée avant 1768, tient en deux lignes : « Île très considérable d’Italie, dans la Mer Méditerranée appartenant à la République de Gênes. Les Corses sont remuans, vindicatifs et belliqueux. ». Par contraste, le long article « Corse » dans l’Encyclopédie dite d’Yverdon, paru en 1772, et dont l’auteur est Elie Bertrand, pasteur suisse à Berne, correspondant de Voltaire entre autres, puise abondamment dans l’Etat de la Corse, de Boswell, traduit par Seigneux de Correvon, et en présente une sorte de condensé. Jean Viviès le dit bien : « An Account of Corsica s’est ainsi imposé dès sa parution comme texte de référence et, porté par l’actualité de son sujet, s’est inséré dans le savoir des Lumières tel que l’exposent les diverses Encyclopédies ».

Les années 1764-1769 qui correspondent au voyage de Boswell et à la publication de son best seller, sont capitales dans l’histoire politique de la Corse. Mais elle est aussi un enjeu philosophique qui s’inscrit dans le contexte des Lumières. Par un puissant effet d’imaginaire inspiré en grande partie par Rousseau qui rêvait de devenir l’instituteur des Corses, et grâce à Boswell qui, lui, a osé entreprendre le voyage, la Corse apparaît pour la première fois comme une utopie modèle, une nouvelle Sparte, où revivent les idéaux antiques de liberté, de patriotisme et de vertu dans un siècle et dans des capitales, où ces idéaux se sont dégradés. En allant en Corse, Boswell et ses compagnons de voyage s’écartent littéralement des sentiers battus du Grand Tour, et aussi au sens figuré, dans la mesure où ils prennent de façon spectaculaire le contrepied des stéréotypes que jusque-là on appliquait aux Corses.

Boswell et certains de ses lecteurs emportés par l’enthousiasme que ce voyageur a insufflé à ses écrits, suivent ainsi la démarche dont Rousseau revendiquait, à juste titre le mérite :
« Je sus voir le premier un peuple disciplinable et libre où toute l’Europe ne voyait encore qu’un tas de rebelles et de bandits ».
 

1794-1796
Les « visiteurs » britanniques au temps du royaume anglo-corse sont des officiers ou des diplomates de haut rang : le célèbre Nelson, John Moore, sir Gilbert Elliot, le vice-roi. Ils ne perdent pas de vue l’objectif de leur mission, l’intérêt économique et stratégique que représente la Corse, mais en même temps, ils sont très sensibles à la beauté de l’île, « la merveilleuse beauté », dit Nelson. pour la première fois, des visiteurs britanniques reconnaissent et apprécient les espèces qui composent le maquis. Sir Gilbert admire la profusion, la beauté et le parfum des myrtes en fleur, la floraison des figuiers de Barbarie. Il savoure les bienfaits du microclimat d’Ajaccio, l’effet extrêmement tonique et agréable de la brise de mer qui, en plein été, prolonge la douceur des belles journées ensoleillées du printemps. Pour la première fois dans les récits de voyage, des visiteurs célèbrent la majesté du site et la douceur de vivre qui se dégage d’Ajaccio. Un officier, Samuel Rice, déclare qu’Ajaccio est « de loin l’une des villes les plus agréables et les plus salubres de toute l’île ». Moore, qui lui aussi est frappé par la beauté du golfe, se demande pourquoi les Français n’en ont pas fait la capitale de l’île. Elliot prédit le brillant avenir d’Ajaccio, et l’importance considérable que cette ville va prendre. Il a une trouvaille digne des meilleurs slogans publicitaires. Elliot décrit en effet la Corse comme « l’Ecosse avec un beau climat ».
 

1823
Robert Benson, un jurisconsulte anglais, se rend en Corse en octobre 1823 avec deux autres collègues. Ses motivations sont d’ordre professionnel. Les tribunaux de Londres lui ont donné pour mission de régler certains points de la succession de Pascal Paoli. Il traverse l’île en diagonale, accomplit sa mission mais en même temps, il prend des notes où il consigne ses impressions de l’île, et ces notes vont donner Sketches of Corsica, publiés en 1825.Les Sketches de Benson marquent un tournant dans la représentation de la Corse auprès du public britannique. L’auteur fait l’éloge du gouvernement de Paoli, mais signale aussi la maison natale de Napoléon, mentionne Las Cases, et quelques curiosités historiques ayant trait à l’empereur. Benson est le premier en date des voyageurs britanniques à noter cela. D’autre part, dans le style de ses descriptions, Benson s’inscrit résolument dans la tradition romantique. Benson est frappé par le caractère sauvage, primitif, de la nature corse. C’est la première fois que le mot emblématique « maquis » apparaît dans la littérature, avec son orthographe moderne. Influencé par Walter Scott, qu’il incite à visiter la Corse pour y trouver des héros de la trempe de Rob Roy, Benson puise ses observations dans le fonds de curiosités historiques et sociologiques que lui offre l’île. Benson, d’ailleurs, a donné à Scott quelques informations sur le pays natal de Napoléon, que le célèbre homme de lettres écossais a utilisés dans sa Vie de Napoléon Bonaparte, publiée en 1827. C’est Benson qui a contribué à former l’image romantique du « bandit d’honneur » corse, qui trouvera sa meilleure expression dans les récits de Prosper Mérimée. Mais le plus grand mérite de Benson est d’avoir su respecter la culture populaire corse, ce que l’on n’allait pas tarder à appeler « le folklore ». En citant de longs passages poétiques d’hommes de lettres corses, tels Salvatore Viale, et en recueillant bon nombre d’anecdotes pittoresques au cours de son séjour, Robert Benson a donné ses lettres de noblesse à une culture qui jusque là avait été passée sous silence.

1828 est la date du voyage en Corse du duc de Buckingham and Chandos, un grand seigneur qui avait reçu fastueusement la famille royale de France en exil. L’île est pour Buckingham une étape dans une croisière en Méditerranée sur un yacht qu’il avait fait construire. La loyauté qu’il a témoignée envers les Bourbons se manifeste dans son souvenir d’Ajaccio, où il désigne la maison natale de Napoléon comme « un nid de vipères » !
Deux indices, anecdotiques, mais significatifs, nous renseignent sur le taux de fréquentation des visiteurs britanniques, et sur les tracasseries administratives qui entravaient leurs déplacements dans le premier tiers du 19e siècle. En 1820, le vice consul de Grande-Bretagne indique dans son rapport que « l’arrivée de sujets anglais à Ajaccio est nulle ». Ce n’est qu’en 1828 pour qu’est inauguré un service public de transport sur une voiture à quatre roues entre Bastia et Ajaccio. En 1831, deux voyageurs anglais sont bloqués à Bastia pendant une semaine car ils ont dû attendre que leur passeport soit visé par le préfet à Ajaccio.

1830 marque un tournant dans l’histoire des conditions de voyage en Corse. Cette année-là, en effet, « grâce à la paternelle sollicitude du gouvernement du roi », la compagnie toulonnaise Gérard et fils établit un service régulier, bi -hebdomadaire entre le continent et l’île sur trois bateaux à vapeur propulsés par des roues à aubes, Le Golo, le Liamone, et le Var. La tête de ligne était Toulon. En réalité, il n’y avait pas plus de douze passagers par traversée. Par vent faible, il fallait vingt-six heures pour relier Toulon à Ajaccio, et trente heures pour relier Toulon et Bastia.
En 1840, les rancœurs internationales se sont apaisées, et le public anglais manifeste de la curiosité envers l’île natale de Napoléon. Un artiste peintre professionnel, portraitiste, aquarelliste et paysagiste, William Cowen, rapporte de son voyage douze eaux-fortes, insérées dans son récit Six Weeks in Corsica. Cowen cite Boswell et Benson, mais aussi les Voyages en Corse, de Valéry, « bibliothécaire du roi ».

1852
Douze ans plus tard, le récit d’un voyageur allemand, Ferdinand Gregorovius, publié en 1852, obtient un grand succès, et il bénéficie notamment de deux éditions en anglais. C’est la lecture de Gregorovius qui incite un artiste anglais, Thomas Forester, à venir en Corse, et à publier ses impressions en 1858, sous le titre de Rambles in Corsica and Sardinia, bien illustré par de jolies lithographies.
L’étude des différents récits de voyage en Corse depuis 1765 jusqu’en 1868 nous permet de mieux comprendre l’évolution de la représentation littéraire de la Corse, l’évolution de la sensibilité des britanniques face à la nature, et d’esquisser une certaine typologie des différents groupes de voyageurs.
De 1765 à 1823, force est de constater que Pascal Paoli est un fil conducteur commun qui explique les motivations de ces voyageurs. Avec Boswell en 1765, Paoli est un héros à la Plutarque, à la tête d’une Nouvelle République digne de Sparte. En 1793, c’est Paoli qui a ouvert les portes aux responsables du royaume anglo-corse. En 1823, c’est le règlement du testament de Paoli qui attire Benson dans l’île.
En 1840, Cowen dessine un portrait de Paoli, qui est censé évoquer la stèle commémorative de Westminster Abbey, mais c’est une esquisse maladroite et fantaisiste. C’est un signe des temps, un trait caractéristique du changement de point de vue britannique : la figure héroïque de Paoli exaltée par Boswell s’est estompée, au profit de celle de Napoléon qui commence à être magnifiée par Walter Scott.

1868 est incontestablement un tournant dans l’histoire du tourisme ou de la villégiature en Corse. Au cours de cette seule année, on compte en effet trois ouvrages, une demi-douzaine d’articles, et une conférence, sur le sujet de l’île. L’un des plus intéressants voyageurs de ce temps-là est sans doute le célèbre artiste Edward Lear, personnellement un homme bienveillant et généreux, professionnellement un paysagiste virtuose qui rend un hommage superbe aux splendeurs des forêts, des montagnes et des vallons de l’île.
Les voyageurs de ce temps là ne sont plus des aristocrates, mais des bourgeois aisés, qui profitent des progrès d’une société industrielle triomphante.
La nouveauté, capitale pour l’avenir d’Ajaccio, est la découverte des vertus climatiques de la Corse, par le docteur James Henry Bennet. La petite ville qui était à l’écart des circuits des voyageurs va devenir grâce à lui une station d’hiver prisée par les Anglais. Avant la première guerre mondiale, Ajaccio comptait environ trois cents hivernants britanniques.