U Balcone-presentazione di P.GATTACECA

Après A funtana d’Altea (1990) ; A barca di a Madonna (1996) In Corpu à Bastia (2003) Septième Ciel ( 2009) et I Misgi (2013), Ghjacumu Thiers nous offre un sixième roman : U Balcone (2016) paru comme les précédents aux éditions Albiana.

Bref résumé.

Nous sommes au mois d’août 1975, Agatuccia est Alsacienne, elle s’est retirée à la pension Ave Maria pour avoir la paix loin du Matticciu, son village d’adoption, et de sa population qu’elle croit hostile. Elle a rencontré son mari Petru Fulleoni à Colmar lors de la célébration de l’Armistice de 14/18. Après l’avoir épousée ce dernier l’installe au Matticciu avant de partir faire fortune dans de lointains pays. Il promet de revenir la chercher dès qu’il aura trouvé pour eux un « coin de paradis ». Petru enverra trois lettres de Tahiti dans les années 20, puis plus rien.
Du Balcon de la maison Fulleoni, Agatuccia guette et espère le retour de Petru. C’est Gnigninu le facteur bienveillant qui chaque jour se présente sous le balcon pour lui annoncer qu’il n’y a pas de lettre de son cher époux.
Ce balcon est particulier. Construit dans un matériau qui semble être du granite, il dénote dans ce paysage schisteux. Il a d’ailleurs été le motif de la brouille entre Agatuccia et Venerosa sa belle-mère ; les deux femmes tout en se haïssant nourrissent un amour sans borne pour Petru. Sous le balcon, une cache où se réfugient deux jeunes amoureux, jusqu’au jour du drame quand le balcon s’effondre. Cris de la foule qui appelle Agatuccia ; persuadée qu’on lui veut du mal, celle-ci s’enferme à double tour et finira peu de temps après par se réfugier à la pension Ave Maria. L’enquête a conclu un accident, alors qu’une autre enquête commence, menée par la famille et la découverte d’un paquet de lettres et de nombreux objets exotiques dans la maison de Gnigninu entre-temps décédé. Antonia Filettoni, la fille de Gnigninu et son petit-fils Antonfancescu qui vivent à Paris le reste de l’année fouillent le village et les souvenirs de leur oncle Paulandria Filettoni qui a longtemps vécu aux colonies.

U Balcone et sa complexité.

L’action se situe cette fois hors de Bastia, la ville qui a tant inspiré l’auteur n’est pas évoquée ici. L’écriture du Balcone ne surprendra pas le lecteur, nous sommes à nouveau en présence d’un roman polyphonique, un récit à plusieurs voix, contrapuntique, dans lequel interviennent plusieurs narrateurs. Ici les narrations de Agata le personnage central et celle de l’auteur sont traversées par d’autres discours de façon implicite ou explicite. Ainsi le système énonciatif est comme toujours complexe et nous sommes comme toujours invités à considérer le caractère dialogique de la vérité avec une vision du monde problématique. Chez Thiers, le texte est un espace infini d’interprétations, la pratique de la contradiction permet de maintenir la coexistence du haut et du bas, du bien et du mal, du vrai et du faux, du vice et de la vertu… Les personnages sont denses et tous marqués par leur ambivalence, ils véhiculent des valeurs opposées et sont unis dans une relation de confrontation perpétuelle. Dans ce tourbillon de sentiments humains contrastés qui s’entremêlent et se confondent il faut avouer que le lecteur peut parfois ressentir une sensation de vertige.

Le traitement du temps et le rapport à la mémoire.

Avec U Balcone, G.Thiers nous entraîne dans un entrelacs de strates temporelles, d’évènements et de personnages qui découvrent en même temps que le lecteur des portions de « vérités ».
Le rapport particulièrement singulier que les narrateurs entretiennent avec leurs souvenirs met en évidence l’importance de la mémoire (individuelle ou collective) dans l’esthétique créatrice de l’auteur. Le puzzle des souvenirs est reconstitué à partir de lambeaux de mémoire. C’est ainsi qu’émergent des images d’un passé plus ou moins lointain. Le souvenir apparaît ici comme une nécessité permettant de faire naître une confrontation entre le passé et le présent. Parfois, les personnages sont reliés à un passé qui pèse bien trop lourd, ainsi Agata souffre dans sa chair du mal causé par la guerre et ses injustices. Notons que la guerre est un élément récurrent dans l’oeuvre de l’auteur : ici la Grande guerre, ailleurs la guerre de 39/45.
Et comme toute chose à son pendant chez Thiers, l’oubli s’avère être tout autant nécessaire que le souvenir. C’est un choix pour Agata qui décide de faire semblant de ne plus reconnaître les personnes qui viennent la visiter à la pension Ave Maria. Agata oublie parce qu’elle ne peut faire autrement. Loin du Matticciu hostile, elle découvre un monde nouveau, de nouveaux visages. Ce tri est pour elle vital, il constitue un mécanisme de défense contre l’angoisse et l’excès d’émotion, il est tout autant que le souvenir essentiel à la vie.

Scènes de balcon.

U Balcone/ Le balcon est un élément structurant du récit.
On se souvient de I Misgi et de ces corps tombés des balcons, de ce promontoire au dessus de Bastia ( A croce di Santa Lucia) d’où l’on découvre la cité, mais aussi de poèmes de La halte blanche, (recueil paru en 2005) : Balustrades ou Excusez-moi, dans lesquels le balcon est évoqué.
Ce Balcon, que veut-il montrer ? Que veut-il masquer ? Que montre-t-il malgré lui ?
Tout d’abord, le balcon donne une réalité spatiale à la frontière, il est une intersection ici « imparfaite » entre l’intérieur (que l’on ne découvre qu’au chapitre 9) et l’extérieur. Comme Agata la furestera, ce balcon dénote dans le paysage. Il offre un surplomb. De là Agata scrute l’horizon, elle peut voir U Matticciu et ses environs, elle devient tout à la fois acteur et spectateur. Agata s’expose par là-même au regard des autres, celui d’une communauté qu’elle croit hostile.
Le balcon constitue également un topos de la littérature amoureuse, romanesque. Il est l’espace privilégié mais ambigu qui va favoriser la relation entre Agata et Gnigninu. U balcone rapproche ici les deux individus tout en les maintenant à distance, ainsi la circulation du désir est active, mais ce désir languit sous le balcon. U balcone rend possible tout à la fois les hommages respectueux que Gnigninu adresse chaque matin à Agata en lui indiquant d’un signe de la tête qu’il n’y a pas de lettre de Petru, mais aussi la satisfaction clandestine du désir charnel lorsque deux jeunes amoureux se retrouvent, cette fois, sous le balcon. Il est donc un dispositif désirant et un espace théâtral (on reconnaît ici Thiers le dramaturge) qui peut être également au contraire du topos, le lieu où la représentation se pervertit. C’est alors la fuite hystérique, lorsque l’édifice s’effondre, provoquant le drame. Agata va fuir, se retrancher à l’intérieur pendant que la foule crie son nom devant le balcon qui n’est plus qu’un amas de pierres. Elle sombre peu à peu dans la paranoïa et la folie : « Fora ci era u paese sanu chì mughjava ! Ci vulia à vede tutti issi musistorti chì a si cacciavanu stridentu è gesticulendu è chì chjamavanu : « Agatuccia, Agatuccia « Ma Agatuccia ùn s’ hè lacata piglià ! Sapia ciò chì eranu pronti à fà s’o m’affaccava à u balcone !Tè e so corne ! Aghju chjosu è stanghittatu porte è finestre… »

Le balcon entre ornement et débarras.

Situé entre le dedans et le dehors, le balcon concentre un paradoxe: il intègre d’une part la fonction d’ornement, il s’ajoute à un ensemble pour l’embellir ou lui donner un certain caractère. L’auteur nous en donne une description à la page 84 : « Micca d’arte fine ma munumentale si pò dì è ciclupeu di un certu modu, cù a so simplicità roza è maestosa. Appesa in altu à sei o sette metri una pocu è tantu di lastra orizontale, sustenuta cun dui petronculi massicci cun prufilu aggarbatu à l’arice è zuccatu à mezu è dissignatu in modu à esse vistu da sottu, un scudu chì devia esse quellu di u Signore chì l’avia fattu quale hè chì sà quandu »…
D’autre part, le balcon peut prendre l’allure de débarras autrement dit d’un « Endroit où l’on remise les objets qui encombrent ».
Or U Balcone, c’est l’espace où Agatuccia demeure de longues heures, elle y dépose ses espoirs et se débarrasse de ses angoisses. Le jour où le balcon s’effondre, il devient le lieu de la culpabilité, (sentiment que l’on retrouve souvent chez Thiers), le poids du désespoir d’Agata étant selon elle la cause du drame :
« Era statu u mo addisperu à lampà lu ! l’addisperu chì cresce è à l’ultimu chì finisce è pesa cum’è un tribbiu !
Sò stata mesi è mesi à pensà ch’ella era colpa mea s’ellu si ne era falatu..
»

Intertextualité :

U Balcone se présente comme un immense tissu formé de citations de références et d’allusions littéraires.
Dans le texte Thiers évoque de nombreux auteurs, ainsi que des œuvres dont il nous donne à lire des extraits. Les écrivains ici sont parfois appelés à témoigner ou sont simplement mentionnés, ils sont romanciers, poètes, auteurs de pièces de théâtre. Ils sont célèbres ou moins connus et s’échelonnent dans le temps, de l’antiquité à une époque plus récente. Tantôt la citation est reportée à son auteur, tantôt non.
La littérature est ici un élément constitutif du récit et influe sur le déroulement de l’action ; elle a façonné certains personnages, Gnigninu le facteur, par exemple, voue pratiquement un culte aux livres, il y fait constamment référence et possède chez lui une bibliothèque aussi imposante que celle qui se trouve chez les Fulleoni, propriétaires de la maison au balcon. Petru l’époux de Agata est considéré comme un intellectuel par sa famille et son épouse, il aurait fréquenté les poètes de A Muvra avant de quitter la Corse. Le livre ici a semble-t-il quelque chose de sacré dans le désir et la quête du bonheur et de la sagesse. Il y a particulièrement ce vieil ouvrage retrouvé qu’Antonfrancescu, l’arrière-petit-fils de Gnigninu parcourt et où il puise les enseignements de la vie. Le jeune étudiant aura à la lecture du Vasco de Marc Chadourne une révélation : le destin de Petru et celui de Vasco sont sans doute semblables. Ou peut-être pas. L’intertextualité met ainsi en écho ici la destinée fictive des personnages du roman en question et l’histoire bien réelle de groupes que la fiction réunit ici : écrivains-voyageurs et Corses en exil et en quête d’un avenir militaire ou administratif au temps des colonies…
C’est du moins la piste que suggère à l’analyse la sollicitation importante de deux œuvres qui plantent le décor du voyage vers les îles lointaines et tressent l’intrigue romanesque: le titre de Chadourne cité plus haut (1) et un manuel d’ethnographie malgache (2).

Il faudra donc se pencher à nouveau sur U Balcone.


Patrizia GATTACECA


(1) Marc Chadourne : Vasco, Plon, 1927.
(2) Jacques Faublée : Ethnographie de Madagascar, 1946.