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Joseph Chiari, de la Corse à l’Ecosse

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Un Corse qui a adopté l’Ecosse comme sa seconde patrie, un poète, critique littéraire et philosophe français dont l’oeuvre est rédigée en anglais. Voilà qui était Joseph Chiari dont la carrière peu banale mérite qu’on s’y intéresse à nouveau. Lui qui affirmait « L’homme ne peut jamais oublier ses liens avec la terre d’où il est sorti », nous avons décidé de ne pas l’oublier. Francis Beretti, professeur de civilisation britannique qui a longtemps côtoyé Joseph Chiari, nous raconte le personnage, son parcours et son œuvre.

Joseph Chiari est né le 12 janvier 1911 dans le hameau d’Aghjola (Isulacciu di Fiumorbu). Après avoir suivi des cours à l’école de village, il est pensionnaire au lycée de Bastia. Dans les années 1920, le trajet est particulièrement incommode : deux heures de route en cabriolet jusqu’à Ghisonaccia, puis le passage chaotique dans le trinichellu. Le dortoir : une quarantaine de lits, côte à côte, et un seul W.C. pour la chambrée. La vie du lycée est réglée par un énorme tambour placé dans le hall d’entrée, et manié avec dextérité par le concierge, un unijambiste de la Grande Guerre au caractère atrabilaire, qui tenait aussi une petite épicerie où il vendait bonbons et chocolats. L’infirmière dispose d’un seul et unique remède pour toutes les variétés de malaises : diète et clystère.

Il poursuit des études supérieures à l’université d’Aix-en-Provence. Le petit Fiumurbacciu découvre Dante, Platon, Kant, Hegel, Schopenhauer. Nietzsche lui apprend qu’il faut dire « malgré tout oui à la vie, à l’éternel retour de l’absurdité apparente des choses, à la laideur, aux souffrances et aux désespoirs transcendés ».

Etudiant outre-Manche

En 1936, il obtient une bourse d’études pour l’université de Southampton. Son professeur lui propose trois postes d’enseignant. Il choisit Glasgow. Déjà, le poème de WordsworthThe Solitary Reaper (le poète est fasciné par une petite moissonneuse solitaire des Highlands qui chantait un chant plaintif) lui avait ouvert des perspectives. .

La lecture de Walter Scott lui fait découvrir et aimer l’histoire de l’Ecosse, et surtout lui révèle le tragique destin de Marie Stuart. Cette histoire le hantera sans cesse. « La devise sophocléenne de Marie Stuart "En ma fin est mon commencement" est l’essence même de la tragédie qui consiste à vouloir et à accepter consciemment sa mort comme le seul moyen possible qui permette à l’éternel de s’affirmer sur le contingent et sur l’histoire, axée sur le temps. La connaissance et l’acceptation de sa destinée est ce qui fait de l’homme un animal tragique ». Chiari aime aussi Robert Burns, le poète écossais par excellence, qui « exprime la sensualité et la joie de vivre et d’aimer des Ecossais. » Burns, dit-il, était né pour chanter l’amour et la souffrance des faibles et des pauvres. 

Guerre et politique

Il est en Ecosse quand la guerre éclate. Il entend l’appel du 18 juin 1940, et adhère dans la mesure de ses capacités à la France libre. Sa mission est de développer les liens entre la France et l’Ecosse. Ses efforts aboutiront à l’inauguration à Edimbourg de la Maison française destinée à être un centre d’activités et aussi d’accueil pour les Forces françaises libres. Cette maison était située à Regent Terrace, où avait vécu Charles X en exil. Au Central Hotel, à Glasgow, Chiari sert d’interprète au général de Gaulle.

Pendant quatre ans, jusqu’en 1954, Chiari est maître de conférences à l’université de Manchester. Il est ensuite nommé à l’université de Londres, puis consul de France à Southampton.

Une œuvre en anglais

En tout, Joseph Chiari publiera une vingtaine d’ouvrages, de critique littéraire, de critique artistique, de philosophie, de politique, des recueils de poésie, en portant une attention particulière à T.S. Eliot. Toute sa production est en anglais sauf Hier, c’est aujourd’hui. De la Corse à l’Ecosse (éditions Cerf, 1984), essai autobiographique qui nous sert ici de fil conducteur . Un Français qui écrit spontanément en anglais, c’est une des originalités de Chiari. Il s’en explique simplement : « Ayant passé la plus grande partie de ma vie en Ecosse et en Angleterre, ma vie affective d’adulte est intimement liée à la langue anglaise, et, en fait, indissociable de cette langue, et cela est important car ce sont les sentiments et les émotions qui impriment au langage leur rythme, qu’il s’agisse des rythmes de la prose ou des rythmes de la poésie »

Similitudes entre Ecosse et Corse

Ayant complètement assumé son appartenance à deux pays, il est tenté de faire des comparaisons, en notant des différences et des ressemblances. Par exemple, en ce qui concerne la course du soleil au crépuscule : « Alors que dans le ciel d’Ecosse le soleil s’efface gracieusement et lentement dans des couleurs d’aquarelles qui font le charme d’Edimbourg à la tombée de la nuit, sa disparition prend en Méditerranée la violence d’une tragédie grecque ; c’est Agamemnon s’écroulant sous la hache dans les flots rouges de son sang » (in Hier c’est aujourd’hui).

Ou bien des paysages emblématiques : « Le Golfe de Porto, unique au monde, c’est le Loch Katrine avec des flots d’un bleu profond, immobiles comme le verre, et entouré, non point par les douces pentes des Trossachs, mais par d’énormes montagnes plongeant leurs crocs rouges et verts dans l’azur de la mer » (in Colombus’s Island)

Ou encore la musique : « La musique corse tient de la musique espagnole et de la musique celtique, dont la mélancolie traîne toujours le souvenir le souvenir de la présence de la mort. Les chants corses ne sont pas en général des chants de séduction que Circé aurait pu chanter à Ulysse, mais des chants tristes, mystérieux, empreints du regret de paysages ou d’affections perdus, comme les chants qui m’ont bien souvent fait oublier le paysage de mon île ».

Le sens de la traduction

Parfaitement bilingue, il peut aborder en connaissance de cause la problématique de la traduction dans un passage inspiré et convaincant. Il soutient (et il est difficile d’avancer un argument contraire) qu’on ne comprend mieux des génies universels tels que Shakespeare, Burns et Dante, que si on les situe dans leur contexte géographique, historique et culturel. Hamlet parlant français n’est plus le Hamlet de Shakespeare, mais un Hamlet des bords de la Seine, transposé. « Le fameux To be or not to be » est intraduisible, car en traduction on passe d’une méditation métaphysique intense et vécue à un niveau extra-temporel, dialectique du problème de la vie et de la mort. Comment traduire to take arms against a sea of troubles, et tant d’autres expressions fulgurantes et rendues plus difficiles encore par la musique d’une langue que le français ne peut pas transposer, car il a aussi sa musique propre. Tomorrow and tomorrow and tomorrow, au rythme descendant, tombant comme l’écho d’une vague qui se meurt sur le sable, ne saurait être « demain, demain, demain », au rythme ascendant et quelque peu tranchant et sec comme un commandement ». Et (ajoutons-nous) d’une platitude consternante

Mais qu’en est-il de la qualité de la langue utilisée par Joseph Chiari ? Seuls des anglophones peuvent en juger avec pertinence. C’est un critique du Falkirk Herald, qui, en se référant aux Collected Poems, publiés en 1978, nous donne la mesure du tour de force réalisé par Chiari : « Il est rare dans le domaine de la littérature, que quelqu’un réussisse à être compétent en écrivant de la poésie dans une langue qui n’est pas la sienne, mais il est assurément prodigieux qu’un étranger maîtrise les techniques difficiles d’écriture de vers anglais. Cet exploit a été brillamment accompli par Joseph Chiari ». A propos de ce même recueil, un critique de Choice trouve que les poèmes « sont clairs, simples, et vont jusqu’au bout de leur pensée. Chiari emploie les thèmes puissants du changement et de la séparation, de l’amour et de la mort, et leur infuse de l’intelligence, des références classiques et une utilisation judicieuse de la philosophie ».

Regard sur la Corse de son temps

Joseph Chiari est retourné régulièrement dans son « île ourlée d’écume, Prise dans le va-et-vient des vagues Et le cri des goélands » (Slanting Lights, 1981). Il y est tellement attaché qu’il s’inquiète de son avenir. Dans Corsica : Colombus’s isle (1960), il aborde un sujet étrangement d’actualité, à soixante ans de distance : l’émigration et le contrôle du développement touristique : « Si l’on veut maintenir la vitalité de la Corse, il faut ralentir le taux d’émigration, pour éviter que l’île ne devienne un mélange de pouponnières, de maisons de retraites, et de clubs pour touristes. Si l’on devait fonder le schéma de développement de la Corse uniquement sur le tourisme, l’esprit mercantile et servile se développerait Cela doit être combattu, et non pas seulement par ceux qui s’intéressent à la Corse, et qui l’aiment, mais par tous ceux qui donnent du prix à la dignité humaine ». 

Reconnaissance

De son temps, Joseph Chiari a été justement reconnu et salué dans sa terre d’élection et dans sa terre natale.

Côté anglais et écossais, par les liens étroits qu’il avait noués avec deux écrivains éminents de la littérature d’expression anglaise. T.S. Eliot, l’un des grands rénovateurs de la poésie anglaise, auquel George VI a attribué l’Ordre du Mérite, et qui a obtenu le Prix Nobel de la littérature en 1948. Joseph Chiari partageait avec lui un sentiment élégiaque, le goût de la méditation, et la spiritualité religieuse. Et Hugh Mac Diarmid, « le plus brillant génie poétique de l’Ecosse depuis Robert Burns, le créateur à lui seul d’une littérature et une renaissance littéraire écossaises », selon Chiari.

D’autre part, la figure charismatique de Marie Stuart lui a inspiré l’écriture d’une pièce qui a connu deux représentations réussies. « Sa vie et sa mort ont longtemps fait partie de mon existence, en tant que composante de l’un des plus importants archétypes de l’histoire, qui se rattache directement à la vie et à la mort de Jésus-Christ, et qui enseigne à l’homme de se débarrasser de toutes ses impuretés existentielles par l’acceptation consciente et volontaire de la mort vue comme un commencement, et comme la vraie finalité pour laquelle il est né » (in Hier c’est aujourd’hui). La pièce de Chiari fut représentée la première fois en 1954 à Lilinthgow, le lieu même où la reine était née quatre siècles plus tôt. Les costumes avaient été fabriqués par Motley, le costumier du Théâtre Shakespeare.

Et la deuxième fois, en 1974, où elle remporta le premier prix de la meilleure pièce sur un thème écossais.

Les projets corses

Côté corse, la pièce Christopher Colombus fut traduite en corse par Santu Massiani en 1988, et donnée à Calvi, avec plus de cinquante acteurs bénévoles, au pied de la citadelle, création sonore d’Antoine Bonfanti, musique de Jacques Higelin. De plus Tonì Casalonga et l’Accademia di i Vagabondi ont offert à leur ami Jo deux ouvrages particulièrement soignés : un portefeuille de grand format, de plein cuir de mouton patiné à l’ancienne contenant le poème Jeremiah, illustré par des eaux-fortes au graphisme génial, et un petit bijou de la même veine, intitulé Homeward (in Ver di Casa), traduit par Pascal Marchetti.
Pour rester dans la tonalité du langage poétique de Chiari, c’est le 15 mars 1989 que son cœur a cessé de battre pour rejoindre la pulsation de l’univers.

Dans son dernier recueil de poèmes, Slanting Lights (Lumières obliques), de 1981, et dans son essai autobiographique, Chiari rappelle ce qui est probablement son premier souvenir, puisqu’il n’a pas encore trois ans, au moment où l’enfant commence à peine à prendre conscience du monde qui l’entoure. Le petit garçon est assis « au pied d’un grand cerisier dont les racines formaient une main de géant qui s’agrippait fermement à la terre, créant entre ses doigts rugueux et noueux des petites niches où j’aimais m’installer pour passer de longs moments à contempler le va-et-vient des fourmis ». Une image qui résume une grande partie des composantes de son être, la notion de racines, le contact, la communion, la fusion avec la nature, le sens de l’observation et le goût de la réflexion, qui se développera ensuite en méditations métaphysiques. C’est le même sentiment qu’il éprouvera plus tard en regardant le fourmillement de la foule sur la place de la Concorde ou à Piccadilly. La même image lui viendra à l’esprit dans son poème Jeremiah, où le prophète pensif, au crépuscule de sa vie, perché sur un rocher qui domine la plaine, baisse les yeux sur des formes innombrables qui s’affairent comme des fourmis,
« Les enfants égarés d’Adam

Qui errent sur la terre à la recherche de l’Eden ».

Tel fut Joseph Chiari, d’après le portrait que nous venons d’esquisser. Un insulaire fidèle à ses origines, un angliciste distingué, un lettré pétri de culture classique, un humaniste rejetant le matérialisme et l’égoïsme ambiants dominés par la notion « d’avoir », pour se tourner vers le message de Saint François d’Assise, qu’il interprète ainsi : «être signifie être conscient de la fraternité humaine et d’une paternité commune ».

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