Lamenti d'animaux - Chants d'Homme - Brigitte Ranc Zech 2

Chants d’hommes

 

CHANTS FUNÈBRES POUR ANIMAUX (LAMENTI PARODIES)

 

Gerhard Herrlinger a publié une étude détaillée sur le « chant funèbre pour animaux dans la poésie antique ». Selon cette étude, la coutume d’écrire des poèmes épiques sur les animaux est apparue dans le Péloponnèse au IIIe siècle avant J.-C., s’y est rapidement atténuée, mais a eu un impact sur l’élégie romaine au Ier siècle avant J.-C. Au Ier siècle après J.-C., celle-ci a durablement fait fructifier le chant funèbre pour animaux, si bien qu’elle a prospéré  au IIe siècle, pour ensuite disparaître lentement. La plupart de ces lamentations étaient dédiées aux animaux domestiques (chiens, chevaux, poulets, oiseaux chanteurs apprivoisés) et aux animaux de chasse (lièvres, cerfs).

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Le chant funèbre pour animaux est apparu au début de la période bucolique du Péloponnèse et s’est développé à partir de celle-ci. Ses qualités stylistiques étaient donc également prédéterminées : il est d’abord « bucolique », sérieux-sentimental. Avec Léonidas de Tarente, il apparaît sous une forme de poésie épique, plus étendue et plus pompeuse, rhétorique, abondante en mots et marquée par une utilisation délibérée artistique. Le résultat de ce développement est finalement la parodie et l’épigramme d’animal pointue. La première découle de la discordance entre le contenu et la forme, la seconde de l’accent unilatéral mis sur le rationnel, souvent sur une prémisse fictive et improbable, et généralement sur un mort singulier. La lamentation parodique sur la mort d’un animal était très populaire à Rome depuis Catulle : chez Ovide, le passage de l’épigramme à l’élégie de grand style, et donc à la parodie proprement dite, devient apparent. Ainsi, cela permet de nommer trois types de chants funèbres pour animaux, tels que Herrlinger les distingue. Il suppose que depuis Léonidas, la pure poésie livresque, ne s’appuyant sur aucun incident réel, est dominante, comme c’était déjà le cas, au moins en partie, à la période précédente.

Herrlinger définit les trois types de lamentations pour animaux comme suit (92) :

« Dans le poème sentimental sur l’animal, l’humeur élégiaque prévaut. Dans ce style, le poète cherche principalement à toucher le sentiment du lecteur. L’épigramme parodique exagère délibérément la sentimentalité, comme le fait Meleager, ou bien elle parodie le style d’Epikedium humain, comme dans l’élégie animale. L’auteur fait appel à la fois au sentiment et à la compréhension du lecteur, et fonctionne par une réaction du sentiment à la compréhension, par la sensation d’incohérence du matériau et de la forme. L’épigramme pointue, en revanche, est entièrement un enfant de l’esprit et ne cherche également qu’à captiver l’esprit du lecteur. Le type de style pointu varie. Le plus souvent, le matériau lui-même est choisi et construit du point de vue de la singularité et de la particularité (cause de mort insolite de l’animal, en tous cas pensée surprenante ou tournure inattendue). Cette dernière est devenue de plus en plus maniérée au fil du temps, et s’est ainsi éloignée de la spécificité même de l’ Epikedium (Martial) ». 

Dans l’annexe (121 ff), Herrlinger donne un aperçu de la « poésie byzantine épique satirique sur l’animal » (Tierepikediendichtung) pour la période du latin médiéval et du haut allemand précoce, du VIe au XVIIe siècle.

Sur le rôle de l’animal dans la littérature latine médiévale, il dit (176) :

« Au Moyen Âge, l’animal est volontiers utilisé dans la littérature pour satiriser et caricaturer la vie humaine. Les fables d’Ésope sont à leur apogée, et l’animal apparaît sans cesse dans des rôles humains. L’épitaphe animale parodique en est une émanation, qui se distingue clairement de l’Epikedium parodique de l’Antiquité… La parodie devient une fin en soi : sous le masque de l’animal, elle poursuit certaines tendances de nature humoristique ou satirique. L’épigramme de l’animal pointue connaît également une expansion à l’aube des temps modernes. L’intérêt de l’Epikedium antique était purement intellectuel. Aujourd’hui, la chute humoristique et satirique prend de l’ampleur. Le mouvement est lancé par l’épigramme pleine d’esprit et de malice de Joachim du Bellay. Les poètes du XVIIe siècle suivent ; ainsi, même dans ce petit domaine littéraire, l’esprit des Lumières se manifeste. » 

Le chant funèbre pour animaux a survécu jusqu’à aujourd’hui dans les chants traditionnels des pays à langues romanes. En Corse, on trouve, d’une part, des lamentations réelles pour un animal domestique décédé (bovin, porc, âne, mule, cheval, chien de chasse, chat, poule, coq) et, d’autre part, des parodies humoristiques, des chants funèbres fictifs pour ce même type d’animaux. 
Ils contiennent souvent un arrière-plan politique et sont, dans ce cas, des satires politiques.

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On peut ainsi trouver des chants funèbres humoristiques-parodiques, dont l’intention est apparemment de n’être rien d’autre que comiques, sur certains disques des régions linguistiques des langues romanes.

Folkways FE 4414 (anciennement p. 414), Folk music of France, page B, no 5 ; « L’âne mort » de l’Angoumois, Charente. Dans le commentaire, Paul Arma écrit :

(en anglais dans l’original)

« Un autre aspect de l’humour dans la musique populaire de France est la fin tragique de l’âne, un animal souvent maltraité. Elle est racontée ici dans des versets
amusants. Les parties parlées, avec les regrets qu’elles contiennent, ne font qu’accentuer le côté drolatique de l’histoire. »

Folkways FE 4520 (anciennement page 520), Folk music from Italy, plate I, side B, no 2 : « Lu me sceccu ». Ce lamento humoristique pour un âne, très connu en Sicile, est également reproduit sur Polydor 84024, Folklore festival, vol. I : Italia, side A, no 7.

Albatros VPA 8203, Folksongs from Piedmont, vol. 2 : Le Valli di Cuneo, side A, no 3 ; « L’asu mort » (The dead donkey), une lamentation plaisante sur l’animal, se présente musicalement comme une chanson à boire italienne. Le commentaire indique que le morceau est sur le même disque (face B, no 3), plus clairement illustré dans sa version provençale. Il dérive d’une tradition de chants d’origine rituelle, qui parlent du legs et de la distribution des différentes parties du corps de l’animal en question, « with particular significance bearing in vital regeneration ». Il s’agit ici d’une forme particulière du chant funèbre pour animaux, à savoir le legs d’animal. Les « testaments » de l’âne et du cochon étaient connus depuis le Moyen Âge. Sont mentionnées comme traditions populaires italiennes contemporaines : les « testaments » de la dinde, de l’oie et de l’âne dans le Piémont, à Albiano, Canavese et Tonco, Monferrato. D’autres versions de « l’âne mort », sous forme de comptines et donc sans rapport avec un « testament », ont été documentées dans la région du Monferrato. Ceci pour le commentaire de l’enregistrement.

Herrlinger mentionne également cette forme particulière de lamentation de mort animale, mais en explique différemment l’origine et la nature (90) :

« La forme littéraire de l’élégie animale a trouvé un pendant plus tardif et plus populaire dans l’héritage animal, qui semble avoir été un thème spirituel et très traité à l’École de rhétorique. Dans le testamentum porcelli du IVe siècle de notre ère, le porcelet désigne les différentes parties de son corps comme des legs. »

Notre collectage ne contient pas de morceaux qui caractérisent ce type de testament.

Marcaggi remarque, à propos des chants satiriques masculins de Corse
(1926 : 61 f.) :

« Les lamenti et les voceri eux-mêmes n’échappent pas à leur ironie… La mort d’un animal domestique, d’un chien, d’un âne surtout, ont le don d’exciter leur verve. Ils empruntent aux vocératrices leur rythme, leurs images, soulignent leurs exagérations de sentiments. »

Les modèles poétiques et musicaux sont donc les véritables chants funèbres des femmes, et les chants funèbres pour animaux sont des parodies des lamenti et des voceri, écrits et chantés par des hommes. Il est quelque peu surprenant que la mort d’un animal précieux et utile pour la famille – sans compter le côté émotionnel –,

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soit présentée dans un chant satirique. Le seul but de cette satire, selon les sources corses, est de faire rire. On pourrait donc penser que l’événement chanté est inventé pour le plaisir de la plaisanterie.

Cependant, dans certains cas au moins, certaines tournures textuelles s’y opposent. Deux lamenti d’animaux, comme de nombreux chants funèbres et lamenti de bandits, commencent par la date de l’événement : le 10 octobre, la chienne « Culomba » (no 60) est morte, et le 20 juin, l’âne « Fasgiana » (no 61). Dans le chant de la vache « Murella » (no 64), le nom du propriétaire est mentionné : il s’agit du « pauvre oncle Gaetanu ».

D’après les textes, le poète se lamente généralement sur la mort de son propre animal de compagnie. Bien sûr, comme pour d’autres lamentations, le poète peut mettre la complainte dans la bouche d’une autre personne, qui a réellement ou prétendument perdu un animal. Quoi qu’il en soit, nous trouvons d’abord surprenant que la perte d’un animal cher soit considérée comme une occasion de faire de l’humour.

Félix Quilici a répondu à cette question dans une lettre :

(en anglais dans l’original)

« Ils ne sont pas nécessairement le fruit de la fantaisie de l’auteur. Si les paysans corses semblent indifférents et même brutaux avec les animaux domestiques, ils sont toujours affectés par la mort d’un animal fidèle, et les lamenti à ce sujet sont très nombreux en Corse. Vous vous étonnez de l’ironie de ces lamenti, mais c’est sûrement parce que vous n’avez pas passé assez de temps dans notre île pour connaître cette forme d’esprit caractéristique de la Corse, c’est-à-dire l’humour caustique et surtout la honte. Les Corses prennent soin de cacher certains de leurs sentiments de peur de paraitre ridicules. Il en va de même pour la mort humaine. Les hommes corses ne montrent pas ouvertement qu’ils sont émus. Les femmes, en ces occasions, cèdent aux signes traditionnels et presque obligatoires de la douleur. »

En ce qui concerne les noms des animaux, Quilici me dit dans la même lettre : (en anglais dans l’original)

« Il faut faire la différence entre les noms propres et les noms d’espèces : “Fasgianu” et “Spanettu” ne sont que des surnoms que l’on peut donner à un âne ou à une mule. “Sumeru” est le nom commun d’un âne, “burrico” est un gallicisme, du mot français  “bourricot”, qui signifie “petit âne” (pas nécessairement un jeune âne). Pourtant, “assetu” – dans le dialecte de Bonifacio – signifie “petit cul”. Je ne peux pas vous dire si “Fasgianu” ou “Spanettu” étaient des ânes ou des mules. Dans le “Lamento of Fasgianu”, que je connais (je ne suis pas sûr que ce soit le même que le vôtre), “Fasgianu” pourrait être une mule. Tomasi mentionne un lamento, “Sopra la morte di Fasgiana” (ici no 61) où, selon lui, il s’agit d’un âne. »

Dans trois des exemples (no 57, 64 et 65), selon les sources, une satire politique se cache derrière le chant funèbre pour animaux. Il s’agit peut-être d’événements librement inventés qui, dans un cas aigu, par exemple à l’occasion d’une élection, n’ont servi qu’à envelopper d’une manière poétique et humoristique une opinion politique. Il est possible que de nombreuses autres lamentations d’animaux de notre collectage aient un double sens, sans que les chanteurs ne le fassent savoir.

Publications Numero 8 de Tübinger Beiträge z. Altertumswissenschaft, Stuttgart 1930.

Références dans le livret de commentaires du disque Albatros VPA 8203

C’est ce que Gesemann appelle la « honte héroïque » (1943 : 351).