5 - LES GLYCINES D‘ALTEA

Jaques Thiers

 

LES GLYCINES

D‘ALTEA

 

 

 

 

Les Editions Albiana

20170 Levie – Corse

 

 

 

 

Chapitre 4

 

 

 

Bonjour, chère madame. Si vous n'étiez pas avertie, vous pourriez croire que nous sommes en vie, à cause de tout ce bruit qui nous entoure. J'aurais aimé un endroit plus calme. Je me demande si l'enregistrement sera bon. Je crains que votre bande ne soit à peine audible à cause de la proximité de ce juke-box. Non, non; vous vous trompez. C'est pour vous, car pour moi cela n'a aucune importance. J'y suis habitué. La musique américaine, je l'entends chez moi du matin au soir. Elle ne me gêne   pas du tout; il faut bien, lorsqu'on a de jeunes enfants... Je l'aime... Je l'aime, c'est une autre paire de manches! Je ne dis pas qu'elle me déplaise, mais si j'ai à choisir, c'est notre musique et nos chansons que je choisis. Nous sommes un peuple de chanteurs. Ah non! Les autres; moi, je chante rarement, et seulement à l'occasion. Je laisse chanter ceux qui savent chanter. Quelles belles voix nous avons! Heureusement que nous les avons! On nous a enlevé pratiquement tout, on nous a ôté la parole, mais la voix, on n'y a pas pensé au bon moment! Et maintenant, il est trop tard, heureusement...

Nous les appelons des voix latines! Cela veut dire... je ne sais comment vous l'expliquer. Des voix claires comme l'eau de nos sources, l'air pur de nos montagnes, la peau de nos femmes, un teint couleur de lait et de sang, comme on dit dans nos légendes. Et puis, il ne faut pas oublier la paghjella. C'est une manière ancienne de chanter. Ancienne, antique... il faudrait dire archaïque. Dans "paghjella" il y a le mot "paire" qui désigne un couple, mais c'est à trois voix que nous la chantons. Comment donc? Vous ne connaissez pas la paghjella! Mais alors, vous n'avez rien entendu!

C’est un chant qui sent l'archétype! On n'en connaît pas l'ori- gine! J'ai envie d'écrire quelque chose sur le sujet. Je pourrais  dire alors que c'est la forme la plus reculée de notre culture. Elle   a engendré les monts et les torrents et ciselé les sommets les plus élevés de notre terre. Elle a dessiné le vol de l'abeille et les  limites intelligentes des parcours pastoraux. Il y a aussi des gens pour affirmer que les menhirs de Filitosa seraient les monuments  des échos d'un passé encore plus lointain où la paghjella était la voix même de l'humanité entière. Vous voyez, il y a des pays où l'on a trouvé au fond des grottes des hommes et des bêtes étranges peints sur les parois. Eh bien, chez nous, on n'a rien trouvé du tout. Mais si l'on découvrait de telles peintures, je suis sûr que ce seraient des représentations de chanteurs de paghjella. Un homme la bouche ouverte, une main en forme de conque sur une oreille, et les autres chanteurs tout autour de lui pour ajouter  la troisième voix et la basse. Cette voix, nous l'avons tirée du  fond de l'abîme, voyez-vous. Il était temps. On ne la chantait plus, et puis, on l'a ressuscitée.

J'étais un jeune enfant lorsque je l'ai entendue pour la première fois. Je devais avoir quatre ou cinq ans. Toute la famille était montée au village de ma mère, pour un baptême ou pour un mariage, je ne sais plus. Il y avait deux salles pour le repas. Les villageois et les gens de la ville s'étaient regroupés par affinités, chacun avec ses familiers. Tout à coup, on a entendu chanter dans la salle du fond. On entendait les chanteurs mais sans les  voir. Sans doute la paghjella avait-elle cherché un abri sûr dans la salle du fond. Dans la pièce où nous étions, il y avait des guitares et des mandolines, et au fond le chant se poursuivait. Il paraissait fort et triste à la fois, comme empreint d'une joie rude et farouche. J'ai été impressionné parce que, à un moment  donné, qu'il se fût agi d'une colère réelle ou des effets du malvoisie, un musicien de la ville a observé, sur un ton de reproche, qu'il ne pouvait jouer avec ce chahut qu'on faisait au fond. Tout d'abord les chanteurs n'ont rien dit et l'homme a recommencé à pincer les cordes de son instrument. Ensuite, on a recommencé à entendre un bruit sourd de voix. C'est alors qu'est née une querelle. La famille qui recevait ne pouvait prendre parti ni pour un camp ni pour l'autre, et ces éclats de voix ont tourné au tintamarre. Les choses se sont gâtées: une dispute a éclaté entre les musiciens de la première salle et les chanteurs de paghjella du fond.   "Je vais vous faire taire" a dit le guitariste, qui avait fait le voyage en car avec nous, circonstance qui avait favorisé entre mon   père et lui une certaine familiarité de rencontre. On entendit alors des voix confuses s'élever dans l'autre pièce, et puis un cri: "Sale lucquois!". Les femmes réussirent, en s'interposant, à cal- mer les esprits qui s'échauffaient vraiment: on avait oublié le baptême et les liens de parenté. Les femmes passèrent le reste de  la soirée à apaiser leurs maris qui, de temps en temps, remettaient sur le tapis les mérites respectifs de la musique et du chant incriminés, d'où ils tiraient des commentaires sur l'origine des habitants des villes et des montagnes. Au retour, mon père et son nouveau camarade en avaient plaisanté, et ils imitaient, en les ridiculisant, les voix des chanteurs de paghjella. L'avis du guitariste avait été sans appel: c'était un chant arabe, rien de plus.  Et si on avait l'intention de conserver ces traditions barbares et païennes, il ne fallait pas s'imaginer pouvoir compter sur lui.

Vingt ans après, j'étais devenu un jeune homme au moment  où fut édité le disque d'un musicologue: le texte de présentation disait que le morceau de paghjella enregistré était le dernier vestige d'une manière de chanter quasiment disparue. Sur la pochette, on se demandait d'où venait ce chant que l'on comparait au goût de la mer et du sel, image qui me parut très belle mais très étrange puisqu'on n'avait jamais entendu de paghjella, du côté de chez nous, sur le littoral.

Pourtant, si l'on avait prêté l'oreille, on pouvait en cueillir quelques bribes à l'entrée des caves où les villageois venaient dépenser l'argent qu'ils avaient retiré de la vente de leur bétail sur le marché voisin. Mais comme il arrive pour tant d'autres signes, l'oreille ne pouvait percevoir ces sonorités-là qu'à condition d'avoir été avertie au préalable. Mais accordez-moi, chère amie, qu'étant sollicitée dans de telles conditions, au coin de ruelles pleines d'éclats de voix avinées, il est peu probable que l'oreille ait entendu ce monument raffiné de l'archaïsme vocal de la Méditerranée.

Pourtant, au lycée, les jeunes gens venus des villages de l'île la chantaient souvent, durant les récréations ou au détour d'un couloir, pour chasser la mélancolie du paysan soumis à chaque instant aux sarcasmes de ses camarades de la ville: "Alors, paysan, ta chèvre tu as fini de la traire?". Il se peut qu'alors la paghjella ait représenté la complainte de l'interne qui cherche à retrouver par cette communication vocale sans échange, son appartenance au milieu et aux gens de sa région. C'est sans doute ce que voulait dire un de nos hommes politiques, il y a quelques jours. Invité d'une de ces émissions radiophoniques consacrées aux célébrités locales, il racontait, en évoquant ses souvenirs de lycée, comment lui et ses camarades chantaient la paghjella dans les couloirs de l'internat. Soudain il se tut, pensif et nostalgique, puis laissa tomber sur un ton mi-sérieux mi-iro nique que la paghjella était le blues des internes exilés à la ville. La comparaison doit vous surprendre, et je la trouve moi aussi contestable, mais tant pis pour nous. Certes, ce mot d'esprit donne à méditer, mais pour l'instant, je ne veux que vous faire comprendre qu'on pouvait bien chanter la paghjella, en ce temps-là, sans toutefois l'entendre vraiment. On voit parfaitement par-là que les sens sans l'esprit ne mènent à rien. Les hommes, les événements, le monde lui-même, peut-on dire  qu'ils existent, si on ne les voit ni les entend? Ensuite sont venues les années où notre peuple a retrouvé les sillons de l'Existence. Oh pardon! C’est un nouveau langage que nous employons entre nous: je veux dire que nous avons recommencé à nous intéresser à notre culture propre. Pour la paghjella les choses se sont passées comme au moment où nous nous sommes précipités dans les ravins pour y reprendre les maies, les seilles de cuivre, les lampes et le reste. Nous nous sommes jetés dessus avidement. Tout bien réfléchi, je pense qu'il aurait fallu montrer davantage de modération. Je n'aime pas la fébrilité, à cause de mon tempérament, mais aussi à cause de ma formation intellec-tuelle nourrie à la lecture des classiques français: l'honnête homme est un homme de mesure — ce pourrait être un proverbe mais il n'aurait pu naître ici —. Voilà pourtant comment ça s'est passé. Nous avons tiré la paghjella des caves et des arrière-salles des cafés. On l'a entendue sur la place publique, elle s'est propa- gée dans l'île entière, elle est montée à l'assaut de la scène et s'y est installée.

Nous en sommes là aujourd'hui. Vous voyez ce groupe de jeunes gens, avec leurs jeans et leurs vestes de velours noir? Je ne les connais pas, mais à leur dégaine, je devine qu'ils font la paghjella. Nous, nous ne disons pas "chanter", mais "faire" la paghjella. Appréciez la vérité et l'originalité qu'introduit ce verbe. En somme, la paghjella est un acte de vie, une fonction biologique, comme respirer ou manger. Nous vivons de désespoir et de paghjelle. Pour le désespoir, je vous dirai ce que j'en pense, si j'en ai l'occasion. Quant à la paghjella, il m'a été  donné, il y a quelques années, de rencontrer le musicologue auteur du disque en question.

Quelques jeunes gens faisaient la paghjella. C'était une de ces soirées que nous appelons des "veillées". Car nous aimons fêter, de temps en temps, cette image d'un passé révolu. Le musicologue était assis près de moi. Dans la salle résonnait le Chant Majeur du Peuple. La Paghjella. Celle des pendus du Niolu. C'est un épisode historique du temps de la conquête française; je vous l'expliquerai plus tard. L'un disait deux vers, puis démarrait sur la seconde voix. Un autre l'accompagnait en tierce. Le troisième, avec la basse. Ils s'accordaient comme sons de cloche. Il y en avait un quatrième qui démarrait lui aussi sur la basse, mais péniblement. C'était sans doute un exilé venu de l'extérieur, qui avait oublié le lien à la terre maternelle et peinait à la recherche du sillon que trace l'identité culturelle! La seconde, puissante et harmonieuse, se déliait en échos sans nuire en aucune manière au sens des paroles. Tout son corps exprimait la souffrance du Peuple assiégé, attaqué, blessé dans sa chair et dans son esprit. Le troisième, pour débuter en voix de basse, faisait un pas en avant, à demi penché et la main tendue vers ses compagnons. La tierce éclatait en remuant la tête, dressée sur la pointe des pieds, levant son bras libre et faisant un faisceau de ses doigts, en signe de profonde communion. Le Chant Majeur allait, et avec lui l'histoire de notre Peuple. Le plus curieux de l'affaire est que les chanteurs et leur public croyaient que c'était un chant ancien datant de l'époque même des pendaisons. Moi, je souriais parce que je savais qu'il avait été écrit il y a seulement dix ans par l'un d'entre nous. Alors, vous savez, quand on veut établir l'ancien et le nouveau, bien malin qui s'en sort. Excusez-moi si j'insiste sur la leçon de cet épisode: nous, nous sommes ainsi faits qu'avec du nouveau, nous faisons de l'ancien, et avec de l'ancien, nous ne faisons rien.

Ce musicologue m'a paru triste. A un moment donné je me suis rendu compte qu'il était parti... Non, je prends la liberté de vous dire que j'en connais qui ne sont pas tristes. Je ne sais pas si ce sont des musicologues accomplis, mais ils ne font pas grise mine en écoutant les paghjelle faites de nos jours. Mais qu'étais-je en train de vous dire? Oui, tout cela pour dire que la paghjella est un bien qui nous appartient en propre, même si chacun d'entre nous n'en retrouve pas la trace dans ses souvenirs de la petite enfance.

Prenons mon cas, par exemple: vous avez compris que les paghjelle que j'ai entendues dans mon enfance, je les ressentais comme les fromages, le braiment des ânes et les cris d'enfants  que nous poussions en jouant à ciccia dans la cour de l'école. Par la suite l'impression a changé, pour les autres et pour moi. C'est pourquoi si vous n'avez pas entendu de paghjella, vous n'aurez rien entendu.

Allons donc un peu plus loin car ces crécelles se déchaînent et, si nous attendons encore, elles vont nous assourdir complètement.