L’éternité en mots - Denisa Craciun

L’éternité en mots

 

La poésie est un état de grâce, un don du Ciel, qui fait reverser sur nos âmes des graines de lumière, de douceur, d’espoir et parfois un ou deux pétales d’éternité. La poésie est nourriture, breuvage, eucharistie. Elle est acheminement vers la voix silencieuse du Soi divin. Elle nous transporte dans un état de frémissement, de ravissement de notre être, qui se met à chanter, à prier, à guetter le passage fulgurant du  Soi, ce bien-aimé aux mille noms et sans visage. Écrire un poème signifie traverser le vide du cœur, c’est faire un chemin inverse vers les origines, vers la source de la vie. Je considère que l’écriture de la parole poétique est captation et retranscription de la voix ineffable de l’Esprit. « La poésie n’est pas un projet d’être, elle est l’être projeté dans le langage », dit Salah Stétié dans La Unième nuit, Ed. Stock, 1980, p.228.

Traduire la poésie c’est traduire ce message que l’être avait inscrit au cœur du poème. 

En traduisant, le traducteur recrée le poème. La traduction de la poésie ne s'appuie pas seulement sur les mots, mais aussi sur un rythme, et sur un souffle qui vient de loin.

Je pense que pour traduire une prose il suffit de bien maîtriser les deux langues. Par contre, la traduction de la parole poétique exige la filiation, la bénédiction de ce « Souffle », de cette Colombe flamboyante qui est à l’origine de la vie. C’est de son aile vive que Poésie est née !

 

Sur mon expérience de la traduction de la poésie de Salah Stétié, j’aurais beaucoup à dire. Ma rencontre avec sa poésie nimbée d’humanité et porteuse des bruissements de l’infini, fut pour moi l’ouverture d’un délicieux envol vers les profondeurs de l’Être. Traduire ses poèmes dans ma langue maternelle était pour moi un travail spirituel qui m’a profondément transformée.

 

            Avec des larmes aux yeux, je vous présente aujourd’hui le poète et l’écrivain Salah Stétié, qui a changé ma vie, et qui sans doute a changé la vie de tous ceux qui ont eu la grande chance de le rencontrer et de connaître sa poésie. C’est en juillet 2016, au festival de poésie Voix Vives de Sète, que pour la première fois j’ai entendu Salah Stétié parler de la poésie et de son rôle essentiel dans notre vie. La parole poétique est souffle, et donc elle est acte de l’esprit. Pour Salah Stétié, le poète a le pouvoir de -je cite son expression- « nommer l’innommé ». Pour en arriver là, à ce superpouvoir, le poète doit traverser une sorte d’expérience du vide, il doit vivre sur les plus hauts sommets de l’Être et habiter « l’éclair » de la célèbre formule de René Char : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». Émerveillée par ses paroles, qui ont ravivé dans mon cœur une « flamme mystérieuse », à la fin de sa conférence intitulée Raisons et Déraisons de la Poésie, je suis allée lui dire que j’avais beaucoup aimé sa vision de la poésie, et que je voulais traduire le texte de cette conférence en roumain, ma langue maternelle. Je ne connaissais rien de l’homme que j’avais devant moi, ni de son œuvre, ni de sa vie. Je savais, par intuition, que seulement un grand esprit, un grand intellect, pourrait parler ainsi de la poésie et de la destinée du poète.  

            En ce qui suit, permettez-moi de vous présenter, en tant que traductrice de sa poésie, un aperçu personnel de son œuvre.

Salah Stétié n’était pas seulement poète, mais aussi traducteur de poésie. De l’arabe vers le français, il a traduit Les poèmes de Djaykoûr du grand poète irakien Badr Chaker es-Sayyâb en 1983 et en 2000. Dans son Râbi’a de feu et de larmes, il traduit des poèmes de Râbi’a al-Adawiyya, la première femme soufie (Ed. Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 2015, ed. originale Fata Morgana, 2010).

            Traducteur du Prophète, de Khalil Gibran, (Editura Naufal-Europe, Ed. Imprimerie Nationale, 1992, et nouvelle traduction Ed. La Renaissance du Livre, 1999), Salah Stétié considère que la poésie a le don de nous révéler la Réalité, et cette connaissance révélée fait du poète un pèlerin de l'Être. Par la poésie, on peut « monter » jusqu’à la figure sans visage ayant une infinité de noms, que la poésie stétienne raconte dès ses débuts. L'Autre côté brûlé du très pur, le titre du volume publié en 1992, exprime sans équivoque sa poétique : sonder les profondeurs de l’Être pour nous faire entendre la « voix silencieuse » à travers laquelle tout vivant est en communion avec sa source immortelle : « Ma poésie a été et continue d’être une espèce de remontée permanente du fleuve vers la source » (Salah Stétié, La Parole et la Preuve, MEET, 1996). La «brûlure» envoie implicitement aux « ténèbres lumineuses » des poètes mystiques. Esprit lucide et conscient du mystère de notre présence au monde, Salah Stétié sait lui aussi comme Antonio Porchia que son « âme a tous les âges, sauf un : celui de son corps ». Il sait qu’il n’est pas né de la chair ou de la terre, mais de « l’eau et de l’Esprit ». Doué d’une conscience pénétrante, cet esprit « éveillé » sait qu’il vient de rien et qu’il est le tout. Le je lyrique stétien, conscient de son unité avec le Soi, adopte la perspective, énoncée autrefois par Rimbaud, selon laquelle le je est l’Autre. La reconnaissance de cette « voix », énonciatrice et créatrice de sa poésie, qui vient de « l’autre côté » de la frontière, s’est produite dès les débuts de son œuvre poétique : « …quand j’écris de la poésie, j’ai l’impression, dans la sorte d’impersonnalité de la formulation qui est la mienne, que je ne fais qu’exprimer mon expérience, mais de l’exprimer comme si j’étais déjà mort » (Salah Stétié, Les Porteurs de feu).

« Ces poèmes n’ont pas été écrits par moi. Ils ont été écrits par quelqu’un d’autre que moi et qui étais moi », ce sont les paroles qui ouvrent son dernier recueil Le mendiant aux mains de neige, paru chez Fata Morgana en décembre 2018.

Dépersonnalisée ou dépersonnalisante, la voix qui parle, pour exprimer, d’une façon impersonnelle, une expérience vécue, n’est nullement froide et distante, mais bien au contraire, elle est le « porte-voix », voire l’interprète du versant le plus subjectif et le plus humain de l’Être. À la fois immanente et transcendante, cette voix résonne dans chaque vers de ses poèmes. Sa perception nous rappelle ce que nous sommes et ce à quoi nous aspirons au plus profond de nous-mêmes : vers l’immensité de ce « désert debout » (Maître Eckhart) qui illumine nos vies tout en y faisant porter son ombre.

 

            Oui, incontestablement, la poésie stétienne ne peut être comprise, à sa juste valeur, que dans cette perspective de verticalité et d’innommable : « Le poème est un dit qui devient, par combustion de ses éléments, un non-dit : une figure de l’infiguré, figure infigurante en quelque sorte. Je suis un homme en quête d’une telle figure… » (Salah Stétié, La Parole et la Preuve). Le poète espère retrouver ce que l’Orient de D.-E Roûmi et de quelques autres - intuition déjà présente, fondatrice et créatrice dans le soufisme - a évoqué parfois précisément sous le nom de la Figure, vocable déterminante du romantisme allemand. Désignée par l’un de ses attributs : « très pur », cette « figure de l’infiguré » est une présence silencieuse certes, mais agissante.

            Les poèmes de Stétié sont des lambeaux et des flambeaux de la langue la plus profonde et secrète : celle des arcanes. Faisant corps avec la lumière de la Conscience, le je poétique reflète son expérience intime dans le miroir limpide de la poésie. Dans la langue française, parmi les poètes dont la perspective d’énonciation est celle du Soi, on peut citer Gérard de Nerval. « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé ». On retrouve dans ce vers la résonance avec le « côté brûlé » de l’Être, qui se donne dans la langue poétique comme « une mèche de réalité qui y demeure piégée, obscure, scintillante, et c’est cela que la poésie se doit de prendre en compte et en charge, avec gravité » (Salah Stétié, Archer aveugle, Fata Morgana, Montpellier, 1985). En effet, l’Être sans figure est obscur, « ténébreux », mais infiniment seul, d’où son inconsolable veuvage cosmique. Contrairement à l’optique nervalienne, la poétique de Stétié manifeste le côté solaire, lumineux de l’Être, bâti cependant sur le mystère du vivant, vivant vécu et qui, hors poésie, reste insaisissable. Dès ses premiers textes, sa poésie montre les signes de la douceur: le merle, le pinson, la colombe, l’enfant, le cheval, la rose, l’arbre, la montagne, le nuage et la femme aimée, qui sont peut-être les messagers d’un univers mi-lumineux, mi-ténébreux.

            D’autres poètes de langue française ont cheminé vers le « côté brûlé » de l’Être : Arthur Rimbaud, Christian Gabrielle Guez-Ricord, Fouad Gabriel Naffah, réussissent à atteindre de hauts niveaux d’une conscience cernée par l’incommunicable, nous transmettant ainsi l’expérience de leur identité bouleversée, autant que bouleversante. Il  faudrait « errer » à travers la littérature universelle pour retrouver d’autres poètes « exilés » dans cette région ontologique du « non-où », tels Djelâl-Eddine el-Roûmi, Badr Châker as-Sayyâb, Roberto Juarroz, Antonio Porchia, Mihai Eminescu, Nikos Kazantzakis, etc. Cette forme d’exil est sans doute la voie privilégiée par le poète : « L’exil est une dimension fondamentale de la poésie », écrit Stétié, lui-même triplement exilé. Exilé dans un autre pays, à travers une autre langue que la sienne, passionnément aimée, et exilé à un autre niveau de réalité, Salah Stétié vivait le poème comme une irruption du « très pur » au sein de la vie. Sibylle de l’éternité, interrogeant pour le forcer l’inexprimable, son œuvre hautement inspirée constitue pour nous tous un « chemin d’éveil ».

« Je pense à toi dans la lumière de la neige / Du côté où la palpitation a fui », dit le poète dans la deuxième partie du poème « Voie sans voie et la lune » (le recueil L’été du grand nuage, Fata Morgana, 2016). La lumière éblouissante de la neige - qui, comme nous le savons depuis l'enfance, « brûle »  - est associée au plan de l’au-delà de la manifestation, où la vie n'est plus présente comme pulsation du cœur; dans cet « autre côté » réside « le très pur », et son royaume est le vide plein de toutes les possibilités. Le poème permet la proximité de cette zone de conscience ineffable; bien sûr, le poète n'est pas un passant arrivé là par pur hasard, il est un quêteur qui garde fraîche dans son cœur l'image de l'enfant qui était autrefois :

 

« Outre la mer, j’aimais, enfant, puis adolescent, le ciel de Beyrouth, ciel clair même de nuit (…) Ciel clair, dis-je, mais avec des constellations. Il m’arrivait de dormir en été sur la terrasse de la maison familiale à même une natte posée sur le sol, le visage tourné vers les figures célestes, et celles-ci me posaient de redoutables problèmes : l’infini du monde, la raison de sa splendeur, l’existence de Dieu, l’outre-vie. Problèmes qui ne m’ont jamais quitté, problèmes qui obsèdent ma poésie et qui, sans doute, lui sont origine. (…) Cette « face tournée vers les nébuleuses », on la retrouvera dans bien de mes textes. Qu’est-ce qu’un poète, en effet ? C’est un adulte, puis un vieillard qui ne quitte jamais la main de l’enfant rayonnant qui le guide. Non, ce n’est pas une vérité simpliste et convenue que j’énonce là : c’est un fait d’expérience. J’aurai connu dans ma longue existence bien des soucis, bien des épreuves – désillusions, guerres, catastrophes – et, dans l’autre plateau de la balance, les quelques joies majeures, les quelques ravissements que chacun connaît pour sa part. J’aurai été infidèle à moi-même, à certains principes proclamés mais non suivis, à quelques personnes, mais je serai resté fidèle à cet enfant que j’ai été une fois et qui m’accompagne toujours – mon petit frère lointain, mon vrai père » (Salah Stétié, L’Extravagance, Ed. Robert Laffont, 2014, pp. 26-27).

 

Symbole du Soi, de cette étincelle céleste présente en nous tous, l’enfant de la poésie de Salah Stétié, témoigne une profonde aspiration du poète vers le sacré, vers ce que l'existence humaine a de plus fragile et de plus vulnérable :

« Je n’aime dans la poésie que ce qui avoue une vulnérabilité. Une poésie armée et casquée, savante et hautaine, linguistique et rhétorique, oui, une telle poésie existe, mais d’aucune façon elle ne saurait être mienne » (Raisons et Déraisons de la Poésie, p.12).

 

Dans la dernière strophe du poème « Voie sans voie et lune », la vie est semblable à un « pinson blessé», à un petit oiseau si fragile que les fleurs ou l'amour, que la force, l'autorité excessive, les blessent, les font périr : « La division, le pinson blessé, la vie / La vie, ce paradoxe, et les couteaux du cœur / Mon enfant, mon enfant, je t'ai donné la vie / Je t’ai donné la mort, je t'ai donné la vie ».

 

Cette image de l'oiseau blessé et des couteaux nous transmet le message suivant : toute forme de vie est tourment, souffrance. Et, en effet, le poète a raison, la mort commence avec le premier souffle de notre vie. Dans la troisième partie du même poème, le poète s'identifie au «très pur», qui apparaît tantôt comme une «montagne» cachée, couverte de «papillons», tantôt comme un «nuage». Il est donc à la fois celui qui est couvert, (la montagne) et celui qui couvre (le nuage).

Par excellence symbole de l’éternité, la montagne est le lieu de nombreuses théophanies, hiérophanies, manifestations du divin à travers l'histoire de l'humanité. Tous les peuples du monde ont au moins une montagne sacrée: Kogaion chez mes ancêtres les Daces, Meru chez les Indiens, Kaylassa chez les Tibétains, l’Olympe chez les Grecs anciens, Moriah, Tabor, Sinaï dans la tradition biblique, le mont Qâf en Islam, etc.

Dans le poème, l'image de la montagne, que l'on ne voit pas parce qu'elle est couverte de papillons, nous fait penser au Soi universel, lui aussi mystérieusement caché sous une infinité de vies fragiles, éphémères et vulnérables, tels les papillons. La montagne occultée sous les papillons est donc une montagne intériorisée, qui renvoie à la réalité éternelle, invariable, immuable de l'âme.

Quant au nuage son symbolisme est très riche dans la mystique soufie. Dans le chapitre «L'Islam et les nuages» de son livre Le Vin mystique et autres lieux spirituels de l'Islam, Salah Stétié effectue un large panorama du nuage. Poétique ou ontologique (instrument de l'apothéose et de l'épiphanie), le nuage occupe une place prédominante dans nos vies, c'est le «miroir déconstruit du monde » (Salah Stétié, Le Vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Ed. Albin Michel, Paris, 2002, p. 89 ; 1ère édition en 1998 aux Éditions Fata Morgana).

Dans son immobilité absolue, le poète, identifié avec le Soi, est éveillé, amené à la manifestation par les anges : « Des anges sont venus me caresser la main / Et me voici éperdument dormeur / Et me voici veilleur éperdument ». Par l'incarnation, résorbé à la taille d'un atome, le Soi devient « Mouchoir de soie qui disparaîtra dans le songe », il "disparaît" dans le rêve de la vie. Nous trouvons ici non seulement le motif romantique de la vie en tant que rêve mais aussi l'idée de l'endormissement de l'homme qui n'a pas connu l'éveil spirituel.

Pour Djelāl-Eddine Roûmi, le cœur d'une personne qui a réalisé l'éveil spirituel est une «lampe». Symbole de la présence divine, la lampe est lumière, elle est une représentation de l'être humain. Tout comme l'homme, la lampe a un corps : matériel constituant, une âme: l'huile et un esprit: la flamme. Ce n’est donc pas par hasard que la « lampe » est l’un des mots clés de la poétique stétienne.

Denisa Craciun