Regards sur la littérature corse (2)

P.M.FILIPPI

La sexualité dans la littérature corse

     Mon intervention en langue corse du vendredi 3 février à Corti, a consisté en un rappel de l'article La sexualité dans la littérature corse paru dans le numéro d'avril 1998 de la revue A Messagera, dernier numéro publié. L'article avait fait l'objet d'une présentation de Jackie Poggioli sur deux pleines pages, l'une intitulée Silence, tabou, l'autre ATTENTION Tabou. Il était rappelé que cette thématique, se retrouvait rarement dans la littérature écrite corse (en 1998 donc) quand « la langue corse et la littérature populaire savent être coquines, tendres et passionnées ». Jackie Poggioli indiquait, ce qui paraît significatif, que l'ADECEC ayant publié un vocabulaire de l'amour, adressa une lettre à ses lecteurs pour préciser que cette étude ne leur serait expédiée qu'à leur demande expresse. Prudence dans la démarche, que l'introduction de Jackie Poggioli confirmait et en quelque sorte prolongeait.
J'entendais donc proposer une étude de cette thématique chez quelques auteurs de langue française ou de langue corse, en commençant, pour les premiers, par Rinaldi.

Rinaldi

Dans l'oeuvre de Rinaldi, l'île, (le là-bas de la narration dans les premiers romans) est territoire de tous les interdits, des désirs que l'on tait et l'on cache. La sexualité, quand la narration en révèle la scandaleuse existence, est révélation brutale de passions secrètement assouvies et soudain démasquées. J'ai cité quelques exemples empruntés aux romans de Rinaldi alors publiés. Je précisai que cette allusion à une sexualité de l'échec, de la souffrance, laisse place, dans La confession dans la colline à l'évocation d'une sensualité heureuse, librement partagée et vécue dans une sorte de paradis païen désignée dans cette œuvre comme la région des sept lacs, constitutive, avec d'autres lieux mi réels mi imaginaires, d'une sorte de géographie symbolique. L'amour, chez Rinaldi, peut ainsi se déployer dans une sorte de clair-obscur, un chatoiement entre une sensualité rarement satisfaite et l'élan vers autre chose, tout à la fois plus pur et plus inaccessible encore. Sans doute faudrait-il aujourd'hui reprendre pour partie mon analyse et vérifier si elle s'applique encore à une œuvre qui s'est enrichie de quelques autres romans, en rappelant que si l'on peut voir en Rinaldi un féroce observateur de la société corse, de ses masques et de ses échecs, il faut garder à l'esprit que la Corse de Rinaldi, dans une stratégie de l'écriture qui brouille la référence à la réalité, est province romanesque autant que réelle. Il en est encore ainsi, chez Jean-Noël Pancrazi.

Pancrazi

Dans L'heure des adieux, la présence du volcan dans l'île vient bouleverser et rendre définitivement incertaines les allusions à la Corse que nous avions reconnues et notées. L'écriture, ici encore, sonde davantage les territoires du secret, du mystère, que ceux du réel. Dans le roman de Pancrazi, l'homosexualité de certains personnages les situe dans la sphère d'une marginalité aristocratique et désespérée, qui contraste avec l'agitation vulgaire et brouillonne des séparatistes. Il faut sans doute être prudent, et ne pas transformer en clé de lecture ce qui n'est que principe heuristique, mais dans l'évocation d'une sexualité qui apparaît, dans ses interdits, comme un affrontement avec l'ordre social ou moral, naît peut-être un sentiment d'étrangeté au monde, où affleure, dans ce qui n'est qu'un apparent paradoxe, le religieux. On n'accouplera pas ici le sexuel et le religieux. On dira seulement qu'ils ne s'excluent pas nécessairement.
Leur juxtaposition dans l'écriture peut gouverner celle-ci vers des itinéraires qui conduisent, comme une démarche inquisitrice de roman policier ou d'enquête, vers une vérité qui sans cesse se révèle et se masque avant d'imposer son inadmissible évidence. Ainsi dans le roman en langue corse de Ghjacumu Thiers A barca di a madonna.

Ghjacumu Thiers.

Le roman de Thiers est construit sur extraordinaire ambiguïté : évoquer un secret qui ne saurait être dit. Dans la mécanique minutieuse d'une enquête sur un événement dont nul ne veut parler, la vérité, dans un même mouvement émerge et se dérobe ; pénombre où se rapprochent et s'excluent la rumeur qui accuse, la négation véhémente et le mutisme d'un personnage emmuré dans son silence. Au cœur de ce silence où l'intelligence s'égare et perd pied, l'évènement indicible : le viol, un jour de procession religieuse, d'une enfant, à deux pas de la foule qui psalmodie ses prières vers une madone de plâtre. La sexualité prend ici sa forme la plus bestiale, une bestialité qui livre une proie à ses bourreaux. Et la honte sera du côté de la victime et de ceux qui l'entourent, de l'enfant née de cette abomination et qui cherchera une vérité dont la découverte ne pourra la sauver. On se gardera ici encore de vouloir attribuer au récit valeur d'un constat sur la fragilité de quelques mythes dont nous nous accommodons. L'oeuvre n'est pas remise en cause de notre société ni de ses valeurs, mais de l'image quelquefois illusoire que nous nous en faisons et derrière laquelle il peut nous arriver encore de processionner plus ou moins paresseusement.
Une autre originalité du roman est, dans son organisation polyphonique, de laisser une femme parler des choses de la chair et de l'amour physique.

Quandu simu cullati in a nostra camera, Jean si hè lampatu nant'à mè è m'hà pigliatu subitu … Mi sò lacata fà senza ritene a pera di l'interruttore chì sbattia contr'à a testera.. Jean ùn hè statu tantu à addurmintà si. L'omi quand'elli si sò sfucati, si inzuccanu dopu pocu .

Voix de femme, lasse, désolée, un rien méprisante. Il paraîtrait saugrenu de préciser de femme « corse ». Ici la référence ne se fait plus à une culture insulaire, comme figée dans sa représentation, mais à une condition qui efface de telles références pour y substituer des vérités qui la définissent dans ce qu'elle a souvent de plus banalement, et tristement, universelle. Le chant du désir triomphant, quand il affleure dans notre culture, prend volontiers un ton plus leste.

Paroles d'hommes...

ou d'adolescents.
J'ai entendu, enfant, une chansonnette dont les deux premiers (et seuls?) couplets disaient :

Ô tucci ô tucci ô tuccà
m'ai tuccatu un tralalera
Ô tucci ô tucci ô tuccà
m'ai tuccatu in tralalà
Ùn mi toccà lu pettu
quandu mama mi vede
quandu mama mi vede
u pettu ùn mi toccà

Vous avez une jolie bouche
Une jolie bouche qui plaît aux hommes
Vous avez une jolie bouche
Une jolie bouche pour embrasser.

Apparemment le premier couplet devait être chanté par des filles, le second par des garçons. Une sorte de chjami è rispondi donc, avec en alternance des appels et des voix, masculins et féminins. Dans l'usage, c'était beaucoup plus simple. C'étaient les garçons qui entonnaient tour à tour les deux couplets, les filles constituant un public de destinataires à la présence plus ou moins discrète, auxquelles étaient destinées ces menues paillardises, dans un climat de complicité et, en quelque sorte, de respect des convenances.
C'est une complicité du même ordre que l'on peut trouver dans ces quelques lignes d'une nouvelle de Pasquale Ottavi, Una vita.

Quella di l'amore, po, a sapete cum'elli sò i zitelli (…) Allora, chì vulete fà, sò statu anch'eiu cum'è l'altri, a m'aghju provata cù e capre, ahè, è pò c'eranu dinù e seghe

Le clin d'oeil est en quelque sorte ici formulé pour une relation créée et voulu par l'auteur entre le texte et son lecteur. Le narrateur d'Ottavi connaît précisément le ton qu'il convient d'adopter quand on évoque ce genre de choses. Et de la même façon, quand ce narrateur doit évoquer une brève liaison adultère avec une touriste anglaise, le ton n'est pas à l'inconvenante vantardise, mais à l'embarras coupable. Jeu subtil de relations entre un auteur, ses personnages, ses lecteurs, dans un environnement culturel qui les rassemble ou tout au moins les rapproche.
L'acte sexuel peut aussi apparaître comme le grave et terrible accomplissement d'une union qui concerne les âmes autant que les corps. On se situe alors dans une perception symbolique, manichéenne du monde, caractéristique de la fable ou de la légende, hésitant entre la pureté et la souillure, comme dans le Mal Concilio de Rogliano.
Pour parler d'amour, en corse comme en français, voix d'hommes, d'enfants. Voix d'exclus. Voix de femmes aussi.

Voix de femmes

Marie Susini

Dans l'oeuvre de Marie Susini, deux romans (Plein Soleil, La fiera) et une pièce de théâtre (Corbara) sont consacrés à la Corse, une Corse nommée, décrite. Île cage, île prison. Où la révélation attendue du plaisir ne se réalise jamais et s'efface dans la désillusion et l'amertume. L'oeuvre évoquant les élans de la chair rêvés et inassouvis, frôle les interdits comme celui de l'inceste qui affleure dans les deux romans cités, à travers la fascination à la fois innocente et trouble qu'exerce le père sur la narratrice de l'une et l'autre de ses deux œuvres et s'éploie dans un autre roman Je m'appelle Anna-Livia dans une vision onirique, on osera à peine dire sublimée de l'inceste. Le cadre ici n'est plus la Corse sombre mais la Toscane paisible, lumineuse. Mais tout renvoie, par les similitudes des noms des personnages, la ressemblance des situations, aux œuvres « corses » de la romancière. L'oeuvre de Marie Susini, dans son parcours, visite des lieux différents, mais tout vient d'un amont où tout a pris source, et cet amont, pour Marie Susini, c'est la Corse.

Marie Ferranti

Dans Les femmes de San Stefano, premier roman d'une œuvre riche aujourd'hui de douze ouvrages, les désirs que l'on prétend enfouir, surgissent violents et brefs. Une pulsion irrésistible qui bouscule les interdits. Si l'érotisme est fait d'un jeu subtil avec l'assouvissement du plaisir, nul érotisme ici. Dans l'éblouissement du souvenir, on ne démêlera plus la jouissance d'un remords qui peut paraître comme un vague sentiment de convention plus que réellement éprouvé.
Verra-t-on dans de telles œuvres une remise en cause de clichés vertueux sur la « mamma corsa » ou Colomba, et la revendication du droit à se dire aussi corps avec ses appels, ses plaisirs et ses désillusions ? La littérature ici rejoint-elle l'analyse sociologique ? Il faut ici encore être prudent. Le roman corse n'est pas nécessairement le miroir des évolutions de la société corse. Mais les œuvres que nous venons brièvement d'analyser, peuvent tout au moins suggérer qu'il n'est pas inutile pour qui entend vivre au sein d'une société, d 'écouter ce que nous en disent certains auteurs, et qui n'est pas nécessairement ce que croyons ? À quoi bon sans cesse entendre répéter ce qui a déjà été dit ? Cocasse, grave ou comique, la littérature a besoin d'insolences. « D'inquiéteurs » disait Gide. L'étude de la sexualité peut révéler que la littérature corse d'aujourd'hui n'en manque pas.

P.GATTACECA

Dans le numéro du 19 avril 1998 de la revue A Messagera, il s’agissait pour moi de répondre à une interview de Jacky Poggioli. La première question portait sur le fait d’écrire en corse : pourquoi ce choix ? Question récurrente encore de nos jours qui renvoie sans cesse au statut de la langue, à la situation de diglossie, au référent institutionnel, au lectorat… Autant de questions que le créateur en situation ne se pose pas car la langue dans laquelle il écrit quelle qu’elle soit est porteuse d’explorations, de questionnements, de messages, de silences aussi. Dans l’acte créateur tout est à inventer, la langue n’étant finalement pas un but en soi.
La deuxième question portait sur le chant : Au regard de la production, la tradition peut-elle une entrave à la création ?
La chanteuse que je suis perçoit la tradition comme un patrimoine mouvant qui alimente sans cesse la création, c’est bien ce que nous démontre la production discographique. L’exploitation qui est faite de cette tradition diffère bien évidemment selon la démarche des artistes.
Mais revenons aux propos liminaires de la journaliste : « … la chanteuse n’a pas pour autant renoncé à l’écriture. Elle vient même de recevoir le prix de la Région pour son recueil de poésie, Arcubalenu ». Ce qui me frappe ici c’est la distinction qui est faite entre l’auteure de textes destinés à la chanson et l’auteure d’un ouvrage récompensé par le Prix du Livre Corse. Ce recueil de poèmes édité chez ALBIANA m’assignait un autre statut et n’était pourtant qu’une compilation de textes chantés également présents dans les livrets de mes albums. C’est toute la question du genre qui est posée ici. L’accession à une reconnaissance littéraire doit-elle passer par l’édition d’un ouvrage ? La production discographique corse regorge pourtant de textes écrits par de nombreux auteurs traditionnels ou contemporains. Ceux qui collaborèrent dans les années 70 à la création de la revue Rigiru ont tous écrit pour la chanson, très sollicités encore aujourd’hui, ils doivent très certainement une part de leur reconnaissance à cet investissement. La chanson corse nous dévoile parfois des trésors littéraires. Ce corpus riche et dense mis en circulation à travers le chant ne participe-t-il donc pas de notre littérature ?


D.MAOUDJ

Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence.
Feuillets d’Hypnos, René Char

Être d’Ici et d’Ailleurs, c’est vivre sur un Pont d’équilibre où l’on ressent l’exigence des vibrations de l’entière Méditerranée et celles du Monde, s’initiant à leur secrets sans être dupe de la brutalité des conflits. Vivre en situation de Tiers, c’est n’éprouver aucune crainte de prendre des risques privilégiant la connaissance intuitive avec au cœur l’inquiétude de l’héritage bien que fidèle héritière. Fuir l’univers clos du tra di noi, de l’entre- soi pour apprendre à conjuguer Liberté et Amour et inventer un trajet sur lequel on débusque les douaniers de l’identité en refusant la contrainte de choisir un camp mais au contraire pouvoir regarder la parole poétique dans le miroir et rejoindre la pensée de René Char qui dit : si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel.
Etre d’ici et d’Ailleurs pose aujourd’hui des questions essentielles :
Comment revivifier la pensée solidaire pour tenter de répondre ensemble aux interrogations suscitées par les vastes mutations de l’identité et celles des origines engendrées par une mondialisation du système capitaliste qui créent une rage identitaire désirante de l’autre. Mondialisation qui contraint des populations au déplacement et lamine les cultures en déployant subrepticement son rouleau compresseur générant très souvent désarroi, peur panique de la contamination à la simple vue de l’Autre, peur entretenue par des théories mettant au cœur des civilisations les religions les érigeant en blocs antagonistes qui favorisent les mensonges des identités mythiques et bouclent la diversité des horizons. Se pose alors la question de savoir où trouver sa place quand on est dans l’Ici et dans l’Ailleurs, comment peut-on échapper à l’assignation d’une religion qui « transformerait des individus complexes et pluriels en sujets déterminés par l’exclusion » ? Comment pouvons-nous vivre dans l’entre-deux libérés de « la contrainte de la racine unique mais sans, pour autant, renoncer à la nourriture ou aux ressources du sol fondateur » comme le préconise le poète et philosophe Edouard Glissant. Comment vivre dans l’entre-deux avec dans son cœur une addition d’émotions qui crée notre identité et où circulent des flux multiples qui nous mettent en situation d’invention. Comment être d’Ici et d’Ailleurs avec « une identité rhizome qui ouvre la Relation », qui peut certes donner le vertige à ceux qui n’ont pas les pieds solidement posés sur le sol, parce qu’ayant foi dans l’identité-racine qui glorifie le modèle de l’image de l’Un « et qui tue alentour » toujours selon la pensée d’Edouard Glissant ? Etre d’Ici et d’Ailleurs voyageant sur les routes de la curiosité qui ouvre l’espace d’un nouveau lien et invente l’écart nécessaire dans lequel s’inscrivent les pulsions de vie. Comment donc être serein et inventif dans ce tumulte où bien souvent hélas, le tison de la haine est brandi par les tricheurs au jeu de la vie comme l’écrit le poète Daumal dans Contre-ciel et également pour certains camelots de la politique qui connaissent une léthargie intellectuelle.
Avez-vous remarqué que lorsqu’on est d’Ici et d’Ailleurs, certains posent inlassablement la question de savoir si l’on se sent davantage d’Ici ou d’Ailleurs. Ils somment les héritiers de ces histoires multiples et parfois aussi ceux qui se sont émancipés des branches mortes de la tradition de choisir entre l’Ici ou l’Ailleurs ; en clair on leur demande de choisir leur camp, un pays, un continent. On leur demande de faire table nette de leur imaginaire pour enraciner une pensée aux ordres. Pour ceux qui ont des parents de pays différents cela reviendrait à leur demander de choisir entre père et mère, situation qui me renvoie à mon enfance où certains avec perfidie me posaient la question : qui préfères-tu papa ou maman ? En d’autres termes, cette question gentiment posée induisait une amputation de l’Être qui retirait toute confiance à la jeune acrobate qui débutait dans la construction d’un Pont d’équilibre. De ce Lieu naitraient de nouvelles représentations dynamiques où la pécheresse attraperait dans les filets du destin toutes les expressions de l’Ailleurs mêlées à celles de l’Ici capables d’enrichir la pensée
En réalité au cœur de ces interrogations se révèlent crûment la volonté de percer le mystère de l’identité de cet Autre aux yeux des tenants d’un confort morbide ; cet Autre « homme énigmatique » que Charles Baudelaire a magnifiquement évoqué dans son poème « L’Etranger » où il écrit : « Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? - Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. - Tes amis ? - Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. – Ta patrie ? – J’ignore sous quelle latitude elle est située. – La beauté ? – Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle. - - L’or ? - Je le hais comme vous haïssez Dieu. - Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? - J’aime les nuages… Les nuages qui passent… là-bas… là-bas…. Les merveilleux nuages ! »
Ce poème ne symbolise –t-il pas de manière magistrale les différents états d’âme que peut ressentir celui qui vit dans l’entre-deux, entre un Ici et un Ailleurs, qui se sent un étranger où qu’il aille, éprouvant un sentiment féroce d’exil où l’épreuve de la solitude est son pain quotidien, allant jusqu’à ignorer le sens du mot ami, révélant ainsi son désarroi face à l’incompréhension de son entourage et du coup s’acharne à rêver un absolu réel. Lucide, l’homme énigmatique se situe à la marge de la société, exaltant le passage illustré par la métaphore des nuages, ce voyage vers l’idéal à atteindre celui du merveilleux, vivant dans une quête d’absolu où il exige de la beauté qu’elle soit « déesse et immortelle ».
En réalité se pose le problème de l’appartenance, il faut appartenir à un groupe, à un clan, à un parti, à une religion dominante, bref il faut être la propriété privée coûte que coûte des nouveaux maîtres, jetant à la trappe la notion d’individu libre de ses choix.
Nous qui sommes corses et vivons dans ce pays, une île qui illustre parfaitement cette symbolique de l’Ici et de l’Ailleurs où se mêlent départs et arrivées des natifs mais également ceux des étrangers, ne sommes-nous pas les héritiers de mondes intérieurs dans lequel Eros doit triompher face aux tentations de mort où ici et là certains veulent entraîner l’Humanité ? Va et vient continu de mouvements qui de toute évidence amènent les individus, même ceux qui s’en défendent à vivre l’entre-deux et à perturber leur prétendue pureté ! Quand on sait les alliances avec l’Autre depuis la nuit des temps…, les nouveaux modes de communication via Internet, réseaux sociaux, avions… Il semble qu’aujourd’hui, on assiste à un retour en force d’une célébration d’un amour immodéré de son image au point de la convertir en préoccupations vitales. Ces inquiets de plus en plus nombreux, construisent sans vergogne des idées -slogans pour mieux, leur semble-t-il , détecter chez l’Autre des oppositions qui les conduiraient à des contradictions, alors que dans le même temps selon l’écrivain Georges Steiner, « nous assistons à une bougeotte transcendante et à un retour au ghetto ». Pensée totalitaire qui s’installe…
Ceux qui ont la fortune de recevoir dans leur berceau des boutures multiples, ou bien ceux qui tout au long de leur voyage s’enrichissent de leurs rencontres, se voient contraints face à ces attaques de rassurer les tenants de symptômes d’identité imaginaire, en leur répondant que la pluralité de leurs histoires fonde leur unité profonde. En ce qui me concerne, je voyage avec ma Corse, ma Kabylie, ma France, mon Algérie et toutes mes rencontres partout où que j’aille, puisque ces cultures me sont propres, sans penser pour autant que j’en suis la propriétaire, elles sont garantes toutes à la fois de ma liberté.
Pourquoi donc nous contraindre à diviser notre « moi » ou à le fractionner ? Pour ma part, je dois vous dire que j’ai toujours clamé détester faire des divisions, j’ai toujours éprouvé des difficultés à résoudre des fractions et il m’est impensable de fractionner mon identité ainsi que celles des autres. Dire que je suis à moitié corse, à moitié Kabyle, et pleinement française relèverait tout simplement de l’absurde, si je répondais aux attentes de ceux qui n’ont pour projet que l’unique valorisation du tra di noï, de l’entre –soi et celui de la dévalorisation de l’altérité, alors diable nous en préserve ni division, ni fraction sinon je souffrirai alors de schizophrénie, nous serions tous atteints par le symptôme !
Aussi nous semble-t-il urgent de nous préoccuper des plus vulnérables qui sont davantage en danger en cédant aux idées racoleuses en se laissant convaincre de se fragmenter, autant dire de se laisser briser par les prisonniers de Narcisse qui s’imaginent s’accaparer des débris épars de leur être., à des fins politiciennes. Cela conforterait l’attitude des apprentis sorciers qui veut imposer une pensée unique conduisant à faire perdre l’essentiel au passeur qui devrait franchir les tremblements d’être pour dire à ceux dont les pères sont absents, qu’ils sont dans l’incapacité de rêver de les dépasser. En d’autres termes, ces conduites anti-démocratiques confisquent l’unité de l’individu qui représente ses fondations. Ainsi fragilisé ce passeur devient davantage contrôlable et manipulable. Les purificateurs peuvent ainsi faire cuire dans leur chaudron identitaire, ceux qui s’émancipent du regard des douaniers de l’identité et peuvent continuer à construire des clôtures pour empêcher les citoyens de découvrir le lever des horizons et sourire au Temps. Les douaniers de l’identité au programme mortifère brandissent le tison de la contamination et persuadent les plus faibles de notre disparition, comme si un individu, un peuple pouvait se reproduire à l’identique, sauf à croire au « retour à l’origine qui est un retour à la barbarie », selon la pensée de Nietzche.
Quitte à passer pour une rêveuse désuète, mais ici j’ose prendre le risque de vous dire qu’il faut une certaine dose de foi dans la vie pour arriver à atteindre les plus hautes cimes de la réconciliation entre l’Ici et l’Ailleurs. Je le dois à mes rencontres poétiques, littéraires avec au cœur mes rencontres humaines, arrimée au socle de l’Amour, il est alors possible de dépasser les blessures et les humiliations pour entreprendre le voyage vers ce « lointain intérieur » auquel nous convie Henri Michaux qui dans sa postface à Plumes précise que le « Moi n’est jamais que provisoire Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI, n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », un mouvement de foule ».
Vivre entre l’Ici et l’Ailleurs est une fortune qui ne s’achète et ne se vend sur aucun des marchés fusse-t-il financier ! Mais c’est avoir le privilège de détenir les clés des portes de l’harmonie, et être amenée à s’ouvrir à l’Autre comme un principe de vie en cultivant l’hospitalité, l’hospitalité comme valeur fondamentale du meilleur vivre dans un espace commun.
Pour cela, ne nous faut-il pas abandonner notre long manteau de prudence pour construire l’exaltant projet d’un rassemblement humaniste avec en son cœur l’arc-en-ciel des nuances tout en éclairant simultanément la proximité féconde de l’Ici et de l’Ailleurs. Ainsi dépouillés des angoisses de la hantise de l’Autre nous pourrions rejoindre Gaston Bachelard en fêtant « l’amour du prochain qui est notre destin intime ».
Eloigner les volontés d’assimilation par la force des idées innovantes afin de préserver notre capital le plus précieux c’est-à-dire une façon d’être soi, mais également une façon d’être l’autre aussi. Et cette façon d’être l’autre aussi est cette condition qui nous permet de découvrir l’étrangeté comme un sentiment familier qui n’apparaît plus comme une menace.
Main dans la main Libecciu et Simoun Adoucissent les larmes des vagues Dans le lointain d’un ciel diaphane
Main dans la main Libecciu et Simoun Emportent les rappels à la soumission Pour laisser la place Aux bâtisseurs de l’errance
Main dans la main Libecciu et Simoun Abolissent les murs et les clôtures De l’espace mental Pour nous vêtir de l’odeur des grenades Et boire leur parfum suave Guérir les blessures du soleil et de la lune Restaurer l’infini des naissances Tissées de fil de nos mémoires
Libecciu et Simoun Veillent sur la source de nos regards Eblouis par la confiance de la lumière Elle dissipe le grondement des brumes de la peur Naît alors dans le nid de l’espérance La reconnaissance de nos pas étrangers Liés par les caresses de Simoun et Libecciu Qui fêtent les noces présentes d’avenir
                                                                                                                                                                                      Texte lu à la Bibliothèque de Bastia le 2 décembre 2014

G.G.FRANCHI

A Messagera, 20 ans après. (à propos de l’article : UNE NOUVELLE POESIE CORSE ET ALORS ?)

Dans la livraison d’avril 98 de A MESSAGERA, avant de traiter des mutations de l’écriture poétique en acte dès cette époque, nous évoquions l’omniprésence de « a puesia » dans presque tous les aspects de la vie quotidienne des corses dans la société traditionnelle. Cet « art poétique » ancestral demeure encore prisé chez nous à travers ses formes les plus classiques : renaissance du chjama è rispondi , adaptation aux nouveaux médias avec, dans les années 90, l’apparition, dans le quotidien régional de controverses versifiées (à rallonge) ou, aujourd’hui, exposés très applaudi d’états d’âme ou d’humeur que des auditeurs téléphonent en octosyllabes ou alexandrins à leur radio préférée !. Plus récemment, forums et blogs témoignent sur internet que l’ »estru pueticu » des Corses n’entend pas s’affranchir de moules qui ont fait leurs preuves. Il n’en reste pas moins que les tendances apparues bien avant les années 70 mais privilégiées dans Rigiru par des littérateurs « instruits » (souvent professeurs de littérature française ou italienne) donnaient à la création en langue corse une dimension nouvelle en intégrant les influences conjuguées du symbolisme et du surréalisme, la seconde option s’affirmant de façon déterminée chez les plus « modernes » (Fusina et Thiers, précurseurs d’une vague qui devait donner son orientation actuelle à la revue Bonanova avec les ALANU DI MEGLIO, PATRIZIA GATTACECA, SONIA MORETTI et plus tard STEFANU CESARI, etc.)
Nous posions en 98 la question : cette acception moderne de la création poétique est-elle la seule recevable et peut-on encore considérer « u pueta », si habile soit-il dans l’art de la versification, comme un poète au sens actuel du terme » ? Un bref débat s’est instauré à la tribune sur le sujet. Il est vrai que l’on attend aujourd’hui du poète qu’il « donne à voir ». Hors du choc de l’image, de l’éclair de mots qui se suffit à lui-même, des associations et rapprochements improbables, point de salut poétique en quelque sorte. Le simple ajustement judicieux des termes au mètre et à la rime (qui fut pourtant la recette de plusieurs dizaines de milliers de vers de notre littérature « classique ») n’est plus pratiqué, en langue française, que par quelques lettrés de sous-préfecture. En Corse, on l’a vu, la situation est différente. À propos de l’improvisation poétique traditionnelle (Voceri, ballate, chjama è rispondi) l’un des participants (J.M. Arrighi) estimait quant à lui que la part des « chjave », ces chevilles lexicales et autres hémistiches destinés à « boucher les trous », amène à largement relativiser l’ »inspiration » de nos bardes villageois. Ce n’est nullement notre avis, le corset des conventions métriques ajoutant parfois une force et une originalité saisissantes à l’expression qui s’en dégage et les images n’étant pas toujours tirées d’un répertoire convenu comme on se plaît trop souvent à le répéter !.. Si nombre de pièces, en particulier des lamentations mortuaires improvisées « in situ », nous sont parvenues par simple oralité et quasi inchangées par-delà les siècles, c’est sans doute qu’elles étaient dotées de cette qualité très mystérieuse que l’on a appelle « le mémorable », processus selon lequel « la bonne forme » se transmet et se perpétue (quelquefois en s’améliorant), le filtre de la mémoire collective éliminant à terme les versions moins abouties ! S’il ne faut pas tenir pour critère absolu cette transmission par l’excellence, il ne convient pas pour autant d’en faire totalement litière : aujourd’hui encore, de longs Chjama è Rispondi où fulgurent d’incontestables moments de grâce sont intégralement mémorisés par quelques passionnés…
La question de la poésie sous ses deux espèces (pour résumer) devait naturellement amener au sein du groupe des intervenants cette amorce d’un autre débat : peut-on – et faut-il – traduire la poésie en général et la nouvelle poésie corse en particulier ? Certes on peut (souvent) trouver des équivalents à une rime et l’image n’est pas nécessairement intraduisible, mais un poème, si « audacieux » et moderne fut-il, ne saurait être une simple juxtaposition d’images brutes et abruptes !.. En l’occurrence il convient de se demander si la langue n’est pas l’écrin qui donne en réalité tout son prix au joyau que constitue l’image en soi ? Et cet écrin peut-il être autre chose que la chair des mots de la langue d’origine, leur matérialité, leurs sonorités, et bien au-delà leurs harmoniques et connotations, y compris celles culturelles et collectives ?. Quid alors de la traduction ?
De là semble découler un point de vue (fort contesté mais… que l’on ne s’étonnera pas de nous entendre exprimer une fois de plus !) sur la langue corse comme instrument de littérature en général et outil poétique en particulier. En effet, quel que soit l’idiome auquel on a recours, les « mots de la tribu », ne sauraient par eux-mêmes communiquer intégralement la vision (l’intuition dirait Bergson) unique et par définition ineffable du créateur. Ils ne sont qu’un tremplin à partir duquel, à notre tour, nous rejoignons cette unicité de la perception initiale, en l’adaptant à notre propre subjectivité. En somme, nous devenons le poète, nous voyons la chose avec ses yeux ou plutôt avec les nôtres que le « voyant » a contribué à dessiller… Or une langue dite « archaïque » dispose d’un florilège de figures de style spécifiques, de tournures idiomatiques puisées dans le trésor commun qui du coup apparaissent comme littérairement vierges, en cela qu’elles n’ont encore jamais servi pour faire littérature. D’où leur force d’impact dont il serait dommage de se priver. Nous pensons que cette communauté étroite de registre entre l’auteur et son lecteur pourrait être le premier stade d’une transmission qui, bien entendu, relève ensuite du talent (ou du génie pourquoi pas ?) propres à chaque créateur : que l’on ne nous fasse pas dire qu’il suffit d’être linguiste (si possible archaïsant !) pour se déclarer légitimement poète ! Mais…
Bien que le choix que nous venons d’évoquer ne soit pas l’unique option prise par les créateurs d’aujourd’hui, une production de grande qualité existe et se développe régulièrement dans le domaine qui nous intéresse (chanson comprise). Les exposés détaillés de JM ARRIGHI et de P. DESANTI nous ont fait mesurer combien une telle richesse, dont il n’est que trop facile de déceler (à posteriori !) les prémices dans le bouillonnement des années 70 eût été impossible à pronostiquer il y a vingt ans… Et ce malgré la déperdition linguistique dont il vient d’être question… Comme si le fait de négliger (partiellement) le génie propre de la langue condamnait certains artistes à… redoubler de talent personnel ! Dieu merci… ils ne se montrent pas inférieurs à la tâche !

G.FUSINA
(Ghjacumu, qui n’a pu être présent lors de cette rencontre, nous a communiqué cette chronique du 17-06-2011)
Leghje a puesia
Si sà chì i libri di puesia sò letti pocu, dunque pocu cunnisciuti da un publicu allargatu è pocu cunsiderati da u solitu sistema di a critica è di i media. Si pò sempre truvà mutivi da spiegà issu pocu interessu chì dura, frà i quali un accostu à le volte pocu asgiatu di u linguaghju pueticu è a necessità d’un sforzu veru s’omu vulissi ghjunghje à issu piacè ch’ella sottupone ogni lettura. Dicu cusì in modu più semplice chì ci fussi è sapendu di sicuru ch’elle esistenu analisi altru più acute è fundiate chì d’altonde à mè mi scunvincenu (mi vene à la mente dui tituli, per indettu : Faut-il comprendre la poésie ? di Christian Doumet, ind’è Klincksieck, 2004 ; o ancu Lectures de la poésie française moderne et contemporaine, di Laurent Fourcaut, ind’è Nathan Université, 1997) ma ben ch’elle fussinu chjare è nette in e so spiegazioni, fermanu opere à usu di lettori quantunque belli capaci digià. U publicu largu, in quant’à ellu, ne tene più à spessu pè e forme classiche tramandate da a scola è si scuragisce ad accustà scritture chì fussinu menu cunvenziunali. Hè vera chì e tracce mintali stampate da e nostre prime recitazioni duranu assai da mudellu di e nostre attese s’omu ùn a li prova dopu à acculturassi ad altre forme, altre sunuritai, altri assesti di scrittura, altri disegni è altre pretensioni, per dilla cusì.
Quessa essendu pricisata, cumu fà per lasciassi vince da a lettura di a puesia ? Basta à lascià u puema leghjesi da per ellu senza pruvà à incappiallu subitu, à mette in terra u significatu tuttu ma lasciallu invece invadevi senza risistenza cù tutti i sensi pussibuli ch’ellu face nasce in voi : pocu impreme ciò ch’ellu hà vulsutu dì u pueta è d’altronde, averà vulsutu dì qualcosa ind’u sensu cumunu d’ogni linguaghju ? Spalancà dunque tutti i sensi à dispusizione è mettesi in gradu di capisce senza teme un livellu di cumpetenza credutu troppu bassu, un ordine sfarente o un registru ch’ùn currispundissi micca à quellu stimatu…Via, cum’è in fatti d’arte pitturale, ùn hè micca necessaria di cunnosce tuttu di a vita, di a furmazione di u pittore, di a storia di a pittura per prezià un quatru, per ch’ellu possa piace è ch’ellu si possa fighjà cun piacè. Per ch’ellu li si possa inventà dinù significati persunali, da stabilisce trà ellu è voi una cumplicità ch’ùn deva nunda à discorsi spiegativi, fussinu ancu più sapienti è leghjittimi.
Hè in issu modu ch’o pruvai tanti è tanti anni fà à mette i mio elevi maiò in situazione di leghje senza vergogna un puema oghjincu è ancu di scrivene unu soli soli è da per elli. Mi messi ancu à vulè esplicità issu cuntegnu di prufessore pedagogu in un studiu ch’avia intitulatu cum’è una dumanda Vers une pédagogie de la poésie ? Un piattava nunda di u travagliu di scrittura chì deve segue è ch’ùn hè micca ben intesa sempre una strada faciule ; ma l’oggettivu era primurosu d’aiutà à francà a prima tappa di frenu è d’incertezza, per ghjunghjene à una sperienza persunale, à l’aventura individuale è sempre benefica di a scrittura. Liata naturalmente à quella di a lettura. Ghjè appuntu per quessa chì a lettura deve pudè splurà senza custrizzione qualsiasi universu pueticu è dopu lascià operà naturale u necessariu è salutiveru ricolu.
Lire la poésie
On sait bien que les livres de poésie sont assez peu lus, par conséquent peu connus du grand public et peu considérés par l’appareil ordinaire de la critique et des médias. On trouve toujours des raisons pour expliquer ce désintérêt persistant, parmi lesquelles une approche parfois difficile du langage poétique et la nécessité d’un effort pour accéder au plaisir que suppose toute lecture. Je dis cela le plus simplement possible, sachant pourtant qu’il est des analyses autrement plus perspicaces et approfondies auxquelles j’adhère par ailleurs (deux titres, par exemple, me viennent en mémoire : Faut-il comprendre la poésie ? de Christian Doumet, chez Klincksieck, 2004 ; ou Lectures de la poésie française moderne et contemporaine, de Laurent Fourcaut, chez Nathan Université, 1997) mais qui, malgré leur limpidité explicative, restent des ouvrages destinés à des lecteurs déjà fort avertis. Le grand public lui s’en tient le plus souvent à des formes classiques transmises par l’école et rebute à aborder toute écriture moins conventionnelle. Et il est vrai que les empreintes mentales imprimées par nos premières récitations modèlent pour longtemps nos attentes si l’on n’a pas tenté ensuite d’acclimater celles-ci à d’autres formes, d’autres sonorités, d’autres dispositions scripturales, d’autres visées et d’autres exigences du dire, en somme.
Cela étant, comment se laisser gagner par la lecture de la poésie ? Il suffit de laisser le poème se lire sans tenter d’en saisir, d’en terrasser immédiatement tout le sens mais au contraire de le laisser vous envahir sans réserve par tous les sens possibles qu’il suscite en vous : peu importe ce qu’a voulu dire le poète et a-t-il seulement voulu dire quelque chose au sens ordinaire de tout langage ? Ouvrir donc tout grand les sens disponibles et organiser sa propre intelligibilité sans crainte de vous situer à un niveau de compétence jugé insuffisant, et dans un autre ordre ou registre qui ne correspondrait pas à celui estimé…Bref, comme pour la peinture, il n’est pas nécessaire de tout connaître sur la vie, la formation du peintre, l’histoire de la peinture pour apprécier simplement un tableau, pour l’aimer, pour le regarder avec plaisir. Pour lui inventer aussi des significations bien à vous, pour instaurer entre vous une connivence qui ne doive rien à des discours explicatifs, fussent-ils les mieux informés et les plus légitimes.
C’est de cette manière que je tentais jadis de mettre mes grands élèves dans la situation de lire sans complexe un poème contemporain voire d’en écrire un eux-mêmes. J’ai même essayé d’expliciter cette attitude de professeur pédagogue dans une étude que j’avais intitulée interrogativement Vers une pédagogie de la poésie ? Elle ne dissimulait rien du travail d’écriture qui doit suivre et qui n’est pas bien évidemment toujours le chemin de la facilité ; mais l’objectif était surtout d’aider à franchir l’étape de blocage et d’incertitude de départ, afin d’accéder à une expérience personnelle, à cette aventure individuelle et toujours bienfaisante qu’est l’écriture. Liée naturellement à celle de la lecture. C’est bien pourquoi celle-ci doit pouvoir explorer de manière non contrainte, quelque univers poétique que ce soit et laisser ensuite s’opérer la nécessaire et salutaire décantation.
(Faut-il comprendre la poésie, Christian Doumet, Klincksieck, coll. 50 Questions, 2004. Lectures de la poésie française moderne et contemporaine, Laurent Fourcaut, Nathan université, 1997)