hommage à predrag matvejevič

 

Université de Corse – Spaziu Natale Luciani

Corte – Mercredi 31 mai 2017

 

 

 

C’est grâce à un ami commun, l’écrivain turc Nédim Gursel qu’au tout début des années 90, je fis la connaissance de Predrag Matvejević.

 

Le contact fut chaleureux, dès le premier échange. Nous partagions un attachement sans rivage à la Méditerranée, une adhésion sans réserve à son message humaniste et la nostalgie douce-amère de ceux qui ont connu l’exil.

 

Nous avions des goûts littéraires et des options politiques convergents.

 

Sans la moindre hésitation, Predrag intégra le Comité directeur de l’Université Euro-Arabe Itinérante qu’avec d’autres amis communs, nous avions, Xavière Ulysse et moi, créée en 1986.

 

Il participa, ainsi, à plusieurs des sessions que cette université organisa et, dans ce tissage de regards croisés, il apporta la finesse de ses analyses, une culture véritablement encyclopédique et une connaissance amoureuse de la Méditerranée, de ses mythes et de ses réalités.

 

C’est ainsi qu’à deux reprises, il participa en Corse à des « Jardins de la Connaissance » que l’Université Euro-Arabe Itinérante y organisa, en coopération avec le Conseil Economique, Social et Culturel de Corse alors présidé par Toni Casalonga, avec le Conseil Exécutif de Corse alors présidé par Jean Baggioni et avec l’Université de Corse, grâce à Jacques Orsoni.

 

L’une de ces manifestations eut lieu à Cargèse dans les locaux du Centre que le Prix Nobel, Georges Charpak anima pendant quelques années.

 

Elle réunit de prestigieux participants autour d’Edgar Morin et de Predrag Matvejević et donna lieu à un ouvrage : « La Méditerranée en Devenir » paru aux Editions Albiana, dirigées par Guy Firroloni.

 

C’est dans cette belle ville de Cargèse que se situe le souvenir le plus vivace que je conserve de Predrag. Le souvenir d’une promenade que nous y fîmes, par une nuit étoilée, soliloquant en chœur dans un chjama è rispondi sans accompagnement musical.

 

C’est après avoir entendu au cours du déjeuner, de beaux développements explicatifs de Toni Casalonga sur la tradition du chjama è rispondi qu’on avait décidé, Predrag et moi, de profiter d’une promenade digestive après le dîner du soir pour nous livrer à un simulacre de ce jeu qui nous rappelait les anciennes joutes des aèdes des temps homériques ou celles des moallaqats de la période anté-islamique dans la Péninsule arabique.

 

Nous nous éclipsâmes après le dessert, laissant nos convives dans le brouhaha des interjections et des rires qu’inspirent quelques bouteilles de Patrimonio prestement englouties.

 

Tout en escaladant la côte de la colline, nous faisons une rapide revue des termes contenus dans son superbe ouvrage « Bréviaire méditerranéen ».

 

Après quelques hésitations notre choix se fixa sur le mot Port, ce haut lieu de la topographie de l’imaginaire.

 

Pour le petit jeu de chjama è rispondi auquel nous nous proposions de nous livrer, au cours de notre ascension, sous la voûte étoilée et les reflets de la mer étale à Cargèse, ce terme offrait l’avantage approprié d’être, lui-même, polysémique.

 

Ainsi, quand l’un invoquait le port comme une frontière, une fracture entre la terre de la côte et l’eau de la mer ; l’autre opposait la médiation de la rencontre et du métissage entre individus et groupes sociaux que les ports avaient assumée, de l’Antiquité à nos jours.

 

Quand l’un poursuivait en rappelant la dynamique du port comme embarcadère pour les découvreurs, les commerçants et les amoureux débarquant à Cythère, l’autre tempérait en soulignant la fonction contradictoire de l’accueil bienveillant et de l’expulsion rêche de ceux qui échouent sur les quais brumeux de l’exil. Il rappelait que c’est au port que l’on doit l’invention du passeport qui entrave la libre circulation des biens et des personnes.

 

Quand l’un évoquait les épopées glorieuses des départs dans les aubes conquérantes, l’autre répondait par les retours fourbus à Itaque, dans les couchers d’un soleil agonisant.

 

Quand l’un parlait d’échanges régénérateurs des races et des économies, de Routes de la Soie, l’autre opposait la solitude du Flying Dutchman et de tous les loups de mer à la recherche d’improbables Iles au Trésor.

 

Lorsque la joute s’animait, l’un parlait du port comme point de départ des Croisades, des expéditions coloniales, des équipées punitives, l’autre évoquait les exemples nombreux où le port sut jouer le rôle de premier rempart contre les assauts hostiles et les menées guerrières.

 

Quand la tension se relâchait, alors l’un parlait de l’enracinement dans un port d’attache, l’autre invoquait des amarres rompues et des voiles gonflées par le vent pour l’aventure et l’errance.

 

A présent, dans le silence de la nuit, le petit port de plaisance est à nos pieds, dans la courbure de la baie. Ses lumières clignotent comme les mille yeux du géant Argus, échoué sur la grève.

 

Nous avons le souffle court et la langue sèche.

 

Nous nous arrêtons de parler et entamons la descente sur l’autre versant de la colline.

 

Il nous semble entendre sonner les cloches des deux églises jumelles de Cargèse, comme si, s’interpellant, elles entendaient poursuivre le dialogue chjama è rispondi que nous venions d’interrompre.

 

Le chemin bifurque et plonge vers le rivage.

 

Nous poursuivons notre marche en silence.

 

Nos pas décollent. Nos corps s’allègent comme pour une lévitation.

 

Nous marchons parmi les étoiles.

 

Mohamed Nadir Aziza