2-Une lettre -confidentielle- de A.F.MOURRE -15.04.1820

Ajaccio, le 15 avril 1820

(confidentielle)

  Monsieur le Préfet,

 

  Les écoles d'enseignement mutuel ont sur les écoles des Frères l'avantage de l'économie et celui d'une nouvelle méthode; il faut donc préférer les premières aux secondes.

  C'est ainsi qu'on pourrait raisonner sur le Continent, mais en Corse la position de la question n'est pas la même: il y entre un nouvel élément qui doit influer singulièrement sur la solution.

  Puisque d'un côté l'intention bien prononcée du gouvernement est d'employer à la civilisation de cette île le rapport si puissant de l'instruction publique et que d'une autre part les écoles d'enseignement mutuel seront nécessairement dirigées par des Corses, tandis que les écoles chrétiennes auront pour instituteurs des français continentaux, il s'agit de savoir si dans les vues de civiliser les Corses, de les rendre vraiment français par la langue, les moeurs et les habitudes, au lieu qu'ils ne le sont encore et même imparfaitement que par les lois, il vaut mieux les faire élever par des Corses que par des Français. Cette question, dont la solution est dans l'énoncé même de la question, avait été résolue de la seule manière qu'elle pouvait l'être par le gouvernement de Louis XVI qui confia le collège de Bastia à une congrégation toute française, celle des Missionnaires. Elle fut résolue de la même manière par le gouvernement impérial qui ordonna (décret du 1er novembre 1807) "qu'il ferait envoyer de France des professeurs pour le collège d'Ajaccio, et qu'il serait affecté jusqu'à 10.000 francs pour les suppléments du traitement de ces professeurs". C'est encore ainsi qu'elle a été résolue par le Cardinal Fesch, qui a fondé l'école des Frères et qui en n'admettant parmi eux que des Français, leur a en outre imposé l'obligation de n'enseigner qu'en français.  Il importe de recueillir et de méditer ces faits qui nous dévoilent les vues et la sagesse de quelques-uns de ces hommes qui se sont occupés avant nous de l'instruction de la Corse et parmi lesquels se trouvent deux Corses, à qui du moins on ne peut pas reprocher, comme on le fait trop souvent à ceux qui ne sont pas nés dans ce pays, de ne pas le connaître.

  Veut-on savoir maintenant quel a été le résultat?

  L'ordonnance, celle qui faisait le principal objet du décret de 1807 n'a pas été  exécutée,  et on ne voit pas d'autre raison que cette fausse économie, aux petits calculs de laquelle les gouvernements comme les particuliers sacrifient trop souvent les grands intérêts, mais l'établissement des doctrinaires à Bastia, pour le peu d'années qu'il s'est maintenu avant la Révolution a beaucoup contribué à répandre dans cette ville la langue et les mœurs françaises. Mais les frères, les modestes frères des écoles chrétiennes ont opéré une véritable révolution à Ajaccio.

  Tous les habitants attestent d'une voix unanime (et en cela ils ne sont pas suspects) qu'avant l'établissement de cette école les enfants ignoraient le français, qu'ils étaient tout adonnés au vol, très indisciplinés et d'une férocité étonnante, portant continuellement sur eux des stylets et des poignards dont ils armaient fréquemment leurs mains, dans leurs petites querelles. De tels enfants devaient être nécessairement une pépinière d'assassins et de bandits. Eh bien! tout est changé; aujourd'hui les enfants et les hommes parlent  assez généralement le français et les deux peuples, pouvant plus aisément communiquer entre eux, se fondent peu à dans un seul. Il règne moins d'âpreté et de violence dans le caractère et dans les manières; les crimes deviennent de jour en jour plus rares, les générations s'améliorent de plus en plus; un changement aussi remarquable, aussi heureux dans la langue et dans les moeurs est dû, au dire des habitants, à ces frères ignorantins. Croit-on que des instituteurs corses, même à l'aide de l'enseignement mutuel, eussent produit le même bien, et qu'est-ce que l'économie, une économie de quelques milliers de francs, au prix de ces immenses  avantages? Qu'est-ce qu'un mode d'enseignement un peu plus parfait à côté d'un tel fonds d'instruction? Par la nouvelle méthode, les Corses apprendront un peu plus vite à lire, à écrire, à calculer, mais ils resteront corses: il n'y a que les frères qui aient l'art d'en faire des français. 

  Si l'on pense sérieusement à civiliser la Corse on ne saurait trop multiplier les écoles des frères. Remarquons que toute espèce d'amélioration dans le physique comme dans le moral de cette île dépend d'une seule chose: la cessation des crimes si nombreux produits par un sentiment de vengeance. On aura tout fait si on arrête ces désordres et rien sans cela. Il est aisé de voir en effet qu'il n'y aura jamais en Corse aucun progrès dans l'agriculture, dans l'industrie, dans le commerce, dans tout ce qui constitue la civilisation tant qu'il n'y aura aucune sûreté ni pour les personnes ni pour les propriétés. Mais on ne parviendra à changer les vieilles et funestes habitudes de ce peuple qu'en changeant les opinions et les moeurs. Il n'est aucun moyen plus efficace que l'instruction publique et surtout cette première instruction qui agit si puissamment sur l'homme en formant les premières idées et les premiers sentiments. Mais pour que ce grand ressort agisse ici avec une force égale à l'effet qu'on veut produire, il faut qu'il soit manié par des mains françaises. S'il était possible d'établir une école chrétienne dans chacune des 334 communes de la Corse, j'ai la conviction intime, et l'expérience faite à Ajaccio vient à l'appui de mon opinion, que dans moins de 50 ans on n'entendrait plus parler dans ce pays ni d'assassinats, ni de dévastation de propriétés. 1.000 frères feraient ce que n'ont pu faire, ce que ne feront jamais les 1.000 gendarmes qu'on entretient dans cette île, et s'il faut parler d'économie, en traitant des questions de cette importance, je crois que la dépense serait moins considérable: elle serait certainement plus utile.

  Si je ne craignais pas de sortir de mon sujet j'ajouterais que pour civiliser la Corse il n'y a que deux moyens: les frères et les missionnaires. Ceux qui savent ce que je pense de l'emploi de ces moyens sur le Continent verront du moins combien mes opinions sont éloignées de l'esprit de parti.

  En général les Corses n'ont aucune prévention contre les écoles d'enseignement mutuel et en cela ils font preuve d'un excellent esprit; mais ils montrent aussi qu'ils connaissent leurs véritables besoins en préférant les écoles chrétiennes.

  J'ai raisonné sur les frères en supposant qu'ils étaient tous français; car c'est bien plus comme français que comme frères que je les préfère dans ce pays à tous les autres instituteurs quoique sous ce dernier rapport il soit permis de croire qu'ils méritent encore la préférence. Mais je vois avec beaucoup de peine qu'ils sont menacés de perdre à la fois tous ces avantages par la mesure économique qu'on a prise en établissant un noviciat dans cette île. Déjà sur 17 frères ou novices il se trouve 9 Corses. Je me crois obligé de déclarer à ce sujet que si l'on persiste dans ce dessein les écoles chrétiennes ne peuvent manquer de dégénérer très promptement dans cette île et que dans 20 ans on n'y trouvera plus ni Français ni frères. Je n'avais pas besoin de connaître l'opinion de leur Directeur général en France et de leur directeur particulier dans cette île pour savoir qu'il était impossible de faire un véritable frère d'un Corse. Ce qui caractérise éminemment cette respectable congrégation, ce qui fait principalement son mérite et ses succès, c'est un esprit de douceur, de charité, de patience, de soumission et d'humilité. Les Corses ont bien des vertus, mais ils n'ont pas celles-là et je ne crois pas même qu'ils y aspirent.

 

  Si mes observations vous paraissent justes, vous jugerez peut-être, Monsieur le Préfet, qu'il serait important d'entretenir Son Excellence le Ministre de l'Intérieur des graves motifs qui font désirer qu'on multiplie en Corse les écoles des frères et qu'ils ne puissent admettre parmi eux que des Français du Continent.