CHANT D'HOMMES - POÉSIE ET POÈTES POPULAIRES

POÉSIE ET POÈTES POPULAIRES
 
Le voyageur anglais Robert Benson écrivait en 1825 (128):
 « Le goût de la poésie est commun à toute l'île. Presque tous les paysans peuvent réciter des vers ; les uns sont d'auteurs italiens ; les autres sont des chants de montagne, composés par les bergers de l'intérieur, qui se transmettent par tradition orale de père en fils. Mon guide, qui m'a conduit de Corte à Bastia, a commencé le septième chant de Jérusalem, et a continué à réciter pendant un quart d'heure, jusqu'à ce que je l'interrompe en lui demandant des renseignements sur la route. Un autre pauvre Corse a répété tout un poème de Fulvio Testi, dont la récitation a duré au moins une heure. Lorsqu'il s'arrêtait un instant à cause d'un défaut partiel de mémoire, son compatriote l'aidait, démontrant ainsi une parfaite connaissance du poème. »
Dans le premier volume, il était expliqué comment même des personnes ignorant l’écriture pouvaient arriver à faire la connaissance d’une telle littérature, qui était si populaire parmi les Corses instruits59. Il y a toujours eu des occasions, surtout pendant la longue période d’hiver, où
cf. texte en anglais 
 
59 Dante, Pétrarque, Marino, Testi,  mais surtout Tasso, étaient les poètes favoris.
 
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ces formes de poésie étaient lues à haute voix ou récitées, et où, apparemment, les personnes qui ne pouvaient pas lire par elles-mêmes acquéraient de longs poèmes et de longs passages de plus grandes œuvres poétiques par une écoute répétée. Nous admirons l’étonnante facilité avec laquelle cela a été réussi et l’étonnante capacité à mémoriser. Des talents particuliers se sont certainement révélés ; ainsi le célèbre improvisateur Minicale, Dominique Andriotti d’Evisa, ne savait ni lire ni écrire, mais on dit qu’il avait mémorisé de longs passages de poètes italiens. On dit que cette connaissance avait laissé des traces dans sa propre poésie et l’avait marquée.
Tous les voyageurs l’ont considéré que l’amour des Corses pour la poésie, qui allait jusqu’à la « métromanie », était remarquable. Cependant, cela ne manifeste pas par la seule capacité à mémoriser et à réciter, mais inclus aussi leur propre talent créatif et poétique. J’ai déjà relaté dans les pages précédentes la relation entre la vie pastorale et cette propension60. Hommes et femmes composent de la poésie en Corse. Voceri, lamenti, berceuses, chansons de propagande électorale sont tous, bien sûr, des créations de la poésie populaire. Mais si nous parlons ici spécifiquement de la poésie occasionnelle qui n’est pas liée à des situations ou des activités spécifiques, il se peut que le nombre de femmes actives dans ce domaine soit inférieur à celui des hommes. Ce n’est pas une question de talent, mais plutôt d’opportunité. Les hommes peuvent improviser spontanément des vers à n’importe quel moment, en n’importe quel lieu, dans n’importe quelle situation, et les prononcer publiquement, voire entamer des dialogues poétiques. Ces occasions manquent aux femmes : elles ne chantent pas sur la place du village, elles ne fréquentent pas les cafés-bars. Leur environnement est leur maison et leur domaine poétique est constitué de berceuses, de complaintes funèbres et de chants de l’absence et de la déploration. Mais des femmes, dont l’art de l’improvisation est très valorisé, se sont parfois présentées et se présentent encore dans un chiam’è rispondi, c’est-à-dire un concours de poésie.
Il existe aussi un autre critère. La forme la plus importante de poésie improvisée est le tercet. Dans sa forme chantée, elle appartient clairement au type de musique masculine. Contrairement aux chants féminins typiques (lamenti et berceuses), les tercets sont chantés dans un registre aigu avec une voix tendue, ce qui nous semble typique du style masculin en Corse.
Les tercets chantés sont la forme standard de l’improvisation poétique. Toutefois, bien sûr, presque toute mélodie existante peut se prêter à une improvisation ou un nouveau poème. De telles mélodies ne devront pas non plus être exclues dans ce chapitre. Certains poètes ont également composé leurs propres mélodies pour les textes dont ils étaient les auteurs. Ce fait a été de plus en plus observé depuis Rustaghia  de Mgr de la Foata, bien que cela concerne surtout certains poètes musicalement doués du cercle des Félibres, en premier lieu « Maistrale », Dominique A. Versini. D’autres poètes de la même catégorie ont eu recours à des amis musiciens pour la composition musicale. La recherche de l’originalité mélodique serait apparue à la fin du XIXe siècle et aurait été une préoccupation majeure.
 
60 Il s’agit d’un des essais du recueil The Zither, the Phoenix, and the Wu-t’ung Tree; Spirit and Formin Non-European 
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Des productions des Félibres aux chansons corses modernes de divertissement, qui sont diffusées dans les cabarets, à la radio et sur les disques, il n’y avait qu’un pas.
Les improvisations des hommes typiques traitent du contenu politique, de la critique et du commentaire, des disputes avec d’autres personnes, des « lettres » poétiques et des salutations aux amis et aux parents. La préférence pour ces thèmes et le penchant pour la satire et la moquerie sont évidents. Les thèmes lyriques passent au second plan.
Il serait exagéré de prétendre que tous les Corses savent écrire de la poésie, même si, en 1958 encore, ces dires n’étaient peut-être pas si éloignés de la vérité. Il existe, bien sûr, des différences de qualité frappante qui distinguent le bon improvisateur reconnu du poète moyen et de ceux qui n’ont aucun talent61.
 
Occasions et formulations poétiques
  La mort, l’amour, la naissance d’un enfant, les élections, les expériences personnelles de la vie quotidienne et les affaires publiques étaient des motifs pour écrire des poèmes. Le départ d’un soldat, son emprisonnement, les sentiments d’un amoureux éconduit, la folie d’un autre villageois, les modes modernes des jeunes, un événement d’actualité constituaient d’autres occasions pour créer un poème.
Les salutations poétiques personnelles, souvent formulées sous forme de « lettres »62, étaient extrêmement populaires. Elles s’adressaient à un compagnon de berger avec lequel on avait  passé des jours d’hospitalité chaleureuse dans les montagnes (n° 152), à un compagnon de chasse63, à des parents dans un autre village ou sur le « continent » (NdT : France métropolitaine, n° 150, 151), à l’ecclésiastique du village (n° 148) ou à un autre personnage public. Bien sûr, on y trouve également l’écrit poétique en forme de « lettre d’amour ». Austin de Croze cite un exemple de la façon dont les vers peuvent émerger à un certain moment (35) :
« II nous fut bien souvent donne de rencontrer telle de ces poétesses villageoises qui, ä notre entrée dans la maison, la ‘casa’, et après que l’hôte nous avait souhaite la bienvenue, se levait, nous présentait une fleur, un verre d’eau ou une poignée de châtaignes et nous adressait une strophe de circonstance. »
Lors de mes premières rencontres, j’ai également observé comment, à l’occasion, une situation particulière donnait lieu à des rimes. J’ai rencontré le musicien Don Mathieu Giacometti dans la maison de ses parents à Alando. La famille était en deuil, et cette circonstance interdisait effectivement de chanter. Mais Don Mathieu, musicien de toute son âme, ne voulait pas manquer l’occasion de se faire enregistrer sur une bande sonore
 
61 Il en va de même, bien sûr, pour le talent vocal. Tous les méridionaux ne sont pas des petits Caruso, mais j’ai trouvé un nombre remarquable de bons chanteurs en Corse. Et j’ai aussi trouvé des gens qui chantaient faux.
62 N° 141, 148, 150, 151, 152.
63 Deux pièces de ce type ont été enregistrées. 
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à produire. Il m’a emmené dans sa chambre au sous-sol de la maison et a commencé par un chant fort de louanges pour ladite parente (n° 150), afin de ne pas offusquer la défunte par le chant suivant.
Au fieri de Casamaccioli, une femme offrait ses boissons sur le champ de foire, en chantant et en rimant. Ainsi, la personne, qui n’était plus tout à fait jeune, essayait d’attirer les clients en leur faisant croire qu’elle devrait dormir seule la nuit, sur le sol froid de sa buvette à vin de construction légère, et qu’elle souhaiterait pouvoir dormir dans un lit, chose impossible, bien sûr, à trouver dans ce village, à cause de la présence massive de visiteurs de la fête. Quelques hommes qui passaient l’ont entendue, et l’un d’eux a commencé à lui répondre par des vers rimés et moqueurs. Un autre homme s’est approché d’eux. La femme se taisait tandis que les hommes poursuivaient le dialogue en vers entre eux. Ils se sont installés à la buvette de la femme, et bientôt un véritable défi poétique chanté s’est engagé. Un autre homme, issu de la foule des passants, s’est joint à eux et c’est ainsi qu’un chiam’è rispondi s’est instauré entre eux trois et a duré de 20 heures à 5 heures du matin.
Une autre fois, j’ai prié deux Corses de se livrer à un chiam’è rispondi. Ils n’étaient pas des experts et ne se sentaient pas à l’aise. L’un, ‘A’, a noté quelques strophes d’un texte de sérénade et a commencé à lire le texte de la première strophe. L’autre, ‘B’, a répondu par deux lignes et puis s’est retrouvé bloqué. ‘A’ a chanté la deuxième strophe en la lisant sur sa feuille de papier. ‘B’ a échoué après la première ligne. ‘A’ a chanté un troisième et un quatrième couplet. ‘B’ n’a plus répondu du tout. Puis, ‘A’ a jeté sa « fiche de travail » dans un coin, et soudainement les vers ont jailli tous seuls de lui. Les mots étaient devenus de plus en plus malicieux, et sa voix s’était presque faussée. ‘B’ était ébahi, courbait l’échine sous l’attaque soudaine, et, ne sachant pas quoi faire, est finalement sorti lentement en reculant de la buvette, littéralement « sonné » par les rimes moqueuses de son homologue.
Lorsque les hommes étaient assis autour du fucone (foyer) pendant les longues soirées d’hiver, l’un d’entre eux pensait à un incident de la journée ou de la veille, fait qu’il essayait de mettre en rimes. Un deuxième répondait et donnait son avis. Un troisième discutait avec le premier. Le second le défendait. Un mot évoquait les femmes qui écoutaient tranquillement dans un coin, et ainsi une idée donnait naissance à une autre, une strophe à une autre.
Dans de nombreux cas, les poèmes commençaient par une strophe dans laquelle le poète faisait appel à sa muse et se présentait ou demandait à être entendu et s’excusait de ses modestes rimes avant de passer au contenu proprement dit de son morceau.
Toute cette poésie, en particulier les chants de salutations aux autres, se caractérise par son ton noble. Cela est vrai même pour la formulation des attaques en forme de moquerie que l’on entend dans les chants et dans le défi poétique chanté. On y entendait encore et encore : « Scusate, o caru amicu,  Pardonne-moi bien, cher ami  ! », ou « Permets-moi, cher cousin, de te rapporter ceci ! » ou « Quelques mots que je voudrais te dire sur... si tu veux bien me prêter ton oreille ! ». De tels versets d’ouverture sont typiques. Dans les recueils imprimés, ils sont généralement omis comme quelque chose de superflu.
Après une telle strophe introductive suit la description chantée de l’événement
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ou de la personne, le tout avec de nombreux détails, souvent en se moquant de l’autre.
 
Les poètes
Paul Bourde écrivait en 1887 (cité dans de Croze 32) :
  „Les Corses, qui sont fermes au sentiment des beaux-arts, ont en revange au plus haut degré
le don de la poésie. Je ne crois pas qu’il y ait un autre peuple en Europe chez lequel la pensée
s’exprime ainsi spontanément dans des formes rythmées. Presque tout le monde est capable
de faire de ces chants, plus d’un bandit se distrait de ses longues stations dans le maquis en
rimant un récit de ses malheurs.“
Certes, la Corse n’est pas la seule région d’Europe où les improvisations poétiques ont joué un rôle aussi important. Leydi et Mantovani (1970), dans leur chapitre sur les improvisatori, parlent de leur importance dans le centre et le sud de l’Italie, ainsi que dans les îles italiennes et la péninsule ibérique64.
En 1958, j’avais moi aussi l’impression que chaque Corse pouvait improviser des vers rimés, pour le pire et pour le meilleur bien sûr. En 1973, je n’en étais plus convaincu. Lors du concours organisé à la fête de Notre-Dame de Casamaccioli, plusieurs poètes ont lu leurs poèmes sur une feuille. Il n’y a pas eu de chiam’è rispondi tant que j’étais présent à la rencontre des poètes. Il n’existait pas non plus de spontanéité lors du concours. Dans son déroulement organisé, avec présentateur, micro et sous les voix à son creux venant des haut-parleurs, la situation extérieure ne convenait également guère à un chiam’è rispondi traditionnel tant du point de vue stylistique que spirituel.
Parmi les poètes, il faut faire une distinction fondamentale entre, d’une part, les improvisateurs, qui ne savaient ni lire ni écrire et qui étaient principalement des bergers, et, d’autre part, les poètes lettrés, généralement issus des rangs des enseignants et des fonctionnaires, qui avaient l’habitude de s’exprimer par écrit. Les poèmes de ceux qui n’étaient pas familiarisés avec l’écriture étaient rarement enregistrés, et une grande partie d’entre eux a été perdue et l’est encore. Ils mémorisaient eux-mêmes leurs créations poétiques, souvent en grande quantité, avec une précision admirable. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les lettrés, quant à eux, avaient l’habitude d’écrire et de rédiger des poèmes dans la langue et la manière italiennes. Ce n’est que vers la fin du siècle que les Félibres, mouvement corse, ont permis l’émergence d’une littérature en langue corse.
Il y a une remarque amusante dans les Promenades en Corse de M. de Montherot de 1840 à propos d’un berger doué pour la poésie dont le talent a été détruit par l’éducation littéraire (cité dans Arrighi 1970 : 154 f.). Il parle d’une jolie Canzone montanara, qui a été attribuée à un berger nommé Francesco Valeri qui ignorait l’écriture :
« Ses parents se figurèrent que, s’il acquérait de l’instruction, il serait grand poète. Des personnes aisées de la famille lui firent donner de l’éducation. Lorsqu’il eut bien étudie Dante et Pétrarque,il écrivit des poésies dans le genre noble: on les jugea très médiocres. En lui, la Science avait tué l’esprit ».
 
 
 
 
64 La planche IV, dans la dernière partie du quatrième chapitre de notre premier volume, indique d’autres régions où l’improvisation poétique est attestée par des enregistrements. 
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Parmi la multitude de ceux qui sont capables de s’exprimer en vers rimés, certains se distinguent par une utilisation particulièrement habile des mots et des rimes, par leur inventivité et leur originalité65. Leurs noms sont rapidement devenus connus et certaines de leurs chansons ont gagné en popularité sur l’île.
Mais on ne peut en aucun cas prétendre que les bons poèmes se répandent toujours automatiquement et de manière tout à fait générale66. Ce ne sont certainement pas seulement les qualités poétiques d’un morceau et la réputation de son créateur qui ont aidé un chant à se répandre. Il est plutôt difficile de juger pourquoi un morceau a été chanté dans toute l’île alors que beaucoup d’autres tout aussi bons ne l’ont pas été. D’autre part, il est arrivé que des personnes seules soient capables de chanter par cœur les longs poèmes interminables d’un poète. Dans ce cas, il fallait supposer un intérêt particulièrement fort pour la poésie chez la personne concernée.
Même sans que leurs chansons soient « sur toutes les lèvres », les poètes et improvisateurs exceptionnels jouissaient d’une grande réputation. Les défis poétiques contribuaient grandement à la renommée d’un improvisateur, d’autant plus qu’ils avaient lieu surtout lors des fêtes des saints, qui à Casamaccioli/Niolo (le 8 septembre) et à Sermano (le 28 août) attiraient toujours des gens venus de loin. En 1958 et 1973, j’ai rencontré des personnes de la côte ouest (Porto, Galéria) et de l’est (Bastia, Orezza, Casinca, Aléria) pour la fête de la Vierge à Casamaccioli. Les poètes étaient particulièrement friands de ces événements publics et profitaient de l’occasion pour rencontrer leurs amis et rivaliser en poésie. Don Mathieu Giacometti, de Sermano, a déclaré qu’il avait l’habitude de se rendre chaque année au fieri de Casamaccioli, et que son père, son grand-père et son oncle, également musiciens et chanteurs, faisaient de même. Jean-André Culioli venait même de son village de montagne dans le sud de l’île. On a dit de Minicale qu’il ne manquait jamais une occasion de chiam’è rispondi.
Les femmes aussi ont pu acquérir une renommée poétique de cette manière, et pas seulement en tant que voceratrice, comme au siècle dernier Maria Felice, la créatrice du Trenu di Bastia (n° 228), et, dans les années 1950, Rosa Giansili d’Orezza. On disait même, que la mère de Rosa, Divota Paoli, aurait été une meilleure poétesse encore.
Parmi les poètes notables vivant en 1958 et 1973, les rencontres avec les personnes suivantes ont été documentées sur bandes-son authentiques :
Sud-est : Jean-André Culioli (1883-1972) de Chera/Sotta
Sud-ouest : Jean-Paul Codaccioni (1882-1967) de Propriano
Balagne : M. Leoni (U Maggiurellu) (avait environ 60 ans en 1958 ; décédé) d’Occhiatana
Asco: Dominique Guerrini (U Minellu) (1884-1965)
 
 
 
 
65 La différence d’éducation semble également perceptible dans le fait que les poètes pastoraux ont principalement utilisé le modèle tercet pour leurs poèmes, alors que les lettrés ont utilisé une plus grande variété de formes poétiques.
66 C’est l’un des nombreux clichés irréfléchis qui hantent la littérature et s’affirment avec ténacité même dans la littérature sur l’ethnomusicologie
 
 
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Orezza : Rosa Giansili (environ 50 ans) de Campana
Venaco : Ghianettu Notini (U Sampetracciu) (né en 1890) de St-Pierre-de-Venac
D’autres poètes célèbres étaient introuvables :
Niolo : Pampasgiolu
Évisa : Dominique Andriotti (U Minicale) (1868-1963)
Seuls les noms les plus importants ont été mentionnés ici. Le nombre de bons poètes n’est pas épuisé.
Il n’est peut-être pas déplacé de donner mon impression personnelle sur certains des poètes que j’ai rencontrés, d’autant plus que des contrastes intéressants s’en dégagent. En outre, le lecteur pourra se reporter à l’index biographique du premier volume pour les portraits de l’abbé Paul Filippi et de Tintin Pasqualini, qui remontent également à des rencontres personnelles.
Rosa Giansili que j’ai rencontrée en 1956 au fieri de Casamaccioli, sur la place du village. Elle chantait deux de ses poèmes devant un stand de jeu et vendait les paroles imprimées. Trapue et corpulente, habillée sobrement, elle était l’archétype de la femme du Corse de montagne simple et authentique.
Jean-André Culioli vivait dans un minuscule village de montagne inaccessible, composé d’environ six maisons, dans le sud-est de l’île. Sa mère et sa grand-mère avaient été poètes. Un chant funèbre qu’il a entendu, interprété par sa mère, lorsqu’il était enfant (n° 4) figure parmi les impressions les plus décisives de Culioli. Les fêtes de village l’emmènent loin sur l’île pour participer aux rencontres poétiques. Grâce à ces rencontres, il connaissait personnellement tous les poètes notables des autres régions et rivalisait avec la plupart d’entre eux lors des concours. Il savait qu’il pouvait écrire des poèmes de valeur et il en était fier. Il savait aussi que, contrairement aux autres poètes, il avait une voix puissante et mélodieuse (basse). Malgré son âge de 75 ans, il avait une apparence jeune en raison de sa vivacité et de ses expressions faciales animées lorsqu’il parlait et chantait. Il possédait un sens de l’humour inépuisable et avait un talent comique marqué. Cependant, dans sa poésie il révélait une veine lyrique particulièrement forte. Le caractère confiant, presque suave de notre poète du village de montagne correspondait à une disposition que l’on retrouvait souvent chez les bergers plus âgés.
Culioli ne savait ni lire ni écrire. L’élément lyrique est frappant dans ses poèmes. Les  réflexions sur les vieux ustensiles de ménage (n° 155) et sur le rocher près du village (n° 156), ainsi que la description de la nature (n° 157), sont inhabituelles pour une poésie non littéraire. « La nature me donne de la poésie, disait-il. J’ai deux saisons pour écrire de la poésie. C’est au printemps qu’elle commence, et là je suis ému par la gaieté et les sentiments sereins. L’autre saison est l’automne, avec son humeur morose. » Outre la poésie, le poète éloquent pouvait aussi écrire des satires grossières, comme le prouvent ses deux chansons électorales (voir n° 124).
Seuls deux ou trois poèmes de Culioli ont été publiés dans les journaux des Félibres, d’autres ont été enregistrés par ses enfants. La plupart d’entre eux sont perdus.
Jean-Paul Codaccioni apparaît à bien des égards comme l’exact opposé de Culioli. Petit, voûté, souffrant de sa cécité, il semblait, dès les premiers instants de
 
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l’entretien, être un homme de confiance.
Il était quelque peu mal assuré, sans défense, sensible et timide dans ses rencontres, mais il s’ouvrait avec empressement aux intéressés, c’est-à-dire à ceux qui montraient de l’intérêt pour sa poésie, car celle-ci constituait apparemment le contenu essentiel de ses jours sombres.
Codaccioni a également passé sa vie dans sa ville natale. Seules les rencontres des poètes l’emmenaient parfois ailleurs. Il ne m’a pas raconté qu’il avait été prisonnier de guerre en Allemagne pendant la Première guerre mondiale, et qu’il appartenait au Doegensche Arbeitsgruppe67 qui a enregistré quelques morceaux sur des rouleaux de phonogramme.
Dans sa jeunesse, il jouait de la musique classique au violon, mais aussi des pièces de danse et des currente.
Lorsque « Minellu », le poète d’Asco, appelait Codaccioni le « professeur » parmi les poètes, cela ne concernait pas seulement ses mots et ses vers – presque « savants » selon Minellu, mais tout son être. Il avait quelque chose d’un érudit introverti et sensible. De toute évidence, la poésie n’était pas seulement un passe-temps et un plaisir pour lui, mais un moyen de confrontation, un moyen de communiquer non pas tant des sentiments que des idées. Par conséquent, son intellect était beaucoup plus impliqué que celui de nombreux autres poètes. Il était ravi de ma visite, qui lui a donné l’occasion de parler de sa poésie.
La poésie lyrique était moins au goût de Codaccioni. Il a traité de manière poétique les problèmes de l’époque et a écrit de nombreux poèmes louant des personnalités publiques, dont beaucoup en français. Cela caractérise également sa disposition intellectuelle. En outre, il a également créé de nombreux lamenti et voceri. Culioli, en revanche, avec sa bonne voix de chanteur, attachait également de l’importance aux mélodies de bon niveau. Codaccioni n’aurait pas pu être plus indifférent à cela. Pour les deux morceaux que j’ai enregistrés avec lui (n° 158-159), il a utilisé des modèles mélodiques connus. Dans un cas, il a chanté sur la mélodie utilisée pour U Trenu di Bastia (n° 228), dans l’autre sur celle que nous connaissons sous le nom de Cantu di a Pippa (n° 229). Dans les deux cas, cependant, il a considérablement réduit la progression mélodique, de sorte que dans la première partie du n° 159, elle devient presque une répétition monotone. Tout cela a été déclamé presque à la hâte, avec une tension qui semblait trahir le fait qu’un contenu intellectuel devait être communiqué avec toute son importance. Donner un habit extérieur embellissant était superflu pour sa poésie déclamée. Codaccioni a publié certains de ses poèmes sous le titre Canzone, Satire, lamenti, canzone pulitiche (Ajaccio, 1927). Peu de ses poèmes ultérieurs sont parus dans des revues corses ; la plupart n’ont pas été publiés.
M. Leoni (U Maggiurellu) homme grand et mince, fait une impression très modeste et calme. Il tenait un petit café dans le village d’Occhiatana, près de Belgodère. Son mode de vie, comme celui de tous ces poètes, n’était pas différent de celui de ses concitoyens du village. Il est impossible de se faire une idée précise de sa poésie, car une seule pièce a été enregistrée. Il semblait écrire principalement en tercets et était considéré comme un excellent improvisateur.
67 Le professeur Doegen et ses collègues ont réalisé des enregistrements de paroles et de chants dans des camps de prisonniers de guerre près de Berlin. Les enregistrements se trouvent au Berliner Lautarchiv. cf. Wilhelm Doegen (éditeur), Unter fremden Völkern, Berlin, 1925.  
 
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À ma connaissance, rien de ce qu’il a écrit n’a jamais été publié.
Dominique Guerrini (U Minellu), grand, large et trapu, présentait l’image idéale du Corse de montagne. Bien qu’il soit un personnage lourd et puissant, ses gestes avaient la noblesse et la grandezza typiques du berger corse traditionnel. À cela s’ajoutaient une bienveillance paternelle et un trait de sagesse acquise. Pendant la Première Guerre mondiale, il était également prisonnier de guerre en Allemagne, où il a rédigé une réflexion amère sur les malheurs de la guerre (n° 162). Il était considéré comme un improvisateur de premier ordre68. Rien ne semble avoir été enregistré ou publié par lui non plus.
Ours-Jean Luciani est un ancien berger que j’ai rencontré, en 1958, à Casamaccioli, alors qu’il était âgé d’environ 55 ans. En tant que poète, il était peu connu en dehors de son village. Néanmoins, ses poèmes ont été applaudis partout où je les ai présentés.
Luciani incarne le simple villageois, avec tout son manque de bonnes manières. Il était dépourvu de tout trait intellectuel. De plus, il lui manquait aussi la forte individualité que Culioli et Minellu dégageaient, chacun à sa manière. Luciani n’était pas une personnalité de ce type. Dans sa poésie, cependant, il transcende ces limites et trouve des pensées, des rimes et des vers de la plus grande clarté, et la noblesse traditionnelle si typique chez le berger corse s’exprime également dans ses poèmes (voir n° 152).
En 1973, je l’ai retrouvé au fieri de son village natal, Casamaccioli, mais pas du tout au chiam’è rispondi. Il n’est pas apparu sur la place séparée où a eu lieu la rencontre organisée des poètes. Il ne s’en souciait pas car il n’y attachait pas d’importance. Il vit maintenant dans un appartement loué à Lupino, le grand immeuble neuf de Bastia. Il travaille dans un garage. Il n’écrit plus de poésie.
Roch Mambrini, âgé d’environ 48 ans en 1958, berger de Zilia, en Balagne, incarne, comme Luciani, le poète de village simple et inconnu. Grand et décharné, avec une expression un peu sévère et des signes d’une nature irritable, il contrastait aussi extérieurement avec les autres personnages. Son caractère agité se révélait, entre autres, dans la façon dont il scandait les versets avec force et acharnement.
Pour clore cette évocation des personnages de poètes, je voudrais présenter deux figures littéraires du cercle des poètes populaires que je connais personnellement.
Antoine Campana, retraité de Campana, Orezza, a été maire de sa ville natale, mais vit depuis de nombreuses années à Bastia, où il a travaillé dans l’administration. Je l’ai rencontré en 1973 lors de sa promenade quotidienne à Bastia, en costume sombre, chapeau et canne.
Campana est l’archétype de l’homme de lettres bourgeois. Il appartient à la bonne société de Bastia. Son allure toujours très correcte, ses manières formelles et obligées, me faisaient l’effet d’un directeur d’école, lecteur de poésie – mes dires le flatteraient certainement... et je suis sûr qu’il aimerait ça. Bien que certains traits intellectuels aient pu pénétrer sa poésie en raison de son éducation, il s’est lié à ses sujets – chants pastoraux, voceri,
 
 
68 Un chiam’è rispondi avec lui et François Casaromani est enregistré sur le disque Columbia 91A-02003 (piste 15). 
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Il a écrit des chants dans le « langage du peuple ». En 1951, il a publié à Bastia un recueil de poèmes sous le titre Rimee canzone.
Ghianettu Notini, surnommé U Sampetracciu. Nous lui avons rendu visite en 1973 dans sa commune natale, un petit village de montagne, St-Pierre-de-Venaco. Nous l’avons trouvé dans des conditions modestes, dans le lit de malade où il sera confiné pour le reste de sa vie.
L’homme grand et svelte, à la petite barbe toujours joviale, bien que marqué par l’âge et la maladie, semblait vivant et frais tant que nous restions avec lui. Il a visiblement apprécié notre compagnie et la communication avec les représentants d’un monde extérieur qui s’était éloigné de lui.
Notini a certainement aimé et eu besoin de ce monde, dans une combinaison remarquable d’amour pour son village de montagne isolé et pour le monde devant lequel il apparaissait en tant que poète, auteur de comédies, acteur et directeur d’une compagnie de théâtre. Sa relation avec la culture urbaine est également évidente du fait que, dans les années 1920 et 1930, il aimait reprendre les mélodies populaires de l’époque et les utiliser dans ses poèmes. C’est notamment le cas des morceaux qui parlent des habitants de la ville et de la vie urbaine, le plus souvent sous forme satirique.
Il n’y a guère de sujet qui n’ait trouvé une expression poétique dans l’œuvre de Notini, qu’il décrive l’humain avec son mélange typique et aimable de sympathie et d’humour, en illustrant des expériences exaltantes ou en s’amusant de la mode. Il pouvait tout aussi bien  peindre une scène quotidienne de village avec tous ses détails, écrire une berceuse tendre, chanter le printemps, s’attarder sur la pensée de la mort (un élément remarquable dans la nature de cet homme !), parler de son père et de sa mère ou faire valoir son point de vue politique. Colombani (1961 : 25) loue à juste titre la subtilité de son observation et le trouve si terre à terre que « toute son œuvre exhale l’odeur du sillon ». L’amour de l’homme est un autre trait qui s’exprime clairement dans ses œuvres, même dans les satires, même lorsque ses moqueries deviennent mordantes.
Le père de Notini était un vrai paysan et, avec sa forte personnalité, il a dû avoir une profonde influence sur son fils, comme le confesse Ghianettu lui-même dans un poème (ibm. 25).
De tous les poètes décrits ici, Notini semblait le plus intellectuel et le plus influencé par le monde extérieur non corse, mais ce n’était qu’une facette de sa nature, qui était d’ailleurs profondément enracinée dans son village natal et qui pouvait montrer la profonde dévotion de l’homme simple de la campagne, comme dans ce moment où il nous a chanté l’hymne Sub tuum praesidium, qui lui donne force et confiance quand il pense à la mort.
Les personnages des poètes corses présentés ici (le berger inconnu qui sait aussi écrire de la poésie, le poète et improvisateur du village qui s’est fait connaître par le concours de poésie et l’homme de lettres bourgeois) ont peut-être toujours existé côte à côte dans tous leurs contrastes.
71                                        Poésie et poètes populaires                                  
 
La Poésie des tercets 
 
Les Corses n’utilisent guère le mot « tercets ». Ce qui ici et dans la littérature69 est appelée ainsi, à cause de sa forme en versets, se décrit simplement par « poésie » ou « improvisation ».
Cette forme standard de poésie consiste en trois lignes de vers de seize syllabes chacune, divisées en six demi-versets de huit syllabes chacun. Soit les trois lignes riment, mais au moins la première et la troisième. Pour le chant de cette poésie, il existe également un modèle mélodique standard70, dont la structure correspond exactement à celle de la strophe du texte : trois lignes mélodiques forment une strophe. Les lignes forment une strophe, et chaque ligne se présente en deux sous-sections mélodiques ou demi-lignes, comme le texte. Dans la littérature, il est unanimement dit qu’une strophe se compose de six vers de huit syllabes, mais la structure de la mélodie devrait finir par convaincre même les sceptiques que seules seize syllabes composent une ligne complète de vers.
La fin des lignes mélodiques est toujours la même : première ligne –second, deuxième et troisième ligne – ton fondamental. La troisième ligne est mélodiquement, mais pas textuellement, une répétition de la deuxième. La note de départ de ces trois lignes est généralement la quinte, à partir de laquelle – comme c’est souvent le cas dans la vieille mélodie corse – la ligne descend jusqu’aux points extrêmes susmentionnés.
La façon de chanter présente quelques similitudes avec celle de la paghjella : on chante d’une voix tendue dans un registre aigu, souvent en plaçant la main à l’oreille. Le chant fort, ayant des résonances larges, ressemblant presque à un cri, serait issu de la coutume de chanter en plein air. Contrairement à la paghjella, qui est fortement mélodique, nous avons affaire à un style nettement syllabique, de type « parlando ». Les caractéristiques susmentionnées, le fait de chanter dans un registre aigu et le placement de la main à l’oreille, distinguent apparemment le chant masculin corse des chants des femmes.
Les tercets sont la forme la plus courante dans laquelle les poètes et improvisateurs corses forgent leurs vers. Cette mélodie standard est utilisée principalement dans le nord de l’île. Le poète Culioli, originaire du sud de la Corse, la connaissait et l’utilisait aussi ; la plupart de ses morceaux, cependant, comportaient d’autres mélodies dans ses propres créations71. À Cozzano (Taravo), un homme a essayé sans succès de chanter les tercets (résultat : 3 + 2 + 2 + 3 demi-versets ; cassette 1958, X 3). Deux morceaux de Tomasi (35 et 52 ; ici n° 48) sont également en forme de tercets ; il s’agit de morceaux plus anciens provenant du sud. Les tercets chantés étaient peut-être plus courants dans le sud de l’île qu’à l’époque de mes visites.
69 Dans la littérature française, on rencontre le terme « tercets ».
70 On trouve de tels modèles de textes et de mélodies pour l’improvisation dans de nombreuses cultures : les coplas en Espagne, les muttus en Sardaigne, les stornelli en Italie, la foia verde et la doina en Roumanie, schnadahüpferl ou gstanzln en Bavière et en Autriche, schastuschki en Russie, le blues afro-américain.
71 L’invention de nouvelles mélodies n’est vraiment pas fréquente dans le chant traditionnel corse. L’usage était de poser de nouvelles paroles sur des mélodies existantes.
  
Chants d’hommes                                                   72
 
Afin de donner une idée du contenu textuel de la poésie en tercets, voici une liste des enregistrements effectués en 1956 et 1958, ainsi que des exemples tirés de la littérature :
1. La propagande électorale (Morosaglia I, 2, 17 et 19 ; Pianello, VIII, 9-10), 1958.
2. Pensées d’un soldat au front à sa femme et à ses enfants (Pont de Lano, III, 3), 1958.
3. Chanson d’une recrue à sa fille (Campana, I, 3), 1958.
4. Chanson d’un Corse séjournant en France (Morosaglia, I, 12), 1958.
5. Satire sur la mode (Carticasi, II, 2), 1958.
6. Invitation d’un ami à la chasse, sous forme de lettre (Carticasi, III, 6), 1958.
7. Chanson sur le salami corse (Lunghiniano, XII, 5), 1958.
8. La complainte des animaux « U cane Leone » (Lunghiniano, XII, 8), 1958.
9. « A Fieri di Niolu » (sur la fête de la Vierge à Niolo). Auteur : Pampasgiolu, (Casamaccioli 1,10), 1956.
10. « A Cunfessione » (La Confession). Auteur et chanteur : Leoni, « U Maggiurellu », Occhiatana, XII, 27), 1958.
11. Chant de consolation pour une mariée abandonnée (Morosaglia, I, 8), 1958.
12. Chant d’amour (Lunghiniano, XII, 4), 1958.
13. « Canzona di Tina » par le chanteur pour sa bien-aimée (Casamaccioli, II, 3) 1956.
14. Tercets amoureux (texte seulement) (Tomasi, 87).
15. Sérénades (Tomasi, 52.60).
16. Une vieille sérénade (Feliceto, XII, 22), 1958.
17. Currente (Sermano, VI, 5, et enregistrement Vega F 35 M 3001).
18. « Buongiornu madamicella » un chant, du type sérénade, à une fille abandonnée. Auteur : Pampasgiolu (Calacuccia, I, 8 et d’autres enregistrements), 1956.
19. « U Strampolatu di Pianellu », chant humoristique (Casamaccioli, IV, 5), 1956.
20. Berceuse, « Ninnina la mio diletta » (M. Gennardi, Bastia, non enregistré), 1958.
21. Tercets proverbes (Tomasi, 90-91 ; de Croze, 126 ; Canteloube, 386).
En outre, de nombreux autres tercets ont été enregistrés sans explications sur le contenu et, finalement, en raison de l’abondance de matériel similaire, n’ont plus fait l’objet d’enregistrements72.
Les tercets peuvent être des textes repertoriés73 ou des improvisations. Ils sont généralement exécutés par une seule personne sans accompagnement. Il existe certaines formes particulières de tercets, en fonction de leur utilisation et de leur exécution : le chiam’è rispondi (dialogue improvisé), déjà mentionné, u cuntrastu (dialogue entre mari et femme),
 
 
 
72 Aussi mauvaise que soit une partie de la musique, et aussi mal édité et annoté que soit le disque, l’auditeur intéressé trouvera sur BAM LD 5788, « Corse Authentique », des tercets (A 6, Sérénade ; B 9, Chant d’amour avec voix de basse) et des chiam’è rispondi (A 5). Un chiam’è rispondi avec deux excellents improvisateurs, Dominique Guerrini (Minellu) et Francis Casaromani se trouve sur Columbia 91A-02003, piste 15.
73 L’exemple le plus célèbre est le « Bongiornu madamicella » du Pampasgiolu. 
73                                                         Poésie et poètes populaires                                    
terzinu ou terzettu pruverbiu (les tercets proverbes), les currente  (tercets accompagnés au violon), la sirinata a i sposi (chant de bonheur aux mariés accompagné au violon). Enfin, il arrive qu’à la fin de chaque ligne des tercets chantés par le soliste, les personnes présentes dans le chœur intègrent le ton principal respectif, une fois la dominante et deux fois la tonique74. Cela se produit moins dans les improvisations que dans l’interprétation de morceaux répertoriés et connus.
CHIAM’È RISPONDI (« appeler et répondre »). Il s’agit de dialogues improvisés entre deux ou parfois plusieurs personnes, sous forme de discours et de réponses, où l’habileté du phrasé et la répartie sont importantes. L’ensemble a généralement le caractère d’une compétition. Cela peut survenir spontanément à n’importe quelle occasion, mais cela se produisait régulièrement lors des grands festivals susmentionnés, qui offraient aux improvisateurs l’occasion de se rencontrer.
Ambrosi mentionne deux types de chiam’è rispondi qui ont disparu depuis longtemps. L’un d’eux (1935 : 37 f.) appartenait au mariage. À l’entrée de la mariée dans le village du marié, on lui a demandé : « Où vas-tu, pèlerin, errant dans un pays étranger? Ne va pas plus loin, car le chemin t’est fermé ! » Selon Ambrosi, cet exemple date du XVIe ou du XVIIe siècle. J’ai entendu dire que là où les parents du marié recevaient la mariée, de tels échanges rimés étaient souvent engagés. Aucune source ne précise s’ils ont été improvisés ou non.
Ambrosi (ibm. 39) mentionne également le jeu poétique des discours et des réponses entre les visiteurs d’un mariage, « arrêtés » par le chef du parti et convoqués devant un « tribunal », où un chiam’è rispondi humoristique s’ensuit entre le « président » et le « prisonnier ».
Felix Quilici donne une description si excellente du chiam’è rispondi qu’il vaut la peine de la reproduire ici dans son intégralité, d’autant plus qu’elle n’est parue que dans une revue locale en Corse (1955-57, VI : 12 ff.) :
 
Comment opère l’improvisateur?
Notons d’abord qu’il y a deux façons d’improvisés: seul ou ä plusieurs. Quoique nous ayons enregistre de nombreux échantillons de la première nous parlerons aujourd’hui de la seconde, identique d’ailleurs quant ä sa structure, mais beaucoup plus intéressante parce que l’émulation qui en résulte exalte à l’extrême des facultés des partenaires en présence. C’est le ‘chiam’è rispondi’.
Nous voici, dans le cadre rustique et joyeux d’une de ces foires champêtres comme il y en
a eu en divers points de l’lle. La journée s’achève; marchands et acheteurs finissent de diner
sous quelque tonnelle; le vin corse coule, générateur d’une gaite qui appelle le chant Dans
d’autres pays ce serait aussi, sans doute, la danse. Ici, point; ce qu’on attend, se qu'on savoure
d’avance, c’est une bonne Improvisation, avec des poètes réputes qui ne sont d’ailleurs venus
que pour cela.
Pressé par l’assistance, un homme se lève; parfois quelqu’un lance un thème (le vin, les récoltes, le temps, un événement d’actualité etc. . .). Si personne ne donne de « thème », le chanteur
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
74 Il y a un parallèle intéressant à cela en Sicile (record Albatros VPA 8206 (4 =) 3b), un chant à voix alternées, chœur de solistes. Le chœur chante toujours la note finale de la ligne : Tonique, avant-dernière ligne Dominante. 
  Chants d’hommes                                                  74
 
choisit lui même son entrée en matière. Le voilà parti. Son couplet termine, un autre improvisa-
teur se lève et répond, et ainsi de suite. II arrive qu’un troisième poète, parfois d’autres
encore, se mêlent aux deux premiers, accroissant ainsi, l’intérêt du tournoi. Et cela peut durer
des heures avec des périodes de repos pendant lesquelles acteurs et public se restaurent et
demandent au vin des forces nouvelles.
Le don d’invention des Corses est surprenant, leur sens de l’ironie très vif. Les images, tour ä
tour poétiques ou satiriques, s’inscrivent dans des vers (sizains octosyllabes) d’une extrême
concision; nos compatriotes ont, d’instinct, le sens de la formule qui porte, du mot qui ‘fait
balle’, et pour peu que les protagonistes se ‘piquent’ malicieusement les uns les autres (ce
qu’ils ne manquent jamais de faire surtout en période électorale) les reparties se succèdent, de
plus en plus mordantes. Jamais cependant, chez ces hommes frustes le ton ne devient dis-
courtois. Tout au contraire, c’est avec une extrême délicatesse de sentiment, une gamme tres
étendue de nuances plus ou moins subtiles, que se poursuit cette joute poétique.
Et quand, vaincus par la fatigue, les protagonistes cesseront ce jeu passionnant, l’auditeur non
averti sera ébahi en apprenant que ces ‘Chansonniers’ rustiques ne savent, pour la plupart,
ni lire ni écrire!
L’étonnement n’est pas moins grand de constater avec quel bonheur a été fixée, après bien des
tâtonnements sans doute, la phrase musicale. L’union du chant et de la parole est ici réalisée
de façon magistrale. Cet ample et noble récitatif, comme il souligne et met en relief la lente
déclamation du poète! Comme son rythme libre se prête aux nécessites de l’improvisation,
avec ses longues finales qui permettent d’attendre l’inspiration, sa coupure si caractéristique
ä l’avant dernier vers où la voix parait hésiter, évitant la monotonie au moment précis qu’elle
risque de se manifester, et de rendant plus expressive la reprise du chant ensuite! Tout cela
logique, clair, équilibré. II y là, poli par un long usage depuis des générations, quelque chose
d’accompli, de définitif que l’on peut sans hésiter qualifier de génial.
Et c’est bien le génie d’une race qui s’exprime dans cette forme, non pas savamment mais
instinctivement élaboré, et qui répond si bien a ce qu’on en attend qu’elle n’a, une
fois fixée, jamais été modifiée, d’un bout a 1’autre de l’île. Du moins dans sa structure essen-
tielle ; car — et c’est la encore une des vertus de la phrase musicale dont se servent les improvisa-
teurs corses — l’interprète peut ä volonté l’étirer, la raccourcir, changer ça et là quelques de-
tails, en un mot la recréer, sans lui enlever jamais son rythme et sa signification. En fait, aucun
improvisateur n’emploie identiquement la même phrase musicale, contrairement ä ce que
croient les observateurs superficiels. Lorsqu’on se donne la peine d’analyser l’enregistrement
d’une improvisation on est étonne de voir à quel point y est appliquée la formule « diversité 
dans l’unité’ chère aux esthéticiens.
Nous allons voir dans les citations qui suivent et qui sont tirées d’un des enregistrements que
nous effectuâmes en 1948 à la ‘Foire du col de Prato’ pour le Musée National des Arts et
Traditions Populaires. Le document est particulièrement probant puisqu’il nous permet d’entendre
quatre improvisateurs (parmi lesquels le fameux MINELLU, d’Asco) réunis dans une même
‘chiam’è rispondi’. Comme on le verra chacun d’eux chante de façon très différente sans
jamais altérer le style originel75
C’est un tout jeune poète (il avait alors 18 ans) François CASAROMANI du village voisin de Morosaglia, qui commence (Ann. de l’auteur : il suit la première strophe)...
Ayant invoqué sa Muse, comme il est d’usage, Casaromani fait appel à Ange MATTEI venu du village de Croce, tout proche, et qui répond (Ann. de l’auteur... il suit la deuxième Strophe) ...
Invité à son tour MINELLU se lève et chante (Ann. de l’auteur... il suit la troisième strophe) ...
Un quatrième improvisateur, Lucien MATTEI, se joint spontanément aux premiers (Ann. de l’auteur... il suit la quatrième Strophe)...
Disons tout de suite que son intervention n’est pas aussi heureuse que les autres; la forme
du mètre est altérée (vers de huit et sept pieds alternes au lieu des octosyllabiques traditionnels, 
 
 
 
 
 
 
 
 
75 L’enregistrement cité par Quilici dans ce qui suit est reproduit ici sous le numéro 145 dans la section des notes. 
75         Poésie et poètes populaires                                                        
 
stance de huit vers au lieu des six habituels) et l’air se permet des licences inattendues. Nous ne
la citons que pour montrer les limites extrêmes auxquelles peut atteindre la fantaisie de l’improvisateur.
Sans nous attarder ä cette dernière citation qu’il faut considérer comme une exception, nous
voyons, en examinant surtout les trois premières, de quelle façon le chanteur sait tirer profit
des possibilités très diverses d’interprétation musicale qui lui sont Offertes: aucun des parte-naires en présence n’a chanté de la même façon et cependant le style originel n’a jamais été
altéré.
Encore n’avons-nous ici reproduit que le début d’une séance d’improvisation qui fut, on s’en
doute, assez longue; l’audition de la suite de cet enregistrement permet de noter, chez un même
chanteur, des différences sensibles ä chacune de ses interventions.
Signalons aussi que certains improvisateurs utilisent des formes musicales autres que la forme
traditionnelle. C’est le cas, par exemple, du célèbre MINICALE, d’Evisa, actuellement âgé de 91 ans et doyen des poètes populaires de l’île, qui improvise sur un air qui n’appartient qu’ä lui
et qui est très probablement de sa composition . . .
A ces remarques il faut ajouter l’intérêt psychologique que présente la personnalité de l’improvisateur, ses dons plus ou moins développés, les particularités locales du dialecte dont il use, ses tournures personnelles, son style, sa voix, son accent et jusqu’a ses tics, toutes choses que seule peut communiquer l’audition directe et qui constituent pour le chercheur une étude
vivante des races si diverses dont est fait notre pays.
En 1956, lors de la fête de la Vierge à Casamaccioli, j’ai pu passer la moitié de la nuit à écouter un chiam’è rispondi et j’ai observé la tension entre les chanteurs. L’un d’eux suspendait ses yeux sur les lèvres de l’autre, lisant formellement les mots avant même qu’ils ne soient prononcés. Et, impulsivement, la réponse éclate souvent dans le dernier ton tendu du rival. Le tout accompagné d’expressions faciales expressives et de gestes illustratifs, toujours polis et dignes, jamais déchaînés ou se laissant aller à la colère. Cependant, des meurtres par vengeance auraient eu lieu dans le passé ; dans un vocero, il est rapporté qu’un homme en a tué un autre parce que ce dernier l’avait ridiculisé dans une joute poétique.
À Casamaccioli, ce soir-là, la tension était grande parmi les auditeurs, qui ont écouté pendant des heures sans se lasser. Applaudissements occasionnels, moqueries, sourires, hochements de tête significatifs, rires.
Les Félibres ont organisé des rencontres de poésie avec des chiam’è rispondi. Ils les appelaient mirindelle (merendelle). À l’origine, une mirindella était un repas en plein air, comme ceux que les gens aimaient prendre à Pâques. Ceccaldi (1968 : 237) traduit le mot par « goûter sur l’herbe ». Petru Rocca a eu l’idée de réunir tous les poètes de Corse pour un tel pique-nique. C’est ainsi que A Muvra, société félibre, a organisé la première réunion de ce genre au début des années 1920. Dans les années 1950, ils y sont revenus et, en 1956, ils ont organisé un nouveau « festival de poésie ». Les dernières rencontres de ce type ont eu lieu à Calacuccia en 1960 et à Évisa en 196276.
U CUNTRASTU est un type particulier de dialogue poétique de forme tercets. En Toscane77, ce nom désigne la même chose que les Corses appellent 
 
 
 
 
 
76 Rapports dans la revue Monte Cintu 4 (37 et 38) 1962.
77 Cf. Leydi & Mantovani 1970 : 103 ff. Albatros records VPA 8088, Italia, vol. 2, B 5. 
 
                                          Chants d’hommes                                                              76
 
chiam’è rispondi. En Corse, en revanche, cela signifie toujours et uniquement le dialogue entre l’homme et la femme, qu’il soit celui de mari et femme ou de garçon et fille. Le cuntrastu est nécessairement humoristique et amusant. On ne sait toujours pas si ces dialogues étaient réellement improvisés ou s’ils n’existaient que fictivement dans la poésie. Cette question se pose au vu des mœurs strictes. Curieusement, le cuntrastu est souvent chanté par une seule personne, comme l’a également noté Quilici78.
Si la mélodie standard décrite ci-dessus est toujours utilisée pour un chiam’è rispondi, le cuntrastu peut être chanté sur cette mélodie ou sur toute autre mélodie existante. Sur le disque Vega F 35 M 3001 (B 5), les deux chanteurs utilisent une mélodie optionnelle typique (n° 108). Sur le disque Le Chant du Monde, 74388 D, il arrive que chacun des deux partenaires utilise une mélodie différente !
TERCETS (en littérature : tercets proverbes), j’ai trouvé ce terme dans la littérature, mais je n’ai jamais entendu quelque chose de ce genre en Corse. Il est possible qu’il s’agisse d’un savoir-faire qui s’est perdu entre-temps : un divertissement, autrefois populaire, dans lequel il fallait répondre à un proverbe (sachant que le trésor des proverbes corses est bien rempli) par un autre dans une séquence continue.
CURRENTE était le nom des tercets accompagnés par le violon, auxquels le violoniste avait l’habitude d’ajouter un court morceau de danse, un rondo. La currente pouvait être interprétée par une seule personne, le violoniste du village, qui jouait de la musique et chantait en même temps, et qui devait aussi avoir un talent d’improvisation pour écrire des paroles pour l’occasion. Les musiciens Don Mathieu Giacometti et son oncle J. A. Mariani (U Sminticone) de Sermano et Jean-Vitus Grimaldi de Pietra di Verde79 avaient l’habitude d’interpréter la currente sous cette forme. Un chanteur-improvisateur pouvait également faire accompagner ses tercets par le violoniste, tel que le montre l’enregistrement sur les disques Columbia 91A-02003 (piste 17) avec le chanteur Mathieu Fioconi et le violoniste Michel Santoni enregistrement in situ de Castiglioni), Vega F 35 M 3001 (Sirinata a i sposi) et Vega V 45 P 1737 (de même) avec le chanteur Charles Rocchi, très populaire, et son père, Philippe Rocchi, le dernier violoniste de village de Rusio. Tous ces violonistes sont morts et, avec eux, l’art de jouer de la currente s’est éteint80.
L’interprétation du terme corse currente  pose quelques difficultés. Felix Quilici a également écrit en réponse à ma question qu’il ne pouvait pas expliquer le mot, que la dérivation du corse corre (courir) et l’interprétation de currente comme agile, très agité, lui semblait trop rationnelle. Meyer-Lübke fait le rapprochement avec le mot « currere » (courir). Il est convenu que
 
78 Voir le texte d’accompagnement de l’enregistrement Vega F 35 M 3001, B 5. Sur le cuntrastu voir aussi les coutumes correspondantes à Ibiza (disque Hispavox HH 10108, page du front 7, morceau 7 ; le genre y est appelé « porfedia »  ou « al cuantre ») et le dialogue stomelli de Toscane (Joker records SM 3189, Stornelli Toscani).
79 Voir index biographique dans le volume 1.
80 Janine Leca, raconte qu’elle a encore entendu la currente sous la forme de sirinata a i sposi en Calacuccia, Niolo, lorsqu’elle était enfant.
 
77                                                Poésie et poètes populaires                                   
 
la currente est normalement une danse ronde animée (rondo), par laquelle on ne se réfère pas exactement à la currente corse81.
Vinciguerra (1967 : 67) et Quilici (dans sa lettre) affirment finalement que la currente est la forme originale de la sérénade corse. Le violoniste-chanteur Don Mathieu Giacometti, que j’ai encore pu enregistrer en 1958, était également de cet avis et affirmait que toutes les autres sérénades étaient italiennes.
Quilici ajoute : « Mais cette forme est également utilisée pour toutes sortes de poèmes chantés pour l’occasion (fêtes, mariages, etc.). » Giacometti a interprété en style currente, entre autres, un chant d’éloge aux parents chez qui il séjournait et un chant d’éloge à la ville de Corte et aux grandes personnalités de son histoire.
Une des caractéristiques de la currente est qu’elle est accompagnée d’un instrument. Lors d’une conversation sur cette question en 1958, le cetera et le violon ont été mentionnés, et il a été dit que récemment la mandoline et la guitare étaient également utilisées occasionnellement. Quilici a répondu dans une lettre qu’il n’avait jamais entendu les morceaux  accompagnées par la mandoline, la guitare ou d’autres instruments, appelant currente ; le violon était le seul instrument que l’on utilisé à cette fin.
Après chacune de ses chants currente, Giacometti a ajouté un morceau de danse très courte et agile, qu’il a appelée rondo. Je ne peux pas juger si cela nous fournit l’explication du nom et si les parties de la danse étaient peut-être plus étendues et réellement dansées – en rond – dans des temps plus anciens. Telle que la currente s’est présentée avec Giacometti en 1958 et telle qu’elle est documentée sur les disques susmentionnés, il s’agit de tercets accompagnés par des instruments : le chant rythmique entièrement libre est complètement au premier plan.
Le violon accompagne les lignes chantées avec des bordons de deux notes en va-et-vient et des courses agiles entre les lignes. L’étrange style d’accompagnement soulève des questions.
Victor Franceschini, chef du groupe folklorique Sirinata Ajaccina a déclaré que le violon a été introduit en Corse pendant la période napoléonienne. Les soldats du centre de la France (Auvergne, Berry) avaient introduit l’instrument et avec lui un style de musique, issu de la vielle, de la région dont ils étaient originaires : d’où le tambourinage dans ce style de violon. Avant cela, il n’y avait pas de violons en Corse.
Cela ne semblait pas convaincant, car il n’y a pas de pièces de vielle ou de violon du centre de la France qui puissent être comparées à la currente corse. Une autre hypothèse est suggérée : peut-être que le style musical du cetera, très populaire avant l’apparition du violon, a été transféré au violon. Malheureusement, il n’y a aucune preuve du style de jeu sur le cetera corse, et donc la possibilité d’une comparaison82 n’est plus possible.
 
81 Concernant la currente, voir aussi Leydi, Disque Albatros VPA 8082, Italia, vol. 1, Kommentarheft, p. 6, détails pour le morceau A 4.
82 Le style de violon courant dans lequel les pièces de danse du XIXe siècle étaient jouées cuntradanza (quadrille), valses, polkas, marches, schottische (scottish), est similaire à celui pratiqué par les violonistes populaires dans toute l’Europe. Il existe un beau parallèle italien au style corse, Le Chant du Monde, records 74388-D, A 7 ; Albatros VPA8103, B 8, Ballo du Piémont), mais plus récemment on trouve aussi des exemples français (Le Chant du Monde records LDX 74635 et 74687).
 
Chants d’hommes                                               78
 
Une réponse semble venir d’un tout autre côté, à savoir des enregistrements sonores d’asturianades, chants asturiens avec gaïta, c’est-à-dire avec accompagnement de cornemuse. Le style musical de ces chants est similaire à celui des tercets corses, tandis que la partie de cornemuse présente une ressemblance frappante avec la partie de violon de la currente corse. Cela suggère qu’il s’agit d’un style de cornemuse qui a été repris par les violonistes lorsque leur instrument a remplacé les anciennes cornemuses de l’île. Il n’est pas possible de savoir, pour l’instant, si cette hypothèse pourra être étayée par des preuves.
À ce propos, une note courte et originale de Pastoret (II, 276 et suivants) peut être intéressante. Voyageant en Corse en 1836, il a trouvé à Antisanti, un petit village pastoral de la région de Vezzani, un soldat hongrois qui, 40 ans auparavant, avait été prisonnier de guerre et n’avait emporté que son violon. Il s’était installé en Corse. Ce musicien a joué Vive Henri IV en l’honneur du Comte de Pastoret. Ensuite, il est dit (281) :
« Après notre air national, nous eûmes quelques airs du pays, exécutes soit à une, soit a deux voix, avec un accompagnement que le violon revêtait d’une énergie toute particulière. Les paroles, autant que je pus les entendre, ressemblent assez aux églogues de Grèce ou de Sicile ... .
(282 f.) Ces chansons, tantôt a une, tantôt k deux voix, sont fort longues, chantées de la voix de tête la plus élevée, avec des cris aigus qui n’ont aucune mélodie; mais elles sont vives, animées, expressives même ... »
Cette description de la musique pourrait facilement être appliquée à la currente. Je rappelle que Mathieu Ambrosi mentionne un vieux violon à trois cordes qui, avec la guitare, était utilisé au XVIIe siècle pour l’accompagnement des chants (1935 : 39). Selon Arrighi, le violon était un instrument populaire pour l’accompagnement des danses au XVIIIe siècle (1970 : 245). Il est évident qu’il n’a pas été introduit par les soldats français au XIXe siècle. Il est possible qu’il ait longtemps été en concurrence avec la cornemuse et le cetera avant de supplanter complètement ces deux instruments vers le milieu du siècle dernier.